Mot-clé - Lecture audio

Fil des billets

mercredi 4 décembre 2024

La Table du poème

Premier titre de la nouvelle collection « P’tits papiers » des éditions Lurlure, La Table du poème rassemble des poèmes pour enfants de Milène Tournier illustrés par Charlotte Minaud. La poétesse y mélange textes courts, basés sur une idée forte déclinée avec tendre concision (« La tortue enlève sa carapace. / Elle est nue dehors. / La carapace, nue dedans »), et textes plus longs, narratifs, parfois philosophiques, qui permettent à la jeunesse d’entrer dans son univers d’autrice où l’émerveillement devant les petites choses du quotidien fait poésie : « Pour dix fois son visage, / Regarde le dos / De ta maman, / Une fois, longtemps. / Et pense dans ta tête des mots / Qu’elle n’entendra pas. / Il y a deux endroits dans le monde / Où personne, même les mamans, / Ne nous voit : / Quand on est dans leur dos, / Quand on est dans notre tête. » Si le vocabulaire et la syntaxe sont adaptés à un lectorat d’enfants, puisque « le langage est une maison à plusieurs pièces », le livre ne verse toutefois pas dans la simplicité. Au contraire, on ressent une véritable envie d’élever petits lecteurs et petites lectrices, de les inviter à porter un autre regard sur ce qui les entoure : « Invente, chaque matin, / Ce qui va t’arriver. » Oui, « La peur se mélange au sommeil / Et ça fait nos cauchemars », certes « Parfois nos paumes / deviennent des poings », mais ce sont avant tout la tendresse et l’enthousiasme pour la vie qui se dégagent de ce recueil. L’illustratrice semble communier en pensée avec la poétesse, tant ses dessins se fondent dans les mots, telles de petites capsules d’imaginaire enchâssées dans les strophes — et vice versa. « La poésie, / L’oiseau que ses pattes gênent, / Pour voler » : et le livre pourtant de prendre son envol, portant comme un ballon celles et ceux, enfants comme adultes, qui sauront s’agripper aux ficelles de ses vers.

Milène Tournier, La Table du poème, illustrations de Charlotte Minaud, éditions Lurlure, ISBN 979-10-95997-62-7


Extrait audio :

vendredi 22 novembre 2024

Les Polders de l’automne 2024

Avec la même régularité depuis plus de deux cents numéros, les Polders (lancés par la désormais close revue Décharge de Jacques Morin) de la saison arrivent. La livraison de cet automne sera l’occasion d’évoquer les deux recueils parus dans cette collection, qui, sous la houlette de Claude Vercey, défriche sans cesse le territoire de la poésie française, offrant à des voix pas encore établies une publication papier au petit format, mais à la diffusion grande parmi les enthousiastes.

Commençons par Chantier, d’Elsa Dauphin. « Lieu ouvert à toutes les vies / dans son jus d’hommes et de bêtes / durs à la tâche », la bergerie évoquée dans le recueil est à rénover, et le « je » poétique s’y attelle dans ces textes narratifs qui plongent dans le concret. Il faut se ménager un « habitat de transition » — un mobil-home près du chantier —, se procurer les outils au magasin de bricolage en périphérie de ville, acheter les matériaux, puis se lancer dans ce chantier où il faudra supporter « le vent, le soleil, la pluie, les doigts gourds, la sueur, les lombaires douloureuses, les gerçures et les crevasses, les coups de soleil, les piqûres de guêpes, les tendinites, les tours de reins, les crampes, les courbatures, la fatigue, les sommeils trop lourds, les réveils poussifs ». « Un sac de ciment comme un enfant dans les bras », Elsa Dauphin façonne sa bergerie et ses vers dans un même mouvement qui lie le corps à la littérature : « Mes mots font mortier / entre le ciel et la terre / entre les pierres et les rêves ». On ressent la fatigue, l’épuisement, la frustration aussi de se construire un coin de bonheur aux dépens parfois des animaux autochtones, quand une chevêche « s’envole    abandonne / nous cède le terrain ». Mais où habiter ? « Nous sommes trop gras d’occident / pour envisager d’être nomades », alors haut les cœurs ! La poétesse fait son nid et ses vers, et l’on sent couler sa sueur en lisant ce petit volume… qui a de beaux volumes.

