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mardi 1 juillet 2025

Ptérodactyles. Logistics : The Extend

Épousées par l’écorce, voilà un nom en forme de programme pour cette jeune maison d’édition qui entend associer le phloème — tissu conducteur de la sève — au poème, les images aux mots : chaque ouvrage, à l’ample format soigné, est une rencontre entre artiste et poète. Pas forcément une collaboration, mais en tout cas une juxtaposition productive de deux œuvres à part entière, que la fusion de deux titres matérialise sur la sobre couverture. Aux Ptérodactyles d’Étienne Vaunac répondent donc les illustrations numériques Logistics : The Extend de Grégory Chatonsky. Celles-ci montrent des corps bizarres, qu’on croirait mutants ou mutilés, aux membres incomplets, inexistants, voire fantaisistes. Les teintes bleu et violet créent une lumière irréelle où la familiarité — on reconnaît des corps humains — le dispute à la perplexité. Des couleurs et une impression d’étrangeté qui, même si c’est là le hasard de la mise en commun de deux travaux distincts, caractérisent aussi les poèmes. De ptérodactyles, on ne verra pas le bout des griffes. Mais c’est tout un bestiaire qui s’invite page après page : « comme les chamois / nous nous déplaçons dans notre propre corps / cramés par l’été jusqu’à la transparence ». La langue d’Étienne Vaunac use volontiers de mots rares et précieux, les associant aux êtres vivants dans des images qu’on ressent comme des messages codés, telle cette « ptôse que forme le guéret avec la démonstration de mon doigt ». Oiseaux, fourmilions, chauves-souris, tardigrades, tamanoirs, sauterelles, jusqu’au « gisant mandrill » parcourent ainsi avec mystère les vers de cette « forêt déliée / de ses chênes ». Rien de bucolique cependant, puisque aussi « des traders font la queue devant des planches terreuses » ; on les imagine bien effectuant leurs « cotations tropicales », alors que « les torchères crépitent dans des réacteurs nucléaires / tirés à quatre épingles ». Transpalettes et tractopelles sont également de la partie. Que faut-il comprendre ? Qu’il s’agit d’une célébration, au moins. Que le poème sort de son écorce pour dessiner un monde de dinosaures oubliés, d’époques et de mots perdus qui reviennent à la lumière. Il y a certes une contrainte, mais elle échappera sans doute à qui n’est pas habile latiniste (aux dires de l’auteur !). Quand bien même, on déguste l’élégance érudite des images, les « amibes de l’impéritie » avec d’autant plus d’intérêt que les poèmes sont adressés à un « tu » qu’on découvre féminin, qu’on soupçonne, aux « châteaux de tes seins dénoués » d’être une amante. Ainsi progresse-t-on dans un recueil à clefs qui célèbre la nature et l’amour, la nature de l’amour : « c’est fête exclue de tes tempes / entre tes troncs le foin que détrempe le soir ». Parmi les « chiralités » des titres inventifs et réjouissants, « écartée dans les fentes » rejoint à la fois l’érotisme et le nom de la maison d’édition : ces « noces drainées avec la miséricorde » seraient-elles celles de la poésie, de l’art, de la nature et de l’amour ? Peut-être bien : « il est prudent de dire / qui l’on aime et de qui / l’on est aimé ». On ne peut qu’approuver ce programme, d’autant que l’objet livre est superbe.

Étienne Vaunac, Grégory Chatonsky, Ptérodactyles. Logistics : The Extend, Épousées par l’écorce, ISBN 978-2-9585528-5-5


Deux poèmes en extrait audio, « que la triste aphélie » et « la part de sporanges » :

mardi 24 juin 2025

Joies

J’avais remarqué (entre autres choses fort intéressantes) l’écriture poétique de Paideia, dernier roman de science-fiction de Claire Garand ; aussi me suis-je réjoui de lire sous la plume de Claude Vercey, pour Décharge, que l’autrice publiait un recueil de poésie. Dans Joies, elle propose cinquante poèmes courts et crus — assortis de quelques interludes plus lyriques — qui constituent autant d’instantanés où se développe une émotion mise en mots. On y trouve de petites joies quotidiennes, certes, mais la saleté subrepticement s’immisce, comme lorsque la poétesse attrape enfin un mot qui ne sort pas : « Il résiste / Je tire / Le sors en triomphe / Au milieu des vomissures ». On y lit des joies carrément masochistes aussi : « Prenez cette chaise / Attachez-moi / Liez-moi les mains / Dans le dos / Les pieds aux pieds / Braquez-moi la lumière dans les yeux ». Joies (pas si) sages, joies (franchement) perverses, un inventaire s’offre à nos yeux ébahis. « Dos contre la prairie / Je m’accroche aux herbes coupantes / Un caillou me blesse la lombaire / Je serre les dents / Corps tendu sous l’effort / Pour ne pas tomber / Dans les yeux du ciel » : dans le recueil, la « beauté puante a les yeux vitreux », la cruauté s’invite, la souffrance également. Les joies s’y conçoivent comme un éventail de sensations fortes où l’humour noir contre-balance les potentielles douleurs du corps ou de l’âme. Contrepoids tout autant, ces vers en italique qui échappent à la numérotation et déploient un lyrisme de contraste : « Sous les deux horizons / Du cosmos vergé / S’avance ma voile / Ô vent gonfleur de vessie, / Enlève les plis et les bosses / De ma lanterne somptueuse ». Le souffle d’exclamations, d’interrogations, d’un vocabulaire recherché vient ainsi mettre en pause le langage direct et percutant des cinquante textes numérotés, langage qui pourtant reprend bien vite ses droits. Une sensation de lapin pris dans les phares se dégage, une accoutumance à ces strophes qui secouent, qui agrippent, qui montrent de la joie une vision aussi holiste que troublante. L’autrice explique dans un poème qui pourrait bien ressembler à une note d’intention qu’elle « explore le laid / Comme un termite le bois ». Ses si singulières Joies sont autant de méticuleuses prospections sur une ligne de crête entre plaisir et tourment, là où sévit « À chaque pointe d’épingle / le démiurge de son univers intérieur ».

Claire Garand, Joies, éditions La Tête à l’envers, ISBN 9791092858723


Trois poèmes en extrait audio :

mercredi 11 juin 2025

Morosités

Après un premier recueil singulier, L’Oiseux, on avait envie de suivre Victor Rassov dans ses aventures poétiques. Voilà qui est désormais possible avec ce nouveau livre, où l’auteur se fixe une contrainte de six vers libres commençant par « On », utilisant souvent rejets et contre-rejets pour instaurer un rythme saccadé. Le choix d’un pronom neutre et indéfini est évidemment pensé en adéquation avec le thème que le titre dévoile. Dans une réalité aux contours flous, c’est en effet un petit traité de l’humeur morose qui nous est offert : « On n’entend plus / que la poussière. / L’espoir a dilapidé / le matin. / La joie / est jaune. » Avec des images cinglantes et « un fond de transe / un peu / atroce », Victor Rassov déroule en quelque 70 pages un flux de pensées « par apnées successives », qui tranche vif dans l’allégresse. Si l’on s’y console, c’est « entre chien et chien / à cette heure où paraît / la forme courroucée des choses » ; la volupté consiste à palper « la panse impossible / du poulpe ». La nature, la faune sont ici bien loin de la fonction apaisante qu’elles revêtent dans tant de poèmes classiques ou contemporains : « On prend peur à l’idée / d’une mésange. / À l’idée du pincement / continu qu’elle inflige / aux cœurs / creux » ; « On se fait / casser / quelque chose comme la gueule / au détour d’une ruelle / par un / papillon blanc. » Évidemment, lorsque les vers tirent en permanence « le golem par la queue », quand « on crache à la vieille gueule / de la lune cette / éternelle nuée de poncifs / tussifs » (notons que le poète ne manque pas d’humour noir charbon !), le danger est grand de sombrer dans une sinistrose assistée par recueil. Pourtant — est-ce là un effet de la concision du texte, qui sait s’arrêter quand il n’est pas trop tard ? —, si l’on se prend à lier les poèmes de Morosités à des pensées funestes, contextes social et international obligent, on referme le livre plutôt satisfait de notre condition… par contraste. Celui-ci est donc, empruntons une dernière fois les mots de Victor Rassov, « à / marquer / d’un vase canope ».

Victor Rassov, Morosités, Le Cadran ligné, ISBN 978-2-493603-07-4


Un extrait audio (six poèmes) :

