Mot-clé - Béatrice Machet

Fil des billets

mercredi 28 août 2024

Rafales

« Pour les Indiens d’Amérique, l’hiver est / la saison des histoires. Car il suffit / d’écouter le vent. Il est la mémoire de / ce territoire. Il l’a balayé tant de fois. » Et voilà que Béatrice Machet, traductrice infatigable des poètes autochtones d’Amérique, se met en quête des quelque cinquante rafales qui composent ce recueil, un mélange de récit de voyage dans la région des Grands Lacs et de spiritualité, un véritable bouillon de culture et de langues indigènes : « S’engouffrant par le nord / les vents ont enseigné leurs langues / aux Algonquins. » Tout ici respire la rive, se met à l’affût « du rose dans les ondulations » des lacs, longe les berges pour en tirer les contes et légendes ancrés dans les lieux : « Bruissements légers en lisière de plage. / Caresses et murmures. Promesses / venues de temps immémoriaux. » Car dans Rafales, c’est le temps long que l’on contemple. La mémoire affleure de l’eau qui caresse encore et encore le rivage, par-delà la grande eau salée aussi, au point que des réminiscences bretonnes se font jour dans l’esprit de la poétesse. Son « identité tribale » à elle aussi se dévoile. Alors, les mots de la finis terrae européenne viennent se mêler aux mots de la nation Anishinaabe, qui parsèment le livre comme autant de petites pierres apportées à l’édifice de l’hommage — car il est question ici aussi de dépossession des terres ancestrales. « Provoquer le vent. Le défier à la course » : ces rafales aux intonations chamaniques, où « le cuivré du couchant / Qui titube d’une rive à l’autre » éclaire d’une lueur aiguisant le regard, nous caressent et nous emportent tour à tour. Clin d’œil à un précédent recueil (Tourner. Petit Précis de rotation), constance dans la construction, Béatrice lie également son exploration américaine à l’obsession du cercle : « Circularité : on ne voit pas le temps passer / mais sa façon de reculer au fur et / à mesure que je marche. » Sans cesse, elle parcourt le paysage à la recherche de ce qu’il peut lui dire, nous dire. Sa langue contient la simplicité des légendes et la poésie des grands espaces, accrochée qu’elle est à des peuples et des idiomes pour qui la poésie est essentielle. L’autrice est allée y chercher le souffle. « D’où la nécessité du vent. Tout est lié. »

Béatrice Machet, Rafales, éditions Lanskine, ISBN 9782359631265


Extrait audio :

vendredi 11 novembre 2022

Tourner. Petit Précis de rotation

Si le titre de ce recueil est un clin d’œil revendiqué à Cioran, selon la quatrième de couverture, il m’a aussi fait penser à Perec, puisque l’ouvrage pourrait constituer une tentative d’épuisement des acceptions et des expressions liées au verbe tourner. On y avance comme lorsque, enfant — et pourquoi pas adulte, je le confesse —, on lisait le dictionnaire tel un roman, puisant dans les définitions l’incroyable aventure de la vie vécue par les autres. Ici, bien entendu, il s’agit de poésie, plus exactement de poésie rythmée, sonore (l’autrice ne cite-t-elle pas Tarkos ?) ; les mots s’y entrechoquent comme « une double hélice folle dans un espace virtuel d’auto-engendrement ». « Parce que venus au monde on tourne », tout simplement. Et avec ce verbe tourner, les significations abondent. Béatrice Machet, après un… tour de la question, nous le rappelle d’ailleurs à la fin : « Tourner est plus que tourner / et les différentes acceptions / les plusieurs sens du mot / se rassemblent en un concept entre suspens et chute / qui fait du temps une affaire de cycles / qui fait des souvenirs un manège du temps présent ». Et nous en serons passés par une visite vertigineuse du monde à la lumière crue du vocabulaire, celui de l’esprit mais aussi celui, bien réel, des tourments actuels, tournant « le dos à la guerre », égratignant l’extractivisme : « On tourne on vrille on extrait on carotte on forage. Et si rien alors sables bitumineux feront l’affaire. » On se souviendra que Béatrice est une traductrice infatigable de la poésie des peuples autochtones américains : ceux-ci se voient lésés de leurs droits dans nombre de projets d’exploitation des hydrocarbures. Le recueil ne tourne pas autour du pot, donc, et ne rechigne pas à se coltiner avec le plus dégoûtant des réels. Mais il virevolte aussi de phonèmes rêveurs, les secoue, les tord, extrait des acceptions les excitations et des dictons les bonds en avant. Ça cogne dans la langue, ça fuse de toutes parts. On reconnaît au passage des citations, détournées pour coller au verbe choisi, telles ces « roquettes de la vérité […] bien mal embouchées ». Le fond et la forme se tournent autour : « Narcisse et son spin interne. Plus on tourne et plus on est philosophe. » Et plus on est poète, assurément. En tournant les pages, la sensation de vertige — au sens d’ivresse de la découverte — s’affirme. Et l’habile polysémie pratiquée par la poétesse, tantôt rageuse, tantôt contemplative, ne nous quitte pas un instant : « On tourne parce que le monde est révolution. »

Béatrice Machet, Tourner. Petit Précis de rotation, Tarmac éditions, 70 p., ISBN 979-10-96556-43-4