Elsa Dauphin, Chantier, no 203 de la collection Polder, ISBN 978-2-35082-582-3

En lecture audio, le poème « Les parpaings n’ont pas vocation à la douceur » :

 

 

 

L’autre polder de l’automne 2024, c’est Trouble-miettes, de Julie Cayeux. Ici, plus de « je » poétique, mais bien une « elle » dont on découvre les pensées troubles, les désirs sombres, le quotidien routinier, dans des poèmes narratifs qui s’affranchissent du réel pour propager des visions singulières : « Peut-être faudrait-il éplucher sa peau / par petits bouts / se cuire à la marmite / fondre ses remords jusqu’à devenir une soupe / acide ou trop poivrée / pourvu qu’elle soit infecte ». Il convient de se frayer un chemin parmi ces strophes qui râpent pour accompagner Trouble-miettes dans un voyage en bus vers un travail qui « veut user chaque parcelle de peau / soumettre sa pensée à des taches [l’absence d’accent circonflexe suggère un double sens quasi lovecraftien] mesquines / rouiller sa chair et creuser ses accrocs ». Bus, boulot, dodo (« elle s’endort aux aguets / la mâchoire crispée ») : certes, mais les bribes de réel sont mâtinées d’images relevant du fantastique ; la poésie démiurge se construit une quasi-dystopie : « Il semblerait qu’un vieux crétin / s’amuse à coudre sur nos chimères / des ailes de mouches ». Trouble-miettes, au fond, c’est une sorte de conte cruel où la vie de la protagoniste est disséquée dans toute son absurdité pessimiste. « Est-ce pire de s’habituer ou bien de renoncer ? » Et pourtant, toujours, une lueur d’espoir : « S’il y a des orages dans sa tête / c’est que le ciel se décide enfin / à y laver la nuit ». Et on le souhaite ardemment, tout au long des pages, en se plongeant avec un plaisir complice dans un morne quotidien sublimé de poésie.

Julie Cayeux, Trouble-miettes, no 204 de la collection Polder, ISBN 978-2-35082-583-0

En lecture audio, deux poèmes tirés du moment où la protagoniste arrive à l’abribus :

mercredi 20 novembre 2024

Ouvert

Du « Rimbaud slovène », mort en 1926 à 22 ans des suites d’une méningite, fort productif de son vivant mais publié plus tard, je connaissais vaguement le nom sans avoir lu sa poésie. Jusqu’à ce que son compatriote Angel Arh m’offre il y a peu ce petit volume à l’élégante mise en pages en noir et blanc, comprenant non seulement des poèmes, mais aussi des extraits de lettres ou de carnets. Cette plongée en à peine plus d’une centaine de pages dans l’univers de Kosovel révèle toute l’impétuosité de sa jeunesse (« C’est bon d’être jeune et fort, / et dans l’âme et le cœur beaucoup d’erreurs »), mais également la maturité précoce de ses réflexions sur la vie, l’humanité ou l’art, parcourues d’une rébellion puisée dans l’époque troublée de sa courte vie : « Il faut révolter l’homme jusqu’au tréfonds, jusqu’aux couches les plus profondes de son âme. » L’approche quasi philosophique du poète qui transparaît dans les pensées n’est cependant pas un carcan, puisqu’il sait faire son miel de choses on ne peut plus concrètes : « Une bouteille dans un coin / en dit plus / qu’un recueil de rimes creuses. » Habillant la réalité d’un « petit manteau / de mots », il peut tout aussi bien exercer l’humour en évoquant une barrique de harengs que proclamer haut et fort sa « foi en l’humanité. Pour moi, c’est un mot sacré ». Le choix des textes (par Mateja Kralj) reflète l’ébullition d’idées permanente de l’auteur, offrant à lire des vers virtuoses et des images fortes : « Quand l’alcool se met à bouillir dans ma tête / et que le cœur s’ouvre comme une campanule, / j’agite mollement le voile / devant mes rêves. » Contemplatif aussi à ses heures, Kosovel chante sa région calcaire natale avec douceur et lyrisme : « Le clair de lune se pose sur les chemins du Karst, / sur les champs déchirés, les genévriers entre les rochers, / mon âme inquiète sanglote, / blessée comme par le tranchant de la rosée. » Plutôt qu’un grand écart de thèmes et de styles, c’est à une formidable unité d’énergie éclectique à la fois cérébrale et concrète qu’invite ce volume. Par-delà la mort tragique et survenue trop tôt… mais les poètes ne disparaissent jamais pour de vrai, non ? « Oh, mais la mort n’existe pas, n’existe pas ! / Tu tombes seulement, tu tombes seulement, / tu tombes, tu tombes / dans un abîme de bleu infini. »