mercredi 4 juin 2025

Les Œuvres liquides

Parcourant Les Œuvres liquides, je me suis interrogé sur les raisons pour lesquelles j’ai si peu parlé de l’œuvre de Pierre Vinclair ici même, alors que j’ai pourtant lu une grande partie de ses recueils ou essais. Il m’apparaît que le format de la chronique-minute est, en l’occurrence, la barrière à des recensions plus fréquentes : comment en effet rendre justice au foisonnement des livres de Pierre avec un nombre de signes et un arsenal typographique volontairement limités ? Question légitime, que Claude Vercey, pour le site de l’ex-revue Décharge, semble s’être posée également… Mais il ne faut pas rechigner devant un exercice périlleux, et il est temps de réparer cette omission. « je prends des notes tel un Polaroïd low- / cost dans un couloir ombreux » : pour quoi faire ? Le poète, en plusieurs endroits du recueil, le confesse bien volontiers : « les gens que nous aimons / disparaîtront / aussi / la plupart sans laisser de livre où les entendre rire ». Alors, même si le poème « est gras et ne produit que salissures épaisses sur le cahier », il s’agit (entre autres, on le verra) de consigner dans un volume (sachant que celui-ci représente le deuxième d’une tétralogie commencée avec L’Éducation géographique) les portraits de personnes aimées, admirées, remarquées, qui ainsi survivront tant que le papier ou sa numérisation survivront — aux personnages réels du livre la vie (quasi) éternelle, quel cadeau ! On aura noté que les pages contiennent à la fois des portraits (Benjamin : « Quand il dit poulailler, association / et trésorier, le ciel se met à caqueter ») et des réflexions théoriques qui peuvent faire office de mode d’emploi ; joyeux mélange que Pierre complète par des indications géographiques, scientifiques, littéraires. Pour lui, tout doit pouvoir rejoindre le poème « sans déclencher / les ricanements des clercs de l’histoire de la poésie ». C’est ainsi que le recueil crée un maelström de vers obéissant souvent aux contraintes les plus diverses, faisant de surcroît poésie de la révélation de celles-ci : «  Je pense à la prose de Genet / dont j’ai acquis un volume des romans pendant ta sieste, / au lieu d’accumuler des tercets hasardeux par trentaines de mots ». Même si l’on peut rapidement ressentir un vertige devant la virtuosité de l’écriture — ainsi que devant le flux et le reflux d’une pensée poétique qui s’amuse à se préciser devant nos yeux — coule, telle une évidence, un fleuve majestueux dans cette succession de jeux sérieux. Il s’agit du Rhône, dont le poème épique « L’Amour du Rhône » baigne les berges du livre, comme il traversera les quatre volumes de ce projet au long cours intitulé Encadrements. On suit le cours d’eau en divers endroits, sous diverses formes versifiées, témoin ces « rails s’enfonçant / depuis les rives de la langue / à l’eau mêlée », à la confluence de celui-ci et de la Saône, renommée « confollence » et investie d’une importante charge érotique : « Ève à péniche / pénis flottant d’Adam / et sensibilité de serpent / à la syntaxe / dont l’œuvre d’amour fait l’union / articulée des choses ». Amour physique, amour tout court, amitié font bon ménage dans ces quelque 300 pages, qui passent comme le courant et charrient à la fonte des glaciers de strophes des mots parfois d’humour, souvent narratifs, à l’occasion lyriques (et naturellement politiques, dans un autre « fil narratif »). Tel le portrait du livre en liquide, faisant écho à ces multiples textes où Pierre rend également compte de ses émotions devant des tableaux à Londres, New York ou Vevey. Pas moyen de s’ennuyer, tant la verve et le verbe se stimulent mutuellement. Et la poésie fait œuvre de souvenance : « l’eau qui nous avala / sans mémoire // coule dans ce livre ».

Pierre Vinclair, Les Œuvres liquides, éditions Flammarion, ISBN 9782080466204


Deux poèmes en extrait audio :

vendredi 30 mai 2025

Des figures et des corps

La poésie de Murièle Modély est toujours ancrée dans la chair. Aussi n’est-il pas surprenant que ce recueil s’ouvre sur une souffrance, par l’évocation d’un curieux syndrome dont le médecin consulté s’obstine à répéter qu’il est dans la tête. Et pourtant : « les crabes sont ces monstres qui n’en finissent pas / de grignoter la joie — leurs yeux / à facettes plantés / sur les fanes / de ta poitrine ». Décrire la douleur lorsque « la maladie de vivre n’est pas franche » n’a rien d’une sinécure, mais, après tout, la poétesse n’a-t-elle pas comme il se doit la maîtrise des mots, des métaphores ou des comparaisons ? « Tu vois dans la transparence / de torses fragiles d’autres bêtes flotter : / elles toquent doucement et cela fait / comme des bulles d’eau qui explosent / sourdement quand elles remontent à la surface » : alors que des « araignées agiles / […] se faufilent et impriment / tous les espaces blancs », on s’interroge avec elle sur cette douleur lancinante et étrange. Lui succède cependant une douleur bien identifiable liée au deuil. À l’enterrement de son père, « le cercueil glissait / doucement le long des cordes / serrant un nœud coulant / sur [sa] langue », dans des poèmes où la figure de style laisse place à plus de narration, plus de faits d’emblée tangibles. Et ce qui devait arriver arrive : « Chaque mot écrit, au funérarium / chez le notaire, à la mairie / efface de sa petite éponge / administrative et crasse / toute possibilité de poème ». Des figures et des corps nous propose ainsi le journal a posteriori d’un double deuil, celui du père et celui de la poésie, laquelle ne veut plus naître dans un monde de douleur. Après le décès, « on ne sent sous les doigts / que les croûtes de pensées / les cellules mortes des mots / amenées à tomber » ; les mois — les années, même… — passent, et « en grattant un peu, le mort perd / son r et ravive la langue d’un petit e / que le mot soit la motte de terre jetée / un matin tôt sur le cercueil du père ». Lentement reviennent les phrases, qui se mélangent dans une dernière partie intitulée « Points de vue », où le regard de l’autrice s’attarde sur les autres et leur octroie son inspiration retrouvée. De la femme dans le métro « qui tient dans ses bras / un ours blanc / énorme » à l’homme invisible qui, encore arrêté au feu qui vient de passer au vert, « perçoit soudain / le battement infime / des vers filaments / coulant de ses rétines », en passant par la femme « qui a coincé le coq entre ses cuisses » pour l’égorger, Murièle reprend goût à la poésie et écrit les saynètes tragicomiques de la vie qui continue. Pour que « les mots se rétablissent », il aura fallu « Laisser les morts marquer d’un jet acide leur territoire ». La poésie se nourrit de douleur et de vie.

Murièle Modély, Des figures et des corps, éditions Tarmac, ISBN 979-10-96556-88-5


Un poème, « La fille au baiser », en extrait audio :

lundi 26 mai 2025

point invisible

« je tends des cordes des linceuls / me soufflent de la rouille sous les paupières des machines à coudre / là-bas dans les cours d’oradour sur glane » : après une visite au village martyr d’Oradour-sur-Glane — où la vue de vieilles machines à coudre dans les ruines des bâtiments l’a marquée —, Ulrike Bail a conçu l’idée de ce recueil, qui entre-tisse les mots de la couture avec ceux de la mémoire, « contre la dévoration omniprésente du temps ». La poésie pourrait être imaginée parfois comme l’art de relier les mots ensemble, de les coudre, voire de les raccommoder au réel ; la poétesse luxembourgo-allemande prend ici cette définition au pied de la lettre, usant d’un vocabulaire spécialisé tel d’un creuset pour ses poèmes où « les mots encordés tanguent / et tanguent jusqu’à la phrase suivante ». Tout en minuscules, elle nous guide entre point de croix, point de surfilage ou bords engloutis, afin de lier de métaphores l’univers sémantiquement riche de la couture et le vaste monde : « quelle surpiqûre sépare le rivage de l’abîme / la dune est fragile ». Fragile, oui, diaphane par moments comme un fil de soie, son écriture au rythme lancinant, à la veine minimaliste convoque les aiguilles du souvenir autant que celles qui percent le tissu — ou les doigts jusqu’au sang. Le point fourrure est l’occasion d’évoquer la souffrance animale, en l’occurrence celle des visons : « les fermes à fourrure les récoltes de pelage les sols grillagés / les mots souillés d’excrément tombent entre les barreaux ». Toutes les formes de souffrance se déploient à partir de cette vision initiale d’Oradour, accolées à ces mots de la couture qui les font poindre. La traduction de Ludivine Jehin et de Jean-Philippe Rossignol garde la qualité incantatoire de la langue allemande d’Ulrike, tout en proposant ces infimes variations qui font des vers transposés des poèmes français à part entière. À coup sûr un défi, relevé de bien belle manière. On ressort de ce recueil avec des fils plein la tête, de l’empathie pour le monde aussi… avec en tête le futur souvenir « cousu durablement comme si l’on pouvait / laisser filer le monde à jamais ».

Ulrike Bail, point invisible (wie viele faden tief), traduit de l’allemand par Ludivine Jehin et Jean-Philippe Rossignol, Blancs volants éditions, ISBN 978-2-9594828-0-9


Un poème, « textile » en extrait audio :

jeudi 22 mai 2025

Les Polders du printemps 2025

Une rubrique désormais semestrielle sur ce site ? Pourquoi pas… En tout cas, voici, après l’évocation des deux parutions Polder de l’automne dernier, celle des deux nouveautés de ce printemps.

« Je pose mon verre / et j’entre / en magie » : dès le début du recueil et le poème « Déprise », le ton est donné. Il s’agit ici, pour Élise Feltgen, de se détacher de la morne réalité du « printemps en février » pour imaginer d’un esprit joyeux et poétique un monde alternatif, où « nous hurlerons de joie pendant 28 siècles ». Lâcher prise, pour utiliser un vocabulaire à la mode ; mais la langue de la poétesse est bien plus subtile : « le moelleux du matin / amulettes quotidiennes / nos présences vacillantes contemplent avec effroi les montagnes de violence qui nous ont constituées ». S’« il n’est de poésie que quotidienne », alors celle-ci apporte l’émerveillement, se demandant avec ingénuité — car il faut de l’ingénuité pour habiter ce monde parfois malade — « par quel miracle mon pied droit est posé sur mon pied gauche ». Le corps, en effet, parcourt les textes comme support physique du poème, tandis que l’extérieur, la nature donnent du grain à moudre aux figures de style. Le regard se fait à la fois introspectif et empli d’empathie pour le vivant qui nous entoure : « je suis un corps-sirène / perméable à tous vents / sensible à l’ancolie, l’ortie et l’escargot ». Fantaisie et rêve, corps célestes et corps physique se mêlent un instant à la lecture, pour que restent à la fin « seul le vent léger, très léger / et l’odeur des pivoines ».

