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vendredi 1 décembre 2023

Poèmes pour les p’tits (qui savent lyre)

« Quand un grand-père poète écrit pour sa petite-fille, celle-ci dessine ce que les textes lui inspirent et cela donne un livre plein de poésie et de tendresse », nous annonce la quatrième de couverture. Tendresse au programme, poésie pour la jeunesse : et si on n’en parlait pas assez ? Car il y a bien, loin des expérimentations et des formalismes, une poésie vivante, bruissante, multiple, simple mais surtout pas simpliste pour la jeunesse, en témoigne aussi la parution régulière du magazine numérique Gustave junior. Ici, Yves Boudier, qui s’avoue « sensible à la poésie lyrique », se pose pour ses lectrices et lecteurs « qui savent lyre » — parce que s’ils et elles ne savent pas lire, en vérité, il y aura bien quelqu’un qui le fera à haute voix pour leur plus grand bonheur… — en observateur de la vie dans ses composantes naturelles. L’eau, le feu, l’air, puis la graine ou l’œuf se voient consacrer de courts poèmes d’une page à la structure similaire : « L’eau // n’est pas / une goutte / n’est pas / une averse / n’est pas / un grêlon / n’est pas / une flaque », et ainsi de suite, alternant noir et bleu dans les vers, concluant toujours par « c’est la vie ». Leçon de vie scandée qui ne pourra que plaire à un public tout acquis à la répétition ; poésie descriptive de l’environnement immédiat des plus jeunes, où le corps, le jouet, et autres objets ou concepts à hauteur d’enfant s’invitent en 24 petites pages. Mais qu’est-ce que la vie, demanderont les plus sagaces ? Le grand-père lyrique, bon prince, leur offre un dernier poème qui la célèbre, où les « n’est pas » se transforment en une litanie de « c’est ». De quoi terminer en beauté avant de recommencer, comme c’est la tradition pour les livres qui charment à cet âge. Les illustrations enfantines de Blanche Pisani complètent habilement cet opus qu’on souhaite que les parents lorgnent à l’approche des fêtes. Il n’est jamais trop tôt pour se mettre à la poésie.

Yves Boudier, Poèmes pour les p’tits (qui savent lyre), éditions Lanskine, ISBN 978-2-35963-120-3

lundi 3 octobre 2022

L’Expe(r)dition ou les Aventures d’un marin de qualité

Est-ce parce que, pour la plupart d’entre nous, il restera un fantasme inaccessible à la saveur glacée d’aurores boréales ? Toujours est-il que le détroit de Béring paraît affûter l’imagination et que deux de mes lectures récentes semblent le confirmer. Si l’objet de cette chronique est d’abord L’Expe(r)dition ou les Aventures d’un marin de qualité, je m’en voudrais de ne pas mentionner Ici, la Béringie, de Jeremie Brugidou, paru aux éditions de l’Ogre. Dans les trois temporalités du roman, on se trouve transporté il y a 10 000 ans, à l’époque soviétique et vers 2050. La prose est géographique, chamanique ; elle restitue l’ambiance du détroit au fil du temps et pose, ce faisant, un diagnostic de séparation fatale entre humains et reste de la planète, résolument antispéciste. Ce Beringia Park avec des animaux reconstitués par clonage, ce pont en construction censé relier les deux continents, tout converge depuis l’aube de l’humanité vers une société technologique aveugle. Pourtant, de mystérieuses spores semblant assurer le passage à travers les âges vont aider les autochtones et la narratrice de la partie qui se déroule dans le futur à contrer cette inexorable évolution. Ici, la Béringie est un roman hypnotique qui se rattache aux littératures de l’imaginaire et bénéficie d’une écriture soignée, avec une attention particulière au lien. Lien entre autres qui nous unit, nous êtres humains, avec l’ensemble de la planète, et que nous avons parfois tendance à oublier.

Mais revenons donc à Martin Saint Hilaire. On cherchera vainement trace de cet auteur des Lumières dans les bases de données de référence. Est-ce parce qu’il « serait à l’origine de la mise en scène de sa disparition de notre académie littéraire », comme mentionné sur le rabat de la couverture ? C’est en tout cas à la ténacité d’Yves Boudier qu’on doit la publication de L’Expe(r)dition ou les Aventures d’un marin de qualité. Le poète et président du Marché de la poésie signe l’avis au lecteur, les notes, les épigraphes des différents chapitres et la bibliographie de ce récit de voyage pas comme les autres. Car si cette relation du périple de Vitus Jonassen Béring, qui donnera son nom au détroit qu’il redécouvrira après Simon Dejnev, constitue une chronique maritime somme toute assez classique au premier abord, bien des éléments narratifs le rendent particulier. Tout comme le mystère de son manuscrit, jamais publié avant cette édition et pourtant connu de Daumal, Cendrars ou Perec. Ce qui explique peut-être ce titre si peu orthodoxe pour le XVIIIe siècle : l’un des auteurs facétieux par les mains duquel les feuillets sont passés aurait jugé bon de transformer l’« expédition » en « perdition », par un procédé littéraire pour le moins anachronique.

Un des éléments narratifs particuliers évoqués ci-dessus est justement l’anachronisme : dans presque tous les chapitres figurent certes des citations d’auteurs anciens déjà du temps de Martin Saint Hilaire… mais aussi des dialogues, des phrases qui apparaîtront telles quelles dans des œuvres d’auteurs actifs jusqu’au XXe siècle. Plagiat par anticipation ou manuscrit inspirant passé en catimini d’auteur en auteur ? D’autant que Saint Hilaire s’accorde certaines libertés historiques lors de sa narration. Au service de la littérature, sans conteste : cette rencontre dans les parages de l’île Saint-Laurent entre Béring, Cook et Bougainville a de l’allure, assurément ! Ce caractère particulier de texte prophétique est souligné avec rigueur et concision par Yves Boudier dans ses notes, pour que la bizarrerie de l’objet n’échappe pas au lecteur. Tout comme les épigraphes choisies pour chaque chapitre accentuent l’originalité de la démarche. Quelquefois, on pense à un manuscrit retouché par d’illustres successeurs — certaines tournures sonnent plus modernes que les Lumières —, comme si Saint Hilaire n’était que le premier maillon d’une chaîne littéraire, dont le dernier serait cette publication sous l’égide d’un poète érudit.

Au-delà, les tribulations de Béring contées dans L’Expe(r)dition ou les Aventures d’un marin de qualité rendent bien l’atmosphère brumeuse d’un détroit de légende, mêlant strict vocabulaire nautique à des épisodes plus oniriques, relevant comme dans le livre précédemment évoqué d’un certain chamanisme. On vibre aux aventures d’un explorateur présenté sous un jour moins austère qu’une biographie ; on s’étonne des coïncidences et du bousculement de la chronologie littéraire de certaines phrases. La collection « La bibliothèque » des éditions La Rumeur libre entend livrer des « clins d’œil par-delà les périodes historiques et les cloisonnements des genres littéraires » : le contrat est ici intégralement rempli. Tant le marin que l'ouvrage sont de qualité.

Martin Saint Hilaire, L’Expe(r)dition ou les Aventures d’un marin de qualité, édition établie par Yves Boudier, La Rumeur libre, ISBN 978-2-35577-217-7
Jeremie Brugidou, Ici, la Béringie, éditions de l’Ogre, ISBN 978-2-37756-104-9