Srečko Kosovel, Ouvert. Pensées et poèmes choisis, traduit par Zdenka Štimac, Éditions franco-slovènes, ISBN 978-2-9564657-5-1


Extrait audio, le poème « Un réverbère sur le bord du chemin » :

lundi 4 novembre 2024

Sur les traces de Sintra

Pour Muriel Carminati, Sintra restera à jamais « ce pur trésor / la mémoire du bonheur ». Aussi entreprend-elle de dépeindre en vers ses sensations, ses sentiments, ses pensées lors de son parcours dans cette ville, vers qu’elle fait précéder d’un haïku de Sōseki. Introduction pertinente au projet, puisque la poétesse utilise souvent un schéma mêlant, à l’instar de son exergue, une description naturaliste à un glissement de celle-ci vers une réflexion, une rêverie, voire un épisode historique fantasmé. « Ville vieille / carte postale en trois dimensions / rues aux pavés astiqués / réverbères rétro » est ainsi le prélude à une interrogation existentielle : « pour qui    pour quoi / je ne croise que des touristes s’obstinant à lire leurs textos ». Les touristes téléphones en prendront d’ailleurs pour leur grade tout au long du livre, avec plus loin, par exemple, ces « tourelles hollywoodiennes / coursives à créneaux de fantaisie / assaillies par tous ceux qu’obsèdent les selfies ». À la course aux pixels de masse, Muriel oppose son éthique touristique du pas de côté… le regard de la poétesse, tout simplement. Elle redéfinit la silhouette du Palais national : « ces deux mitres ce sont / deux chapelles fantaisistes / non / des derviches tourneurs alors / non pas / des astrologues aux chapeaux pointus peut-être / non plus / c’est le lieu où se concoctaient d’éblouissants festins / et subséquemment s’activaient de belle manière / toute une armée de petits / mitrons // trop mignon ! » Le ton joueur, le vocabulaire et la rime finale rappellent que l’autrice écrit aussi pour les enfants ; le regard de poétesse est-il donc un regard d’enfant ? Pourquoi pas : les anecdotes historiques (peut-être glanées dans un guide de voyage ou sur un panonceau explicatif) sont de nature à intéresser petits et grands. Et puis, parfois, Muriel use de la magie de la poésie pour accorder en prosopopée la parole à ces vieilles pierres si reluquées et commentées qu’elles doivent bien finir par vouloir s’exprimer ; ainsi en est-il du château de Regaleira, que « des touristes [ont] traité à l’instant de / lieu triste voire sinistre / le comparant à son débonnaire rival de la Pena » : « comparaison n’est pas raison / grince-t-il indigné ». Tout comme, dans une fontaine enchanteresse à l’écart des chemins battus, un satyre lance à la poétesse : « revenez quand vous voulez ma petite / vous êtes chez vous ! » Ce recueil devient dès lors celui d’une touriste éclairée, adoptée par la ville qu’elle célèbre.