Élise Feltgen, La fenêtre est restée ouverte, no 205 de la collection Polder, ISBN 978-2-35082-602-8

En lecture audio, le poème « Calamités » :

 

 

 

« Fissures comme des cicatrices glisser les doigts le couteau faire tomber les strates l’enduit soufflé » : le deuxième Polder de ce printemps prend le contrepied de son confrère en s’ancrant dans la réalité. La peintre en bâtiment qu’a été Charlotte Minaud s’y livre à un récit en prose poétique de son expérience, où le blanc des murs alterne avec le noir des pensées. « Je ponce. Je pionce. Je pense. Je panse » : en phrases courtes, en phrases chocs parfois, l’autrice dissèque la vie de chantier, ses « produits qui sentent fort », « Et puis le dos toujours. Douleur sourde. Comme un point de côté », avec une lucidité qui annihile l’idéalisation. On pense au tout récent Polder 203, Chantier, d’Elsa Dauphin ; dans Murs/Fragments de chantier, cependant, c’est toute l’organisation professionnelle du travail qui écrase l’acte réjouissant de retaper sa propre maison. On trime pour les autres, avec à la clé un salaire certes, mais « Un merci. Parfois. Un bravo. Pas souvent ». « On entre dans le bâtiment comme entrer dans les ordres », mais on en sort usé, laminé, « Jusqu’à jeter nos corps moches à la benne du chantier ». Empli de poésie du corps encore — un point commun avec l’autre Polder printanier —, le recueil montre celui-ci fatigué, mais pas complètement accablé. Comme si la dignité empêchait de voir les choses en noir, peut-être parce que les murs se couvrent de blanc : « Bien poncer, c’est un métier. »

Charlotte Minaud, Murs/Fragments de chantier, no 206 de la collection Polder, ISBN 978-2-35082-603-5

En lecture audio, un court extrait :

lundi 19 mai 2025

Les Chants des belladones

Difficile de rendre compte d’une telle anthologie (56 poèmes aux formes variées) dans le carcan habituel d’une chronique-minute, plus adapté aux recueils ; mais évidemment, un livre combinant poésie et littératures de l’imaginaire — en l’occurrence le fantastique — a ici toute sa place… et s’il faut un peu pousser les murs de la contrainte de longueur, du paragraphe unique et du temps de lecture, qu’il en soit ainsi !

Dégageons dès lors trois fils rouges pour évoquer cet ouvrage. Le premier est le nombre important de poèmes rimés (« Ils ont crié, résisté et pleuré, / Mais nous n’avons pas lâché. / En charpie leurs corps chétifs, / Lambeaux arrachés, sang sur nos griffes » ; dans « Sang meurtri », de Benjamin Meduris), souvent composés dans le noble alexandrin (« Je suis la corneille, l’oiseau équarrisseur / Qui se goberge de vos immondes humeurs » ; dans « Nuit au cimetière », de Régine Bernot). Quand les textes respectent les douze pieds avec la règle du e muet et ne forcent pas trop les rimes — gageons que nombre des auteurs et autrices ne sont pas des poètes pratiquant au quotidien, ce qui parfois se sent —, on s’approche d’un certain classicisme qui sied plutôt bien au fantastique, à l’horreur ou à l’épouvante. Après tout, Poe ou Baudelaire ne plantaient pas beaucoup de vers libres, et un rythme hypnotique et régulier — on dénombre peu d’enjambements dans les strophes — est garant de fascination, à l’occasion morbide. Dans « Le tableau », Anna M. Daubas va même jusqu’à commencer en alexandrins (« Sur un piton rocheux se dresse solitaire / La maison de mon oncle abouchée au couchant ») pour mieux en briser le rythme lorsque sa narration bascule : « Le dieu ivre s’élance au bord de son tableau / suivi par les sacrifiantes / il y a du sauvage dans les coups du pinceau / – c’est étrange / la puissance d’un mythe ».

Le travail sur la forme, au-delà d’une certaine facilité slamée, caractérise de fait les poèmes les plus réussis de l’anthologie. Travail sur la langue au moyen de figures de style, par exemple, lorsque la forme est plus libre : « La lune tisse des carcasses d’oiseaux de cendres, / Elle les fait virevolter sur le tableau du ciel nocturne ; / Attachées par les tendons des cuisses, / Elle les regarde pendre / Telles des marionnettes étoilées » (dans « La nuit », d’Armelle Royline). Mais aussi véritable prose poétique : « Étreinte du bout du temps. Caresse au bord du gouffre. Échange de flux dans le courant tumultueux des passions, des mondes qui s’entrechoquent et s’enlacent à jamais dans le chaos sans cesse répété de la naissance » (dans « L’étreinte des vampires », de Sylwen Norden) ; « La vérité nous encerclait mais nous avions perdu l’usage des mots, nos mémoires poudrées de cendres et nos langues crucifiées. Autour de nous le temps se morcelait. Des fragments entiers de la route s’écroulaient avec fracas » (dans « Mort pour la patrie », d’Émilie Querbalec, dont les romans revêtent d’ailleurs souvent un aspect poétique). Et puis du rythme : « Le tueur s’élance / À la charge de son fusil / La proie dans sa beauté immobile / Chante pour un rayon de lune / La nuit s’abat / Emportant la mélodie du soupir » (dans « Le tueur, la mort et le spectre », de Pierre Brulhet, qu’on pourrait pour le coup lire dans une revue de poésie contemporaine). Si la plupart des textes sont relativement courts, on lira aussi avec plaisir « Capturer la lumière », de Jeannie C. Moria, qui fait montre d’une belle maîtrise dans le registre long, avec une histoire de peintre dépassé par son œuvre : « Je redoutais que ma technique tant vantée / Par tout Venise fût vaine à représenter / La Lumière absolue en ce mordant été. » Dans « Embrasser les fantômes », Céline Maltère, quant à elle, frôle le surréalisme : « Au jeu de la fortune, les âmes réincarnables défilent, espérant le verdict. Les mains frappent, invisibles : le cloître, une porcherie, la vie froide d’une veuve noire ; l’Érèbe, un jour d’hiver, une foule qui se déchaîne contre le roi maudit… Méphisto virago distribue les lots à la pelle. » « Les criminels, les ordures d’hier, / Contiennent les ordures d’aujourd’hui ! » : on a même droit à une fin en forme de morale, dans l’humoristique « Pourquoi sac poubelle ? », de Miguel Dey, qui se fait donc fabuliste. Il y a une injustice à ne pas citer plus d’exemples, mais nous ne sommes pas là dans une étude exhaustive.

Deuxième fil rouge : la place importante qu’occupent les références. Point de fantastique sans le corbeau de Poe (« Un oiseau obscur augure “jamais plus !” » ; dans « Présage volatile », d’Alexandre Majorczyk), H. P. Lovecraft (« N’est pas mort ce qui dort » ; dans « Celui qu’on appelle », de Thierry Fauquembergue), Maupassant, même en jeu de mots (« Hors-là des mots passants », d’Athénaïs Grave), ou bien des allusions au Roi en jaune de Robert W. Chambers (dans « L’appel de Malam », de Raphael Escorpiao, on parle de « Roi en Os », et on évoque d’ailleurs « Omellass », qui à coup sûr arrive de Ceux qui partent d’Omelas d’Ursula K. Le Guin). « Le concert dans l’œuf », d’Olivier Lefrancq, s’attelle à la mise en vers d’un tableau de Jérôme Bosch. Ces clins d’œil répétés — la liste n’est pas exhaustive — pourraient faire penser que l’anthologie s’adresse en priorité aux amateurs et amatrices de fantastique, dans un grand effort de métaécriture. C’est peut-être partiellement vrai, mais, on l’a vu ci-dessus, un certain nombre de poèmes, par leur langue ou leur forme, sont aussi de nature à intéresser quiconque est curieux de poésie contemporaine. Et les références, au fond, ne sont pas si nombreuses, en tout cas jamais susceptibles de brouiller la compréhension si on ne les possède pas. Ce qui est indéniable, c’est que l’ensemble des poèmes brasse des thèmes fantastiques variés, qu’ils soient classiques ou sortis tout droit de l’imagination débordante de leurs autrices ou auteurs. On tremble, on frissonne, on ressent quelques palpitations lorsque le fond se mélange à la forme pour imprimer des images étranges et terrifiantes : « je coule / comme une pluie d’été / elle va m’aspirer / L’araignée » (dans « L’araignée », de Cécile Desingues).

On connaît l’importance que revêt la couverture dans la confection d’un livre d’imaginaire (moins dans la poésie, c’est même un euphémisme !). Notre troisième et dernier fil rouge, dès lors, se trouve être le travail d’illustration, en noir et blanc au sein de l’ouvrage, de Bastien Bertine. Ses dessins au trait à la fois cru et onirique rehaussent le volume de pauses visuelles bienvenues, puisque la grande diversité des textes proposés, conjuguée au goût personnel du lecteur ou de la lectrice, ménage à coup sûr des moments où l’attention peut s’égarer. On pourrait même regretter que l’éditeur ne nous ait pas offert plus d’illustrations.

Composer une anthologie de poésie, a fortiori sur le thème du fantastique, relève quelque peu de la gageure. En effet, selon qu’on vienne du monde de la poésie contemporaine, qu’on soit enthousiaste de la poésie du passé ou qu’on se passionne pour les littératures de l’imaginaire, on aura des attentes différentes. Choisir les textes pour que tout le monde y trouve son compte n’est donc pas une sinécure. Antoine Maltaverne, Christophe Thill et Thomas Bauduret ont fait le boulot : pour qui aime la poésie contemporaine avant tout sans être trop versé dans le fantastique, certains vers paraîtront certes moins intéressants, mais le grand élan qui les anime et leur sincérité sont réels. Et l’anthologie offre de véritables moments de poésie jouissive, quoique horrifique parfois. Personne ne frissonnera au même moment peut-être, mais on peut parier que toutes et tous frémiront à un moment sans exception.

Les Chants des belladones. Anthologie de poésie fantastique, textes sélectionnés par Antoine Maltaverne, Christophe Thill et Thomas Bauduret, éditions Malpertuis, ISBN 979-10-96274-43-7. Sortie le 22 mai.


