Entamer la lecture d’un livre de Thomas Pourchayre, c’est accepter de ne pas s’attendre à un genre précis, de ne pas exiger une délimitation stricte de l’acte d’écriture. Avec cette Tentative de lutte contre l’infini quadrillage du monde, l’auteur franchit même un pas supplémentaire dans cette direction, puisque cette « ode à la divergence » (je cite le sympathique envoi qu’il a rédigé sur mon exemplaire) pourrait tout autant être qualifiée de recueil de poèmes, de recueil de nouvelles ou de roman par fragments — entre autres. L’ensemble s’ingénie exactement à brouiller les pistes, pour ne pas faire du monde qui nous entoure un simple échiquier où noir et blanc alternent, monotones. Quatre-vingt-deux chapitres, appelons-les ainsi par commodité, développent ainsi chacun une historiette plus ou moins courte autour d’un thème commun : la porte. Cette « horde de portes », loin de s’en tenir à l’évident passage d’un endroit à un autre, s’attache plutôt à conter les « inégalités du chambranle », les entre-deux infinis qui font qu’on décide ou pas de rester sur le seuil. On y observe le monde scrupuleusement à travers le rectangle quasi magique de l’encadrement. Pas étonnant que figure à la fin, dans un collage conclusif, le « rectangle des Bermudes »… Surréalisme et fantastique font bon ménage dans ces micronouvelles toujours bien troussées, écrites avec précision et entrain. « On dit que la porte parlait, avant. D’une belle voix de chêne, la fibre épaisse et sablée » : bien sûr, la porte s’invite au bal des personnages loufoques, tout comme l’obscurité elle-même, ou cet homme dont le testament est explicite : « Ses copains dégondèrent la porte sur rue et la porte sur jardin. Ils en firent le couvercle et le fond de son cercueil, le premier peint en blanc, le second en noir. » En réduisant petit à petit les filets de lumière qui filtrent à travers plusieurs portes successives, on obtient « un rayon de soleil tout frêle, tout seul et miraculeux ». Tentative de lutte autoproclamée, ce livre est presque aussi une tentative d’épuisement — il regorge de références littéraires, évoquons donc Perec ! — du thème de la porte : « Balayer devant sa porte, quand il y a un paillasson, c’est comme frotter deux hérissons dos contre dos. » Méticuleux dans son style, Thomas glisse également quelques mots désuets (« Va fumer ta sale cigarette dehors ! qu’elle a jaspiné ») et surtout des termes bien lyonnais (« les sicotis familiers de la cuisine », « Six mois de spectacle bien canant au bas mot »), comme pour ancrer dans un terroir ses portes qui pourraient au fond être universelles. Un « Discours du dictionnaire » arrive d’ailleurs à la fin d’un fil narratif intercalé entre les 82 chapitres ; celui-ci, tout en encadrés typographiques, voit un radar interpeller lecteurs et lectrices sur leur localisation. Mais celle-ci ne saurait être précise, les seuils sont aussi faits pour ne pas être franchis, les portes sont aussi faites pour être collectionnées : « Et je profite de ce qu’elles sont libres de gonds pour les entraîner à se tenir droites toutes seules », nous dit un personnage. On est naturellement tout disposé à valider cette tentative de ne pas réduire le monde à la simplicité, grâce à ce drôle de volume. « Il se trouve ainsi des êtres pour s’adonner à des missions étranges et à des ouvrages obstinés, desquels il ressaute des jouissances troubles, peut-être pas si infimes, sur les rivages des joies et des plaisirs communs. » Bel autoportrait de l’auteur.
Thomas Pourchayre, Tentative de lutte contre l’infini quadrillage du monde, éditions Abstractions, ISBN 978-2-37792-197-3
Les « chapitres » 11 et 59 en audio :