Muriel Carminati, Sur les traces de Sintra, éditions Traversées, ISBN 978-2-931077-11-5


Extrait audio, le poème « Leurre » :

dimanche 6 octobre 2024

Langage|machine

Un écrivain de science-fiction qui se fend d’un recueil de poésie, publié dans la nouvelle collection d’imaginaire du Seuil, Verso, ça ne pouvait que m’intéresser. D’autant qu’il se coltine à un thème particulièrement d’actualité, le devenir des émotions de chair face à l’omniprésence textuelle des machines et des intelligences artificielles (c’est l’objet du chapitre « Cyborgs » de mon recueil Flo[ts], paru en 2015, alors bon, je ne pouvais que succomber) : « À défaut d’une grande réforme de l’existence et de ses conditions matérielles, la poésie esquisse encore la possibilité d’un geste différent, et d’humble résistance. » L’excellent La Nuit du faune, publié par Albin Michel Imaginaire il y a quelques années, bénéficiait d’ailleurs d’une écriture très poétique. La poésie comme résistance, avec son « travail de la lyre », c’est donc ce que le recueil propose. Et force est de constater qu’il est éminemment lyrique : dans un rythme où l’alexandrin donne la mesure (même si tous les vers ne sont pas sur ce modèle), Lucazeau convoque toutes les technologies de pointe, tous leurs mots clefs, leurs tournures, et les mélange à un langage inspiré des classiques pour composer des odes parfois dotées de titres en latin, avec un programme bien particulier : « Chaque trouvaille dans le travail du langage et chaque harmonie structurée d’assonances, et chaque rythme qui refuse la banalité de la prose produite par des processus ou par des algorithmes, constituent une victoire contre la trivialité, c’est-à-dire, aujourd’hui, la liquidation du sens dans la production d’un langage automatisé. » Ainsi le « vrombissement de machines vivantes » pulse-t-il dans des lieux où « des prophètes brandissent de banales utopies / enlardées de logos et de technologie », le tout dans un « itératif dédale » connecté « en liaison hypertexte ». Pétri de culture classique, le poète convoque entre autres Dante (« Au mitan de ma vie je m’égarai dans une sombre forêt »), mélange les niveaux de langage (« Ma bite a pénétré de suintants polymères », oui, c’est un alexandrin), sert une poésie un peu surannée, un peu trop lyrique peut-être pour le caractère disruptif des innovations technologiques qu’il chante ou qu’il bafoue — mais il est honnête, nommant une des parties « Esquisses d’un lyrisme pour les jours obscurs ». Cela étant, voilà aussi une poésie sincère qui pourra toucher celles et ceux qui, lecteurs et lectrices de science-fiction, ne connaissent que peu la poésie contemporaine. Jeter des ponts entre les deux genres fait sens. Gageons que les éditions du Seuil ont vu là une opportunité commerciale, Romain Lucazeau ayant déjà un nom bien installé dans le milieu de l’imaginaire, mais après tout, c’est de bonne guerre. Un auteur de science-fiction peut parfaitement ressentir dans sa chair l’appel de la poésie : « L’urbanisation des astres / Travaille mon bas-ventre et raidit mes désirs ».

Romain Lucazeau, Langage|machine, éditions du Seuil, collection Verso, ISBN 978-2-38643-126-5


Extrait audio :