Un poème en extrait audio, choisi parmi ceux composés en alexandrins rimés, « Sur un nuage », de Ben Py :

mardi 13 mai 2025

Mémoire vive

« Je me souviens de l’enfance / comme d’une porte qui claque », nous écrit François Audouy. Et de convoquer les feuilles Canson, « un walkman portant ses chansons » — car le poète ne craint pas la rime —, puis le « buste sous un chemisier » de Marine Renoir, en quatrième D. Va-t-on assister à une vague de poésie nostalgique et potentiellement monotone, aussi travaillée soit-elle ? « Nos enfants joueront au football / et réclameront des paires de Nike ; / leurs rêves seront des rêves fantômes / des fantasmes de cités dortoirs » : non, le poète plante en fait le décor de l’enfance pour mieux se projeter dans l’avenir, habillé de son « costume d’homme ». S’ensuit un intermède qui triture la « langue perdue langue triste langue morte », la faisant « langue magie langue lagune langue sel », où l’on sent l’influence des voyages de celui qui a enseigné notamment en Afrique ; la poésie s’y voit justifiée, « poème pluie tu fais le beau temps », voici que l’auteur affirme ses intentions, affine son message : « C’est la métaphore de l’acte d’achat / la politique du déjà-vu / qui détermine les atouts, / agglutine les troupeaux de zébus. » Et lorsque arrive la partie intitulée « Adulte ère », on comprend que la mémoire vive alimente la critique actuelle, la sidération devant la conduite humaine parfois : « blessures encore tressaillements / sous ces bambous birmans complices / de suaves et silencieux supplices ». Dans un rythme souvent confié à des octosyllabes modernes, où l’e muet saute et où l’oralité fait loi, le poète s’enfonce dans la boue de notre époque, jouant de sonorités pour en capturer l’absurdité : « Dolorosa, dolorosa, accorde-nous de la dignidad / dans nos doutes dodécaphoniques / nos détresses de petits détaillants. » Là où « dans les lendemains nostalgiques / une petite tonne de projets nihilistes / hurle en silence », il fait bon versifier pour exorciser ses angoisses ou ses craintes. L’enfance, avec laquelle on a commencé le voyage, est à l’origine de tout : « Il n’y a rien d’autre / rien d’autre / jamais / qu’un enfant seul dans sa chambre / que les cisaillements du désir ». Mémoire vive, mémoire à vif. La fatalité mènerait-elle à la poésie ?

François Audouy, Mémoire vive, éditions Le Citron Gare, ISBN 978-2-9589101-1-2


Un poème en extrait audio :

mercredi 9 avril 2025

L’Impatience à être sauvage

L’humour noir dans l’écriture est la soupape de sécurité qui permet à Christophe Esnault d’évoluer dans un monde anxiogène, en témoignent déjà les autres chroniques-minute qui lui sont consacrées sur accrocstich.es. Ce recueil en est une nouvelle preuve, qui, sous des abords immaculés — couverture cartonnée en relief d’excellente facture, illustrations bien intégrées d’Aurélia Bécuwe (tiens, elle aussi a eu sa chronique-minute ici), en somme ce qu’on nomme avec raison un bel objet —, cogne fort dans une contrainte qui fait mouche : vers narratifs sur tout au plus une page, assortis d’une chute en italique où se déchaînent la cruauté ou la sauvagerie du monde. « Le sandre que l’on vient de pêcher au vif / Dans les remous au pied de la chute d’eau / Pour ne pas le faire souffrir / En le laissant crever hors de l’eau / On l’assomme à coups de poing » : lecteurs et lectrices du poète y verront une réminiscence d’un autre livre qui parlait de pêche et de souvenirs, L’Enfant poisson-chat ; l’originalité de cet opus est de balayer le large spectre de cette impatience à être sauvage du titre, de montrer ces moments où la nature prend le dessus sur une culture polie et policée. La chasse et la pêche, le désir et le sexe, le corps et la douleur, la violence économique aussi, tout est prétexte à arpenter ces circonstances noires où « La fête et la joie étaient de tuer ». Mais les humains, dont on explore ici les travers, sont parfois velléitaires : « Casser la vitrine / Saisir une arme & les munitions / Aller tirer sur des bouteilles en forêt / Mais on n’a pas trop essayé ». C’est que la misanthropie règne en maître sur ces poèmes, si l’on en croit la brièveté convaincante de celui-ci : « La compagnie des autres / La compagnie des autres au-delà de quelques heures / Quelle horreur ». Il y a de la catharsis dans ce recueil où pointe l’autofiction, certes, mais surtout un humour qui n’a jamais autant mérité son surnom de politesse du désespoir. Il ne fait pas bon être un non-humain dans notre monde, comme on l’a vu pour le sandre ci-dessus, et si l’on rencontre dans le livre « L’océan en créature sauvage » qui déchaîne les forces de la nature jusqu’à quasiment emporter le père, les animaux en prennent plein la poire. Les êtres humains, quant à eux, y rêvent le plus souvent de séduction et de brutalité, impatients qu’ils sont d’exercer cette sauvagerie enfouie qui ne demande qu’à sortir au grand jour. Mieux vaut en rire avec Christophe Esnault, parce qu’il n’y a franchement pas de quoi pavoiser : « Avant le Néolithique / Quelque chose semblait encore possible / Pour échapper à la domestication globale / Chasseurs, cueilleurs, nomadisme and Co / Mais à l’expertise / au xxie siècle / Partout sur la Terre / C’est mort ». Toutefois, lorsque l’on gratte sous le pessimisme, l’auteur nous redonne comme à son habitude un peu de peps sous la forme de pilules amères… mais tellement stimulantes.

Christophe Esnault, L’Impatience à être sauvage, éditions La Nage de l’ourse, ISBN 978-2-490513-28-4


Quelques poèmes en extrait audio :

vendredi 4 avril 2025

Je suis l’oiseau du vent

Le titre est programmatique : Catherine Andrieu, dans son avant-dire, se revendique véritablement oiseau du vent, elle qui écrit plus tard dans le recueil qu’elle est « une errance, / un vol suspendu entre deux échos, / une plume qui danse / entre le toujours et le jamais ». Ces poèmes sont-ils l’histoire d’une ascension ou d’une chute ? Tout ce qui pour nous (et la poétesse, toujours dans son avant-dire) est certain, c’est que « le recueil suit une trajectoire ». La petite cinquantaine de pages commence par l’évocation de Camille Claudel, dont le « cri traverse le marbre, / il soulève la poussière des silences, / et nous, / honteux, / nous écoutons l’écho de ta tempête ». « Tu marches / dans l’ombre tachetée des fougères, / paume ouverte, effleurant / le secret râpeux des pierres » : le poème suivant rend-il encore hommage à la sculptrice ? On finit par deviner que non, pas vraiment ; c’est une succession de tableaux que la poétesse nous livre, les numérotant en chiffres romains, mais les liant tellement entre eux qu’on y trouve les transitions naturelles. Normal, pour quelqu’un qui « marche dans la phrase / comme on entre dans un jardin suspendu ». Catherine Andrieu est, nous dit-elle encore, « brisures de lumière / au creux des remous, / un fétu de chair happé par l’élan », et c’est cet élan qu’elle convoque ici pour nous convier dans son univers — qu’elle décline avec méthode dans plusieurs publications par an — où la mer, les amitiés (littéraires ou pas), les obsessions reviennent. « Un cerf surgit du pli du matin, / couronne vivante qui griffe l’air » : les huitième et neuvième poèmes, particulièrement émouvants, convoquent une de ces (saines) obsessions, en mentionnant tout un bestiaire — renard, merle, loup, corbeau, éléphant, fourmi, abeille, cheval, dauphin, chien, sans oublier le chat Paname, celui dont elle ressent encore le deuil — pour délivrer un message résolument antispéciste. Quand l’espèce humaine comprendra, « nous saurons enfin / que nous avons marché / sur des étoiles vivantes / sans jamais lever les yeux ». L’oiseau que la poétesse prend pour animal totem, ce « messager du rien, / funambule de l’azur », préside avec hauteur à un recueil qui, à la réflexion et avec optimisme, est finalement plus ascension que chute : « J’ai le dernier mot, / celui qui s’envole. »

Catherine Andrieu, Je suis l’oiseau du vent, Z4 éditions, ISBN 978-2-38113-089-7 (à paraître le 12 avril)


Un poème en extrait audio :

vendredi 28 mars 2025

De la neige dans un bol en argent

D’emblée, dans un « Poème-prélude », le Taïwanais Lin Yao-teh (1962-1996) élargit les perspectives poétiques : « l’espace de [son] esprit, [ses] postures fugitives / s’arrondissent en un bol d’argent / plein de mots comme la neige / baigne l’univers de clarté sur des milliards d’années-lumière ». Nous voilà donc prévenus : l’échelle de ses vers ira de l’intime à l’infini, sur « le sentier haut et mûr de la Voie lactée ». Chantant le cosmos, les ordinateurs — dans des textes datant du milieu des années 1980 —, le poète s’ancre en visionnaire au-delà de son époque, allant jusqu’à ironiser sur « ce qui préoccupe vraiment le maire : / c’est le futur d’il y a un siècle ». La politique donc, la ville « aux inimitables lumières » aussi s’invitent dans ses mots, tranchants, ironiques, libres. Après tout, « [son] existence / a la souplesse de l’échine d’un chat », et il s’autorise la liberté d’écrire les zones grises de l’existence, quand « la majorité de la majorité / vit dans l’interstice du noir et du blanc ». On le voit, même écrits dans les années 1980, ses poèmes résonnent fortement aujourd’hui, à une époque où la binarité simpliste du discours revient en force. Lin Yao-teh mêle l’infiniment petit à l’immensément grand, fait dans la concision, puise dans les mythes nordiques pour évoquer le Ragnarök sur Jupiter dans une poésie science-fictionnelle et lyrique osée, jongle avec la ponctuation… Dans ce florilège choisi et traduit par Gwennaël Gaffric, l’expression semble tellement naturelle, les poèmes visuels sont si bien rendus qu’on oublie parfois qu’on est en train de lire une traduction. D’ailleurs, le traducteur glisse, en le signalant d’un « GG, pour LYT », un poème de sa plume en hommage à celui qu’il sert, où « la neige tombe en bruit sur les pages jaunies ». Cette neige du bol en argent dans lequel se reflète l’univers, bien entendu. Dans la steppe, cette « terre onirique, objet de conquête depuis toutes les nuits et les jours du temps », sur « la vraie / route du soi » de la Route de la soie, Lin Yao-teh capture les tremblements du monde de son époque et de la nôtre, tel le poème « U235 » qui de ses « cendres de mort en suspension » brandit la guerre nucléaire de façon apotropaïque. Et dans le long poème en prose qui conclut le livre, il s’essaie aussi à ce qu’on pourrait appeler l’aphorisme triste : « Des millions et des millions d’années plus tard, des êtres métalliques situés à des années-lumière de nous se poseront enfin sur la Terre, leurs bras d’acier déterreront une Mercedes des ruines de béton, puis, grâce à leurs circuits électroniques, ils en déduiront que c’est la première forme de vie apparue sur cette planète. » C’est une voix poétique puissante, aux ailes brisées en plein vol dans la trentaine, qui nous est donnée à lire ici, et c’est un plaisir aussi intellectuel que sensuel.

Lin Yao-teh, De la neige dans un bol en argent, traduit par Gwennaël Gaffric, éditions Circé, ISBN 978-2-84242-527-2


Un poème en extrait audio :

mercredi 19 mars 2025

Sonnets de la bêtise et de la paresse

Dans « Sonnets de la bêtise », première partie en forme d’art poétique ludique, Bertrand Gaydon clame, non sans avoir passé un contrat avec qui le lit (« En signant ce qui suit, le bon lecteur s’engage / À ne tenir l’aimable auteur en aucun cas / Responsable de maux, anxiétés ou tracas, / Et renonce à briguer intérêts ou dommages »), son irrépressible singularité dans le monde moderne du vers libre : « Il faut être un peu con pour écrire un sonnet ». Ceci posé, il livre néanmoins ses recettes pour utiliser au mieux cette forme contrainte, puisqu’il ne peut s’empêcher de la pratiquer : « Le sonnet est semblable au cheese-cake aux myrtilles : / La couche supérieure en recueille le goût / Mais la matière vive est logée en dessous ». Avec aisance et malice, le poète prône la facilité, qui fait que « dans le corps du sonnet / On met n’importe quoi du moment que ça rime / Enfin pas tout à fait, mais ce n’est pas un crime ». Les seize textes, tout en contradictions et en affirmations aussi péremptoires que sournoises, posent les jalons de la deuxième partie, « Sonnets de la paresse », plus philosophique. Dans sa postface, Bertrand Gaydon explique la genèse de celle-ci par une triple paresse : celle du recours au sonnet, une « forme statique à force de contraintes » ; celle de la subordination du sens à la forme ; et enfin, celle du recours à Dante. En effet, nombre de poèmes se voient ornés de vers tirés du Purgatoire et du Paradis, soit en version originale, soit en traduction. Mais d’autres langues (espagnol, portugais, anglais, allemand, néerlandais… — la liste des péchés capitaux dans cette dernière forme un alexandrin !) viennent se mêler au français aussi, et l’auteur de préciser : « Le sonnet se prête à l’apport d’un vocabulaire étranger, parce qu’il est incompréhensible, même écrit en français. » Il est vrai que, pour se livrer, les textes demandent une deuxième, voire une troisième lecture — Bertrand Gaydon avoue ainsi que, après avoir relu certains à tête reposée, il n’était plus certain de son idée initiale. « J’aime savoir ce qu’a voulu dire l’auteur, / non pas qu’à la fumée on reconnaît le feu [Purgatorio, XXXIII] / ni que l’intellection exige cet aveu, / mais pour en ce plain champ cerner la profondeur » : la question de la signification se pose donc, avec la lectrice ou le lecteur en vigie, « en passant au régime / de la communauté réduite aux aguets » aux côtés de l’auteur. C’est à une lecture active que celui-ci nous convoque. Et si « On bâtit l’avenir de zéros et de uns, / comme de la mémoire on recueille le grain ; / on perd le droit chemin dans la forêt logique », c’est à une intelligence tout humaine, sans artificialité, qu’il est fait appel dans ce livre. « Et quoi donc à ma mort avec moi va s’éteindre ? » Les questions existentielles fusent, enchaînées par la roue libre d’une forme à la fois contraignante et légère, tandis que les rimes marquent les sonorités entêtantes de comptines élaborées. Et, toujours, « on revient sur ses pas, car tout est poésie ».

Bertrand Gaydon, Sonnets de la bêtise et de la paresse, Le Corridor bleu, ISBN 9782493214058


Deux sonnets en extrait audio :

lundi 3 février 2025

Les Sentiers du chaos

Dans ce recueil, « la langue / s’imprègne de tout ce qui l’entoure / goût de l’humus ». Mais si « feuilles et scories étincellent », la nature n’est pas le seul sujet auquel sont consacrés les longs poèmes narratifs de Laurent Margantin, dont on connaît l’admiration pour Kenneth White, chantre de la géopoétique. Ici, on pourrait parler d’un triptyque d’inspirations : la nature, certes, mais encore le temps et les relations entre les êtres. Ainsi, dans « Le chemin des invisibles », le poète commence « au milieu de ces champs / maïs coupé » pour se prendre dans les plis et replis du temps, se remémorer des figures familiales disparues, bouclant la boucle avec H. G. Wells — auteur, comme on le sait, aussi bien de L’Homme invisible que de La Machine à explorer le temps. Si l’écriture est fluide et court presque naturellement sur la page, on sent dans ces textes une attirance tout particulière pour la construction, pour le cheminement narratif. Une organisation qu’on pourrait croire bien loin du chaos du titre. Voire. En exergue, Laurent Margantin nous rappelle avec Novalis — qu’il a traduit — que « l’homme est le véritable chaos ». C’est pourquoi, autant qu’à la description précise de paysages, il s’attache à illustrer de ses vers des activités bien humaines : « il faut porter les fauteuils de 30 kilos / sur une plate-forme / où ils sont nettoyés / et leur système électrique contrôlé / puis chargés sur la chaîne / Sindelfingen, le plus grand site / industriel au monde / du groupe Daimler-Benz », écrit-il dans un poème où l’on rencontre « Salvatore gros Italien », « le Croate avec lui / dont j’ai oublié le nom » ou « Dimitri le Grec / visage sombre et énigmatique / parlant allemand / avec tous les verbes à l’infinitif ». Ces Sentiers du chaos relèvent au fond, avec leur style très direct, d’une démarche documentaire sur l’être humain dans son milieu naturel. S’y mêlent des accents humoristiques certains, tant psychédéliques (« grâce à ma naissance sous LSD / ma connaissance de l’univers n’a cessé de se développer / au fil des années / si bien que je recommanderais à tous les parents / désireux d’ouvrir l’esprit de leurs enfants / à la musique universelle / de recourir à cette technique ») que chamaniques, lorsqu’un aspirant chaman se voit démembré, puis reconstitué afin de commencer le « long chemin [d’apprentissage] qui s’ouvre devant lui ». Sur ces sentiers et chemins, toujours, le poète voyage avec beaucoup d’aisance. Son patronyme l’y prédispose, avoue-t-il : « marga en sanskrit / veut dire sentier / quand même plus de la moitié / de ton nom / serpente comme une racine / d’un monde à l’autre ». Suivez le guide !

Laurent Margantin, Les Sentiers du chaos, éditions Tarmac, ISBN 979-10-96556-80-9


Extrait audio :

lundi 13 janvier 2025

L’Endroit aigu

Titre énigmatique que celui de ce recueil, tout juste éclairé par la quatrième de couverture, où on lit que l’endroit aigu « s’anime dans certains moments inconfortables. C’est le lieu d’irritation au creux du ventre où s’agitent la peur de la mort et les terreurs nocturnes ». Pourtant, point d’horreur ou de malaise dans les premières pages. Au contraire, « J’avais cœur frais et / sans atours », confie Pauline de Vergnette sur un rythme allant. Les déterminants qui sautent fleurent bon le trobar, d’autant que des rimes se glissent par endroits, juste ce qu’il faut pour que la sonorité happe l’attention. Très vite, cependant, « ça ferraille / dans la gorge lancer de pierres / de carnavals et de vipères ». Invention langagière sous la plume (« j’ai doudouché mes creux perdus », « je dermatille tant et si bien / qu’au bout du compte ma peau fait / des vaguelettes »), la trobairitz en puissance (« la rose la primevère / vont chanter une chanson ») fait osciller ses vers entre gorge nouée et joie enfantine. Comme si la poésie était un remède à l’inexorable avancée en âge, avec ce que cela comporte de désillusions : « j’ai plus envie de parler avec humains faire les choses / les adultes il faut faire il y a des responsabilités ». Parfois, les rimes deviennent omniprésentes, le rythme se fait comptine : « je préfère mon chat aux humains / mon chat je peux le prendre / dans le creux de ma main / il est vraiment gentil et doux / c’est un tout mignon petit bout ». Décidément, la poétesse n’a pas l’intention de grandir, se berce elle-même de ses strophes… puisqu’on n’est jamais mieux servi que par soi-même. Peut-on lui donner tort ? Avec l’énergie de « la chamade en tous états », elle affirme vouloir « rouler mulholland drive / ma vie ma vie je n’ai plus d’arme / sonne moi moi sonne sonne ma larme », et on embarque avec elle vers le pays magique d’une enfance qui se prolonge, par le truchement des mots qui se transforment en notes de musique ou images de film. Vers la fin du livre, revoilà l’endroit aigu. Pour le contrôler, nous dit la poétesse, elle « glisse un peu et tire plus bas et tente / (sans succès) / de [s]’efflorer à l’arme blanche », elle « force l’ouverture dans [son] ventre / et fourrage sans pitié ». Drôle de grand écart entre la douceur des comptines et l’angoisse qui vrille des clous qu’il faut s’arracher du corps. C’est ce qui rend ces quelque soixante pages palpitantes.