mercredi 28 août 2024

Rafales

« Pour les Indiens d’Amérique, l’hiver est / la saison des histoires. Car il suffit / d’écouter le vent. Il est la mémoire de / ce territoire. Il l’a balayé tant de fois. » Et voilà que Béatrice Machet, traductrice infatigable des poètes autochtones d’Amérique, se met en quête des quelque cinquante rafales qui composent ce recueil, un mélange de récit de voyage dans la région des Grands Lacs et de spiritualité, un véritable bouillon de culture et de langues indigènes : « S’engouffrant par le nord / les vents ont enseigné leurs langues / aux Algonquins. » Tout ici respire la rive, se met à l’affût « du rose dans les ondulations » des lacs, longe les berges pour en tirer les contes et légendes ancrés dans les lieux : « Bruissements légers en lisière de plage. / Caresses et murmures. Promesses / venues de temps immémoriaux. » Car dans Rafales, c’est le temps long que l’on contemple. La mémoire affleure de l’eau qui caresse encore et encore le rivage, par-delà la grande eau salée aussi, au point que des réminiscences bretonnes se font jour dans l’esprit de la poétesse. Son « identité tribale » à elle aussi se dévoile. Alors, les mots de la finis terrae européenne viennent se mêler aux mots de la nation Anishinaabe, qui parsèment le livre comme autant de petites pierres apportées à l’édifice de l’hommage — car il est question ici aussi de dépossession des terres ancestrales. « Provoquer le vent. Le défier à la course » : ces rafales aux intonations chamaniques, où « le cuivré du couchant / Qui titube d’une rive à l’autre » éclaire d’une lueur aiguisant le regard, nous caressent et nous emportent tour à tour. Clin d’œil à un précédent recueil (Tourner. Petit Précis de rotation), constance dans la construction, Béatrice lie également son exploration américaine à l’obsession du cercle : « Circularité : on ne voit pas le temps passer / mais sa façon de reculer au fur et / à mesure que je marche. » Sans cesse, elle parcourt le paysage à la recherche de ce qu’il peut lui dire, nous dire. Sa langue contient la simplicité des légendes et la poésie des grands espaces, accrochée qu’elle est à des peuples et des idiomes pour qui la poésie est essentielle. L’autrice est allée y chercher le souffle. « D’où la nécessité du vent. Tout est lié. »

Béatrice Machet, Rafales, éditions Lanskine, ISBN 9782359631265


Extrait audio :

vendredi 23 août 2024

Epistola

Cela représente presque une gageure que de chroniquer un tel ouvrage, foisonnant, inclassable, boulimique de mots, éjaculatoire de poésie, alors que nombre de connaisseurs et connaisseuses en Lorraine et dans les environs l’attendaient depuis au bas mot… des décennies. C’est que Claude Billon écrit depuis un temps certain, a côtoyé des figures historiques de la poésie et y compte toujours des amitiés : Jean Vodaine bien sûr, le poète-imprimeur emblématique de la région dont la mémoire est perpétuée par une association locale, Jean-Paul Klée, le barde strasbourgeois, Jules Mougin, l’étonnant facteur-poète décédé en 2010, etc. En citer trop serait attenter à la modestie légendaire de Claude. Tiens, facteur, c’était aussi sa profession. Dire que ça le prédestinait aux lettres serait un bien facile jeu de mots, mais il y a de ça, en vérité. Et pourtant, ce recueil est le premier qu’il publie ! Un tour de « ce malheureux pangolin de destin mariole » ? Quoi qu’il en soit, on aura attendu longtemps avant de posséder un ouvrage avec le nom de Claude Billon sur la couverture, mais on n’aura pas attendu en vain : en majorité dans d’amples proses poétiques, souvent justifiées sur la page, il nous offre ses pensées qui circonvolutent activement, truffées de trouvailles sonores et syntaxiques, essayant en toute déférence « de ne pas rentrer à la Banque Rotschild, / s’ouvrir plutôt un coffre d’émotion chez Palestrina ». Déférence envers les figures qui ont marqué ses lectures ou son imaginaire, tels Jules Mougin ou le facteur Cheval (décidément, les facteurs…), dans une poésie où les mots grouillent, les points d’exclamation abondent et les hommages sont sincères (« la poésie d’Edmond Dune c’est des partitions de Bach imprimées avec des encres de Vodaine »). Ça fuse, ça parle en l’espace de quelques lignes autant de « réparer la gloire du myosotis » que de « l’abolition des bolides de la mort ». Pour apprécier ce coq-à-l’âne roboratif de « mots dépoitraillés », il convient de lâcher prise, de « déserter les rangs d’oignons ». Alors, on se trouve emporté par le verbe de Claude, par sa verve, par sa verdeur de poète d’expérience qui révère ses aînés, leur tient « la conversation profonde dans la fidélité » comme il peut se montrer sévère avec ses contemporains (écoutez l’extrait sonore !). Dans tous les textes, la gestion du souffle est essentielle, à tel point qu’on peut perdre haleine à les lire intérieurement. L’ambition est patente : proposer une véritable langue scandée qui fait poésie des cheminements de la pensée, avec ironie et dérision, voire autodérision. Le poète est aussi modeste et discret dans ses attitudes de tous les jours qu’il est expansif et disert sur la feuille. Parfois, d’ailleurs, il fait « juste assez poème / pour aimer » ; parfois se ménagent des pauses en vers courts, sensibles, pour mieux ressauter à pieds joints dans « les cheveux du texte comme un bouillon de vermicelles ». Il faut lire cet infatigable arpenteur des vocables, cette mémoire incollable des poètes, ce trouvère lorrain qui travaille et malaxe les lettres avec passion et constance, comme il les a distribuées.

Claude Billon, Epistola, éditions Baz'Art poétique, ISBN 9782956015857


Extrait audio :

vendredi 24 mai 2024

Garçon à l’envers

Dans la présentation de l’auteur en fin de livre, on apprend qu’« il aime ce qui est hybride ». Bien souvent, la délicate tâche de se présenter incombe à l’écrivain, lequel doit ainsi se soumettre à la convention de parler de lui-même à la troisième personne. L’exercice ajoute par conséquent ladite troisième personne à l’hybridation que chérit Felip Costaglioli : dans le corps du texte, le « je » poétique aura en effet déjà alterné le masculin et le féminin, se donnant « nu / sur un sofa » puis « liée et / nue » comme un « fou ruban ». La cohérence des images, le rythme qui parcourt tous les poèmes — avec des vers courts, espacés, néanmoins piqués de quelques strophes aux lignes plus longues et quasi en prose —, tout indique que nous sommes là devant un ensemble qui brosse le portrait hybride, donc, d’un narrateur ou d’une narratrice prêtant à voir sa bizarrerie ou sa singularité. L’un des titres, « Mes curiosités », le laisse d’ailleurs entendre. Grâce au poète, la réalité se fait magique : « un pèlerin intérieur / exige // que tout me taille », tandis qu’un « cabri // vient / en moi // lécher // la plus belle / de mes plaies ». « Comme nous », les vers « frémissent », dans des assemblages brefs de mots saillants. « À la fois // couronne / et grenouille », Felip et ses avatars explorent l’étrangeté des contes tout autant que « ces temps / improbables // où tout / évince ». Le pas de côté devient la règle, le décalage, une poétique qui sert la fluidité. Fluidité des vocables certes, mais aussi cette fluidité du genre dont on parle beaucoup en ce moment et qui, ici, sait elle-même parler, ce qui n’est pas rien. Il fallait bien la poésie pour ça. N’oublions pas non plus les clins d’œil (volontaires ?) : alors qu’on peut lire sur une page « Ça coud / dans les // lisières » (le recueil paraît aux éditions des Lisières), la page suivante affirme qu’« Il y a longtemps que / je ne tranche plus ». L’auteur a été, rappelons-le, publié également à La Boucherie littéraire… et quelque chose me dit que ces vers ne sont donc pas anodins. En tout cas, c’est à une hybridation subtile et joyeuse que le poète nous convie dans ce tout petit livre, qui est aussi un bien bel objet.

Felip Costaglioli, Garçon à l’envers, éditions des Lisières, ISBN 979-10-96274-38-3


Extrait audio :