Pauline de Vergnette, L’Endroit aigu, éditions Lurlure, ISBN 979-10-95997-61-0


Extrait audio :

mercredi 4 décembre 2024

La Table du poème

Premier titre de la nouvelle collection « P’tits papiers » des éditions Lurlure, La Table du poème rassemble des poèmes pour enfants de Milène Tournier illustrés par Charlotte Minaud. La poétesse y mélange textes courts, basés sur une idée forte déclinée avec tendre concision (« La tortue enlève sa carapace. / Elle est nue dehors. / La carapace, nue dedans »), et textes plus longs, narratifs, parfois philosophiques, qui permettent à la jeunesse d’entrer dans son univers d’autrice où l’émerveillement devant les petites choses du quotidien fait poésie : « Pour dix fois son visage, / Regarde le dos / De ta maman, / Une fois, longtemps. / Et pense dans ta tête des mots / Qu’elle n’entendra pas. / Il y a deux endroits dans le monde / Où personne, même les mamans, / Ne nous voit : / Quand on est dans leur dos, / Quand on est dans notre tête. » Si le vocabulaire et la syntaxe sont adaptés à un lectorat d’enfants, puisque « le langage est une maison à plusieurs pièces », le livre ne verse toutefois pas dans la simplicité. Au contraire, on ressent une véritable envie d’élever petits lecteurs et petites lectrices, de les inviter à porter un autre regard sur ce qui les entoure : « Invente, chaque matin, / Ce qui va t’arriver. » Oui, « La peur se mélange au sommeil / Et ça fait nos cauchemars », certes « Parfois nos paumes / deviennent des poings », mais ce sont avant tout la tendresse et l’enthousiasme pour la vie qui se dégagent de ce recueil. L’illustratrice semble communier en pensée avec la poétesse, tant ses dessins se fondent dans les mots, telles de petites capsules d’imaginaire enchâssées dans les strophes — et vice versa. « La poésie, / L’oiseau que ses pattes gênent, / Pour voler » : et le livre pourtant de prendre son envol, portant comme un ballon celles et ceux, enfants comme adultes, qui sauront s’agripper aux ficelles de ses vers.

Milène Tournier, La Table du poème, illustrations de Charlotte Minaud, éditions Lurlure, ISBN 979-10-95997-62-7


Extrait audio :

vendredi 22 novembre 2024

Les Polders de l’automne 2024

Avec la même régularité depuis plus de deux cents numéros, les Polders (lancés par la désormais close revue Décharge de Jacques Morin) de la saison arrivent. La livraison de cet automne sera l’occasion d’évoquer les deux recueils parus dans cette collection, qui, sous la houlette de Claude Vercey, défriche sans cesse le territoire de la poésie française, offrant à des voix pas encore établies une publication papier au petit format, mais à la diffusion grande parmi les enthousiastes.

Commençons par Chantier, d’Elsa Dauphin. « Lieu ouvert à toutes les vies / dans son jus d’hommes et de bêtes / durs à la tâche », la bergerie évoquée dans le recueil est à rénover, et le « je » poétique s’y attelle dans ces textes narratifs qui plongent dans le concret. Il faut se ménager un « habitat de transition » — un mobil-home près du chantier —, se procurer les outils au magasin de bricolage en périphérie de ville, acheter les matériaux, puis se lancer dans ce chantier où il faudra supporter « le vent, le soleil, la pluie, les doigts gourds, la sueur, les lombaires douloureuses, les gerçures et les crevasses, les coups de soleil, les piqûres de guêpes, les tendinites, les tours de reins, les crampes, les courbatures, la fatigue, les sommeils trop lourds, les réveils poussifs ». « Un sac de ciment comme un enfant dans les bras », Elsa Dauphin façonne sa bergerie et ses vers dans un même mouvement qui lie le corps à la littérature : « Mes mots font mortier / entre le ciel et la terre / entre les pierres et les rêves ». On ressent la fatigue, l’épuisement, la frustration aussi de se construire un coin de bonheur aux dépens parfois des animaux autochtones, quand une chevêche « s’envole    abandonne / nous cède le terrain ». Mais où habiter ? « Nous sommes trop gras d’occident / pour envisager d’être nomades », alors haut les cœurs ! La poétesse fait son nid et ses vers, et l’on sent couler sa sueur en lisant ce petit volume… qui a de beaux volumes.

Elsa Dauphin, Chantier, no 203 de la collection Polder, ISBN 978-2-35082-582-3

En lecture audio, le poème « Les parpaings n’ont pas vocation à la douceur » :

 

 

 

L’autre polder de l’automne 2024, c’est Trouble-miettes, de Julie Cayeux. Ici, plus de « je » poétique, mais bien une « elle » dont on découvre les pensées troubles, les désirs sombres, le quotidien routinier, dans des poèmes narratifs qui s’affranchissent du réel pour propager des visions singulières : « Peut-être faudrait-il éplucher sa peau / par petits bouts / se cuire à la marmite / fondre ses remords jusqu’à devenir une soupe / acide ou trop poivrée / pourvu qu’elle soit infecte ». Il convient de se frayer un chemin parmi ces strophes qui râpent pour accompagner Trouble-miettes dans un voyage en bus vers un travail qui « veut user chaque parcelle de peau / soumettre sa pensée à des taches [l’absence d’accent circonflexe suggère un double sens quasi lovecraftien] mesquines / rouiller sa chair et creuser ses accrocs ». Bus, boulot, dodo (« elle s’endort aux aguets / la mâchoire crispée ») : certes, mais les bribes de réel sont mâtinées d’images relevant du fantastique ; la poésie démiurge se construit une quasi-dystopie : « Il semblerait qu’un vieux crétin / s’amuse à coudre sur nos chimères / des ailes de mouches ». Trouble-miettes, au fond, c’est une sorte de conte cruel où la vie de la protagoniste est disséquée dans toute son absurdité pessimiste. « Est-ce pire de s’habituer ou bien de renoncer ? » Et pourtant, toujours, une lueur d’espoir : « S’il y a des orages dans sa tête / c’est que le ciel se décide enfin / à y laver la nuit ». Et on le souhaite ardemment, tout au long des pages, en se plongeant avec un plaisir complice dans un morne quotidien sublimé de poésie.

Julie Cayeux, Trouble-miettes, no 204 de la collection Polder, ISBN 978-2-35082-583-0

En lecture audio, deux poèmes tirés du moment où la protagoniste arrive à l’abribus :

mercredi 20 novembre 2024

Ouvert

Du « Rimbaud slovène », mort en 1926 à 22 ans des suites d’une méningite, fort productif de son vivant mais publié plus tard, je connaissais vaguement le nom sans avoir lu sa poésie. Jusqu’à ce que son compatriote Angel Arh m’offre il y a peu ce petit volume à l’élégante mise en pages en noir et blanc, comprenant non seulement des poèmes, mais aussi des extraits de lettres ou de carnets. Cette plongée en à peine plus d’une centaine de pages dans l’univers de Kosovel révèle toute l’impétuosité de sa jeunesse (« C’est bon d’être jeune et fort, / et dans l’âme et le cœur beaucoup d’erreurs »), mais également la maturité précoce de ses réflexions sur la vie, l’humanité ou l’art, parcourues d’une rébellion puisée dans l’époque troublée de sa courte vie : « Il faut révolter l’homme jusqu’au tréfonds, jusqu’aux couches les plus profondes de son âme. » L’approche quasi philosophique du poète qui transparaît dans les pensées n’est cependant pas un carcan, puisqu’il sait faire son miel de choses on ne peut plus concrètes : « Une bouteille dans un coin / en dit plus / qu’un recueil de rimes creuses. » Habillant la réalité d’un « petit manteau / de mots », il peut tout aussi bien exercer l’humour en évoquant une barrique de harengs que proclamer haut et fort sa « foi en l’humanité. Pour moi, c’est un mot sacré ». Le choix des textes (par Mateja Kralj) reflète l’ébullition d’idées permanente de l’auteur, offrant à lire des vers virtuoses et des images fortes : « Quand l’alcool se met à bouillir dans ma tête / et que le cœur s’ouvre comme une campanule, / j’agite mollement le voile / devant mes rêves. » Contemplatif aussi à ses heures, Kosovel chante sa région calcaire natale avec douceur et lyrisme : « Le clair de lune se pose sur les chemins du Karst, / sur les champs déchirés, les genévriers entre les rochers, / mon âme inquiète sanglote, / blessée comme par le tranchant de la rosée. » Plutôt qu’un grand écart de thèmes et de styles, c’est à une formidable unité d’énergie éclectique à la fois cérébrale et concrète qu’invite ce volume. Par-delà la mort tragique et survenue trop tôt… mais les poètes ne disparaissent jamais pour de vrai, non ? « Oh, mais la mort n’existe pas, n’existe pas ! / Tu tombes seulement, tu tombes seulement, / tu tombes, tu tombes / dans un abîme de bleu infini. »

Srečko Kosovel, Ouvert. Pensées et poèmes choisis, traduit par Zdenka Štimac, Éditions franco-slovènes, ISBN 978-2-9564657-5-1


Extrait audio, le poème « Un réverbère sur le bord du chemin » :

lundi 4 novembre 2024

Sur les traces de Sintra

Pour Muriel Carminati, Sintra restera à jamais « ce pur trésor / la mémoire du bonheur ». Aussi entreprend-elle de dépeindre en vers ses sensations, ses sentiments, ses pensées lors de son parcours dans cette ville, vers qu’elle fait précéder d’un haïku de Sōseki. Introduction pertinente au projet, puisque la poétesse utilise souvent un schéma mêlant, à l’instar de son exergue, une description naturaliste à un glissement de celle-ci vers une réflexion, une rêverie, voire un épisode historique fantasmé. « Ville vieille / carte postale en trois dimensions / rues aux pavés astiqués / réverbères rétro » est ainsi le prélude à une interrogation existentielle : « pour qui    pour quoi / je ne croise que des touristes s’obstinant à lire leurs textos ». Les touristes téléphones en prendront d’ailleurs pour leur grade tout au long du livre, avec plus loin, par exemple, ces « tourelles hollywoodiennes / coursives à créneaux de fantaisie / assaillies par tous ceux qu’obsèdent les selfies ». À la course aux pixels de masse, Muriel oppose son éthique touristique du pas de côté… le regard de la poétesse, tout simplement. Elle redéfinit la silhouette du Palais national : « ces deux mitres ce sont / deux chapelles fantaisistes / non / des derviches tourneurs alors / non pas / des astrologues aux chapeaux pointus peut-être / non plus / c’est le lieu où se concoctaient d’éblouissants festins / et subséquemment s’activaient de belle manière / toute une armée de petits / mitrons // trop mignon ! » Le ton joueur, le vocabulaire et la rime finale rappellent que l’autrice écrit aussi pour les enfants ; le regard de poétesse est-il donc un regard d’enfant ? Pourquoi pas : les anecdotes historiques (peut-être glanées dans un guide de voyage ou sur un panonceau explicatif) sont de nature à intéresser petits et grands. Et puis, parfois, Muriel use de la magie de la poésie pour accorder en prosopopée la parole à ces vieilles pierres si reluquées et commentées qu’elles doivent bien finir par vouloir s’exprimer ; ainsi en est-il du château de Regaleira, que « des touristes [ont] traité à l’instant de / lieu triste voire sinistre / le comparant à son débonnaire rival de la Pena » : « comparaison n’est pas raison / grince-t-il indigné ». Tout comme, dans une fontaine enchanteresse à l’écart des chemins battus, un satyre lance à la poétesse : « revenez quand vous voulez ma petite / vous êtes chez vous ! » Ce recueil devient dès lors celui d’une touriste éclairée, adoptée par la ville qu’elle célèbre.

Muriel Carminati, Sur les traces de Sintra, éditions Traversées, ISBN 978-2-931077-11-5


Extrait audio, le poème « Leurre » :

dimanche 6 octobre 2024

Langage|machine

Un écrivain de science-fiction qui se fend d’un recueil de poésie, publié dans la nouvelle collection d’imaginaire du Seuil, Verso, ça ne pouvait que m’intéresser. D’autant qu’il se coltine à un thème particulièrement d’actualité, le devenir des émotions de chair face à l’omniprésence textuelle des machines et des intelligences artificielles (c’est l’objet du chapitre « Cyborgs » de mon recueil Flo[ts], paru en 2015, alors bon, je ne pouvais que succomber) : « À défaut d’une grande réforme de l’existence et de ses conditions matérielles, la poésie esquisse encore la possibilité d’un geste différent, et d’humble résistance. » L’excellent La Nuit du faune, publié par Albin Michel Imaginaire il y a quelques années, bénéficiait d’ailleurs d’une écriture très poétique. La poésie comme résistance, avec son « travail de la lyre », c’est donc ce que le recueil propose. Et force est de constater qu’il est éminemment lyrique : dans un rythme où l’alexandrin donne la mesure (même si tous les vers ne sont pas sur ce modèle), Lucazeau convoque toutes les technologies de pointe, tous leurs mots clefs, leurs tournures, et les mélange à un langage inspiré des classiques pour composer des odes parfois dotées de titres en latin, avec un programme bien particulier : « Chaque trouvaille dans le travail du langage et chaque harmonie structurée d’assonances, et chaque rythme qui refuse la banalité de la prose produite par des processus ou par des algorithmes, constituent une victoire contre la trivialité, c’est-à-dire, aujourd’hui, la liquidation du sens dans la production d’un langage automatisé. » Ainsi le « vrombissement de machines vivantes » pulse-t-il dans des lieux où « des prophètes brandissent de banales utopies / enlardées de logos et de technologie », le tout dans un « itératif dédale » connecté « en liaison hypertexte ». Pétri de culture classique, le poète convoque entre autres Dante (« Au mitan de ma vie je m’égarai dans une sombre forêt »), mélange les niveaux de langage (« Ma bite a pénétré de suintants polymères », oui, c’est un alexandrin), sert une poésie un peu surannée, un peu trop lyrique peut-être pour le caractère disruptif des innovations technologiques qu’il chante ou qu’il bafoue — mais il est honnête, nommant une des parties « Esquisses d’un lyrisme pour les jours obscurs ». Cela étant, voilà aussi une poésie sincère qui pourra toucher celles et ceux qui, lecteurs et lectrices de science-fiction, ne connaissent que peu la poésie contemporaine. Jeter des ponts entre les deux genres fait sens. Gageons que les éditions du Seuil ont vu là une opportunité commerciale, Romain Lucazeau ayant déjà un nom bien installé dans le milieu de l’imaginaire, mais après tout, c’est de bonne guerre. Un auteur de science-fiction peut parfaitement ressentir dans sa chair l’appel de la poésie : « L’urbanisation des astres / Travaille mon bas-ventre et raidit mes désirs ».

Romain Lucazeau, Langage|machine, éditions du Seuil, collection Verso, ISBN 978-2-38643-126-5


Extrait audio :

mercredi 28 août 2024

Rafales

« Pour les Indiens d’Amérique, l’hiver est / la saison des histoires. Car il suffit / d’écouter le vent. Il est la mémoire de / ce territoire. Il l’a balayé tant de fois. » Et voilà que Béatrice Machet, traductrice infatigable des poètes autochtones d’Amérique, se met en quête des quelque cinquante rafales qui composent ce recueil, un mélange de récit de voyage dans la région des Grands Lacs et de spiritualité, un véritable bouillon de culture et de langues indigènes : « S’engouffrant par le nord / les vents ont enseigné leurs langues / aux Algonquins. » Tout ici respire la rive, se met à l’affût « du rose dans les ondulations » des lacs, longe les berges pour en tirer les contes et légendes ancrés dans les lieux : « Bruissements légers en lisière de plage. / Caresses et murmures. Promesses / venues de temps immémoriaux. » Car dans Rafales, c’est le temps long que l’on contemple. La mémoire affleure de l’eau qui caresse encore et encore le rivage, par-delà la grande eau salée aussi, au point que des réminiscences bretonnes se font jour dans l’esprit de la poétesse. Son « identité tribale » à elle aussi se dévoile. Alors, les mots de la finis terrae européenne viennent se mêler aux mots de la nation Anishinaabe, qui parsèment le livre comme autant de petites pierres apportées à l’édifice de l’hommage — car il est question ici aussi de dépossession des terres ancestrales. « Provoquer le vent. Le défier à la course » : ces rafales aux intonations chamaniques, où « le cuivré du couchant / Qui titube d’une rive à l’autre » éclaire d’une lueur aiguisant le regard, nous caressent et nous emportent tour à tour. Clin d’œil à un précédent recueil (Tourner. Petit Précis de rotation), constance dans la construction, Béatrice lie également son exploration américaine à l’obsession du cercle : « Circularité : on ne voit pas le temps passer / mais sa façon de reculer au fur et / à mesure que je marche. » Sans cesse, elle parcourt le paysage à la recherche de ce qu’il peut lui dire, nous dire. Sa langue contient la simplicité des légendes et la poésie des grands espaces, accrochée qu’elle est à des peuples et des idiomes pour qui la poésie est essentielle. L’autrice est allée y chercher le souffle. « D’où la nécessité du vent. Tout est lié. »

Béatrice Machet, Rafales, éditions Lanskine, ISBN 9782359631265


Extrait audio :

vendredi 23 août 2024

Epistola

Cela représente presque une gageure que de chroniquer un tel ouvrage, foisonnant, inclassable, boulimique de mots, éjaculatoire de poésie, alors que nombre de connaisseurs et connaisseuses en Lorraine et dans les environs l’attendaient depuis au bas mot… des décennies. C’est que Claude Billon écrit depuis un temps certain, a côtoyé des figures historiques de la poésie et y compte toujours des amitiés : Jean Vodaine bien sûr, le poète-imprimeur emblématique de la région dont la mémoire est perpétuée par une association locale, Jean-Paul Klée, le barde strasbourgeois, Jules Mougin, l’étonnant facteur-poète décédé en 2010, etc. En citer trop serait attenter à la modestie légendaire de Claude. Tiens, facteur, c’était aussi sa profession. Dire que ça le prédestinait aux lettres serait un bien facile jeu de mots, mais il y a de ça, en vérité. Et pourtant, ce recueil est le premier qu’il publie ! Un tour de « ce malheureux pangolin de destin mariole » ? Quoi qu’il en soit, on aura attendu longtemps avant de posséder un ouvrage avec le nom de Claude Billon sur la couverture, mais on n’aura pas attendu en vain : en majorité dans d’amples proses poétiques, souvent justifiées sur la page, il nous offre ses pensées qui circonvolutent activement, truffées de trouvailles sonores et syntaxiques, essayant en toute déférence « de ne pas rentrer à la Banque Rotschild, / s’ouvrir plutôt un coffre d’émotion chez Palestrina ». Déférence envers les figures qui ont marqué ses lectures ou son imaginaire, tels Jules Mougin ou le facteur Cheval (décidément, les facteurs…), dans une poésie où les mots grouillent, les points d’exclamation abondent et les hommages sont sincères (« la poésie d’Edmond Dune c’est des partitions de Bach imprimées avec des encres de Vodaine »). Ça fuse, ça parle en l’espace de quelques lignes autant de « réparer la gloire du myosotis » que de « l’abolition des bolides de la mort ». Pour apprécier ce coq-à-l’âne roboratif de « mots dépoitraillés », il convient de lâcher prise, de « déserter les rangs d’oignons ». Alors, on se trouve emporté par le verbe de Claude, par sa verve, par sa verdeur de poète d’expérience qui révère ses aînés, leur tient « la conversation profonde dans la fidélité » comme il peut se montrer sévère avec ses contemporains (écoutez l’extrait sonore !). Dans tous les textes, la gestion du souffle est essentielle, à tel point qu’on peut perdre haleine à les lire intérieurement. L’ambition est patente : proposer une véritable langue scandée qui fait poésie des cheminements de la pensée, avec ironie et dérision, voire autodérision. Le poète est aussi modeste et discret dans ses attitudes de tous les jours qu’il est expansif et disert sur la feuille. Parfois, d’ailleurs, il fait « juste assez poème / pour aimer » ; parfois se ménagent des pauses en vers courts, sensibles, pour mieux ressauter à pieds joints dans « les cheveux du texte comme un bouillon de vermicelles ». Il faut lire cet infatigable arpenteur des vocables, cette mémoire incollable des poètes, ce trouvère lorrain qui travaille et malaxe les lettres avec passion et constance, comme il les a distribuées.