jeudi 21 mars 2024

Supplique pour la fin des nuits sans lune

« Encore plus fantomatiques / sans la lune », les nuits noires sont emplies de « grincements / gémissements / vulgaires // qui rebondissent / à l’infini ». Dans Supplique pour la fin des nuits sans lune, Laurence Fritsch décrit l’obscurité qui concentre peurs et insomnies, mais aussi stimule la créativité dans un élan de survie que le noir fait poindre. Après tout, « la page est un territoire inquiet » pour qui entend taquiner la muse… ou plutôt Phœbé. Un astre que la poétesse défend dans son avant-propos contre certaines idées saugrenues de « colonisation industrielle et touristique ». Pour Laurence, la Lune (la planète) comme la lune (sa lumière) sont salvatrices : « si elle luit / tu y abandonnes / spectres cauchemars périls / dans la poix / tu pries le vent / pour que revienne / haletante jusqu’au matin / la lumière ». Ce court texte — ils le sont tous — représente un peu l’art poétique du recueil. Dans des vers ramassés, en deux séquences de vingt-sept poèmes, s’échafaude une supplique à la « lune thaumaturgique » à laquelle la cadence, les images, les tropes donnent un air d’incantation magique. « les heures grises / avalent et crèvent / les rêves / lunatiques », et l’on se prend à supplier avec l’autrice pour que la lumière d’Hécate renvoie « le meneur de nuées » à son ombre, dissipe les « parfums de vase / de caverne de cadavre ». Même si la lumière ici invoquée ne peut rivaliser en lumens avec celle du soleil, elle guide à travers la nuit, elle aide à traverser les turpitudes des ténèbres. Haro sur les mauvaises pensées et l’inspiration chancelante : il y aura toujours « un poème en guise d’espérance ».

Laurence Fritsch, Supplique pour la fin des nuits sans lune, Pierre Turcotte éditeur, ISBN 9782925219729


Très court extrait audio :

mardi 5 mars 2024

Pour Traction-brabant 107 : Canada

« Montre-moi ton passe-partout / et je te dirai quel gauchiasse tu es. » Dès le poème qui ouvre le recueil, ça cogne. Et ça ne s’arrêtera pas : Tomasz Bąk observe, critique, ironise, n’épargne personne, pas plus « les promoteurs des valeurs progressistes » de gauche que « les attachés aux valeurs culturelles » de droite. Oui, ça cogne. « Tape, je te dis. Vise le système et frappe. » Dans ce monde désolant que sa génération a hérité, le jeune poète écrit entre autres sa colère sourde face à une société où « il n’y a pas de conte de fées qu’on ne puisse transformer en porno ». C’est à un flux d’images ininterrompu qu’il nous convie, faisant défiler devant nos yeux les scènes qu’on pourrait voir sur les chaînes d’information continue, les commentant avec un humour sec qui refuse le politiquement correct : « les Jaunes produisent, les Noirs vendent, / les Blancs en tirent profit. Et chacun est satisfait, le monde tourne ainsi. » Comment Tomasz Bąk en est-il arrivé à ce constat ? En partant d’un match de football entre les Pays-Bas et l’Angleterre, puisque sa soif d’interpréter ou de décortiquer la société prend sa source dans le quotidien qu’il scrute, et puis en laissant couler les mots.

En effet, ses poèmes cherchent (et citent d’abondance) le « flow », le « beat », le « funk » : « Monte l’overdrive, augmente les médiums / et écris quelques chansons sur l’amour ». La musique est forte comme les gueulantes, l’atmosphère est moderne, urbaine, faite de barres d’immeubles et de poubelles plutôt que de champs où poussent les jolis coquelicots. Laissons encore la parole au poète pour le plaisir : « Car si le monde est réellement un plateau en duralex / qui repose sur quatre crocodiles aiguisant leurs dents, / alors sur ce plateau je suis un cheveu. Sur ce plateau je suis / une cicatrice. Comme un fromage fondu à mort dans un micro-ondes. »

Dans cet univers littéraire où la contestation et l’observation sévère figurent parmi les moteurs des strophes, où politique, société et religion se télescopent pour se voir pourfendre, la traduction de Michał Grabowski (épaulé par Clément Llobet) restitue la franche et limpide oralité des poèmes tout en transposant leurs références culturelles avec habileté — tandis que l’intéressant glossaire en fin d’ouvrage apporte des précisions utiles. Engagé, social, distant pour mieux critiquer la réalité, proche pour mieux l’embrasser, Canada est un recueil bref mais vigoureux, dans une langue d’aujourd’hui qui fait mouche. Tiens, au fait, « si l’espoir meurt vraiment en dernier / qui donc éteint la lumière ? »

Tomasz Bąk, Canada, traduit par Michał Grabowski avec la collaboration de Clément Llobet, éditions Lanskine, 80 p., 16 €, ISBN 978-2-9578277-5-6
Cette chronique a paru dans le numéro 107 du poézine Traction-brabant, à découvrir ici si le cœur vous en dit. Merci à Patrice Maltaverne pour son accueil.