Claude Billon, Epistola, éditions Baz'Art poétique, ISBN 9782956015857


Extrait audio :

vendredi 24 mai 2024

Garçon à l’envers

Dans la présentation de l’auteur en fin de livre, on apprend qu’« il aime ce qui est hybride ». Bien souvent, la délicate tâche de se présenter incombe à l’écrivain, lequel doit ainsi se soumettre à la convention de parler de lui-même à la troisième personne. L’exercice ajoute par conséquent ladite troisième personne à l’hybridation que chérit Felip Costaglioli : dans le corps du texte, le « je » poétique aura en effet déjà alterné le masculin et le féminin, se donnant « nu / sur un sofa » puis « liée et / nue » comme un « fou ruban ». La cohérence des images, le rythme qui parcourt tous les poèmes — avec des vers courts, espacés, néanmoins piqués de quelques strophes aux lignes plus longues et quasi en prose —, tout indique que nous sommes là devant un ensemble qui brosse le portrait hybride, donc, d’un narrateur ou d’une narratrice prêtant à voir sa bizarrerie ou sa singularité. L’un des titres, « Mes curiosités », le laisse d’ailleurs entendre. Grâce au poète, la réalité se fait magique : « un pèlerin intérieur / exige // que tout me taille », tandis qu’un « cabri // vient / en moi // lécher // la plus belle / de mes plaies ». « Comme nous », les vers « frémissent », dans des assemblages brefs de mots saillants. « À la fois // couronne / et grenouille », Felip et ses avatars explorent l’étrangeté des contes tout autant que « ces temps / improbables // où tout / évince ». Le pas de côté devient la règle, le décalage, une poétique qui sert la fluidité. Fluidité des vocables certes, mais aussi cette fluidité du genre dont on parle beaucoup en ce moment et qui, ici, sait elle-même parler, ce qui n’est pas rien. Il fallait bien la poésie pour ça. N’oublions pas non plus les clins d’œil (volontaires ?) : alors qu’on peut lire sur une page « Ça coud / dans les // lisières » (le recueil paraît aux éditions des Lisières), la page suivante affirme qu’« Il y a longtemps que / je ne tranche plus ». L’auteur a été, rappelons-le, publié également à La Boucherie littéraire… et quelque chose me dit que ces vers ne sont donc pas anodins. En tout cas, c’est à une hybridation subtile et joyeuse que le poète nous convie dans ce tout petit livre, qui est aussi un bien bel objet.

Felip Costaglioli, Garçon à l’envers, éditions des Lisières, ISBN 979-10-96274-38-3


Extrait audio :

jeudi 21 mars 2024

Supplique pour la fin des nuits sans lune

« Encore plus fantomatiques / sans la lune », les nuits noires sont emplies de « grincements / gémissements / vulgaires // qui rebondissent / à l’infini ». Dans Supplique pour la fin des nuits sans lune, Laurence Fritsch décrit l’obscurité qui concentre peurs et insomnies, mais aussi stimule la créativité dans un élan de survie que le noir fait poindre. Après tout, « la page est un territoire inquiet » pour qui entend taquiner la muse… ou plutôt Phœbé. Un astre que la poétesse défend dans son avant-propos contre certaines idées saugrenues de « colonisation industrielle et touristique ». Pour Laurence, la Lune (la planète) comme la lune (sa lumière) sont salvatrices : « si elle luit / tu y abandonnes / spectres cauchemars périls / dans la poix / tu pries le vent / pour que revienne / haletante jusqu’au matin / la lumière ». Ce court texte — ils le sont tous — représente un peu l’art poétique du recueil. Dans des vers ramassés, en deux séquences de vingt-sept poèmes, s’échafaude une supplique à la « lune thaumaturgique » à laquelle la cadence, les images, les tropes donnent un air d’incantation magique. « les heures grises / avalent et crèvent / les rêves / lunatiques », et l’on se prend à supplier avec l’autrice pour que la lumière d’Hécate renvoie « le meneur de nuées » à son ombre, dissipe les « parfums de vase / de caverne de cadavre ». Même si la lumière ici invoquée ne peut rivaliser en lumens avec celle du soleil, elle guide à travers la nuit, elle aide à traverser les turpitudes des ténèbres. Haro sur les mauvaises pensées et l’inspiration chancelante : il y aura toujours « un poème en guise d’espérance ».

Laurence Fritsch, Supplique pour la fin des nuits sans lune, Pierre Turcotte éditeur, ISBN 9782925219729


Très court extrait audio :

mardi 5 mars 2024

Pour Traction-brabant 107 : Canada

« Montre-moi ton passe-partout / et je te dirai quel gauchiasse tu es. » Dès le poème qui ouvre le recueil, ça cogne. Et ça ne s’arrêtera pas : Tomasz Bąk observe, critique, ironise, n’épargne personne, pas plus « les promoteurs des valeurs progressistes » de gauche que « les attachés aux valeurs culturelles » de droite. Oui, ça cogne. « Tape, je te dis. Vise le système et frappe. » Dans ce monde désolant que sa génération a hérité, le jeune poète écrit entre autres sa colère sourde face à une société où « il n’y a pas de conte de fées qu’on ne puisse transformer en porno ». C’est à un flux d’images ininterrompu qu’il nous convie, faisant défiler devant nos yeux les scènes qu’on pourrait voir sur les chaînes d’information continue, les commentant avec un humour sec qui refuse le politiquement correct : « les Jaunes produisent, les Noirs vendent, / les Blancs en tirent profit. Et chacun est satisfait, le monde tourne ainsi. » Comment Tomasz Bąk en est-il arrivé à ce constat ? En partant d’un match de football entre les Pays-Bas et l’Angleterre, puisque sa soif d’interpréter ou de décortiquer la société prend sa source dans le quotidien qu’il scrute, et puis en laissant couler les mots.

En effet, ses poèmes cherchent (et citent d’abondance) le « flow », le « beat », le « funk » : « Monte l’overdrive, augmente les médiums / et écris quelques chansons sur l’amour ». La musique est forte comme les gueulantes, l’atmosphère est moderne, urbaine, faite de barres d’immeubles et de poubelles plutôt que de champs où poussent les jolis coquelicots. Laissons encore la parole au poète pour le plaisir : « Car si le monde est réellement un plateau en duralex / qui repose sur quatre crocodiles aiguisant leurs dents, / alors sur ce plateau je suis un cheveu. Sur ce plateau je suis / une cicatrice. Comme un fromage fondu à mort dans un micro-ondes. »

Dans cet univers littéraire où la contestation et l’observation sévère figurent parmi les moteurs des strophes, où politique, société et religion se télescopent pour se voir pourfendre, la traduction de Michał Grabowski (épaulé par Clément Llobet) restitue la franche et limpide oralité des poèmes tout en transposant leurs références culturelles avec habileté — tandis que l’intéressant glossaire en fin d’ouvrage apporte des précisions utiles. Engagé, social, distant pour mieux critiquer la réalité, proche pour mieux l’embrasser, Canada est un recueil bref mais vigoureux, dans une langue d’aujourd’hui qui fait mouche. Tiens, au fait, « si l’espoir meurt vraiment en dernier / qui donc éteint la lumière ? »

Tomasz Bąk, Canada, traduit par Michał Grabowski avec la collaboration de Clément Llobet, éditions Lanskine, 80 p., 16 €, ISBN 978-2-9578277-5-6
Cette chronique a paru dans le numéro 107 du poézine Traction-brabant, à découvrir ici si le cœur vous en dit. Merci à Patrice Maltaverne pour son accueil.


Deux extraits, dont un premier en audio, le poème éponyme :

 

 

Apocryphe

Horaires d’été, festivités en plein air jusqu’à l’aube blanche
ou la première intervention de la police. Il n’y a pas de miracle.

Après plusieurs heures en plein soleil on aperçoit dans les rues
des interprétations de scènes de l’Évangile, des saints en tongs.

Hier, par exemple, j’ai failli percuter à vélo le St-Esprit.
Ça devait être lui, les colombes ordinaires n’ont pas cette blancheur céleste.

Aujourd’hui, c’est pire. J’ai rencontré un homme qui, en un quart d’heure,
a joué seul une adaptation du mystère de la Passion du Christ.

Avant, cela me semblait impossible – d’incarner simplement
et à la fois le messie, Judas et Madeleine : tomber, mourir et pleurer ;

ressusciter, s’épousseter et aller aux putes. Pure perfection.
Sale perversion. Sans hésitations, ni présentations.

Il a juste marmonné le message : rester assis et boire du vin rouge
rend divin et capable d’avaler la divinité de l’autre.

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