Deux extraits, dont un premier en audio, le poème éponyme :

 

 

Apocryphe

Horaires d’été, festivités en plein air jusqu’à l’aube blanche
ou la première intervention de la police. Il n’y a pas de miracle.

Après plusieurs heures en plein soleil on aperçoit dans les rues
des interprétations de scènes de l’Évangile, des saints en tongs.

Hier, par exemple, j’ai failli percuter à vélo le St-Esprit.
Ça devait être lui, les colombes ordinaires n’ont pas cette blancheur céleste.

Aujourd’hui, c’est pire. J’ai rencontré un homme qui, en un quart d’heure,
a joué seul une adaptation du mystère de la Passion du Christ.

Avant, cela me semblait impossible – d’incarner simplement
et à la fois le messie, Judas et Madeleine : tomber, mourir et pleurer ;

ressusciter, s’épousseter et aller aux putes. Pure perfection.
Sale perversion. Sans hésitations, ni présentations.

Il a juste marmonné le message : rester assis et boire du vin rouge
rend divin et capable d’avaler la divinité de l’autre.

mercredi 24 janvier 2024

Un monde très sportif

La poésie de Patrice Maltaverne est exigeante. Pas difficile d’accès, non : exigeante dans le bon sens du terme. On voit çà et là tant de vers éthérés, usant de mots simples, décrivant des situations faciles à reconnaître ou à analyser que lorsqu’un recueil résiste — au départ du moins — à l’identification aisée d’un fil conducteur ou d’une thématique globale, on doit parfois mobiliser son énergie pour en continuer la lecture. Et tant mieux : si le poète a dépensé de l’énergie pour écrire, celui ou celle qui le lit peut bien aussi faire un petit effort. Il faut dire qu’ici, ça commence bien : « Un corps d’adolescent / a été poussé au fond d’un cercueil ciré ». Mais, on l’a vu, il ne nous sera pas servi de poésie narrative strictement documentaire. Qui est l’adolescent, que s’est-il passé ? Tout au plus aurons-nous des indices. En tout cas, « avant le plongeon final / sa vie devait dépasser / la vitesse de la lumière ». Le décor que plante Patrice est, comme souvent chez lui, celui d’une ville moderne et banale, pas celui d’un quartier historique classé ni celui d’une campagne fantasmée. On ne sait comment y jouir « de ces champs d’orties / acclimatées / où paît une bande de pneus ». Sans doute les cubes de béton y sont-ils majoritaires. Le « paradis artificiel » présente en outre des dangers : on y rencontre un « corps stigmatisé par les ronces »… tandis que « l’humain n’est plus qu’une chose / bêtement soudée par la peur ». On rencontre aussi pas mal d’autos, car l’auteur, expérimenté, sait s’emparer de tout pour créer la poésie. Les produits de l’industrie permettent en outre des élans surréalistes : « Il y a tellement de parkings / dans ces voitures / que les mammifères supérieurs / se vitrifient ». Combative, la nature résiste tant bien que mal : « pour ne pas devenir loques / les branchages tassent la tête / contemplatif mausolée du hasard ». C’est donc à des poèmes d’ambiance en forme de feu d’artifice d’images que nous invite l’auteur, confiant dans notre capacité à nous imprégner de vers qui ne se livrent jamais sans déclencher auparavant un stimulus mental. S’il n’y a rien d’obscur dans la syntaxe, si les phrases sont limpides prises une à une, une certaine volonté de brouiller les pistes est patente. Allusions et bribes d’histoires tissent ainsi majoritairement leur toile en filigrane.  « Quelquefois le sport vient de l’enfer / où nous sommes plongés » : le Monde très sportif du titre se rapporte au fond autant à l’écriture cadencée, à l’ambiance sophistiquée qu’au halètement de la lectrice ou du lecteur. Essoufflé après avoir reposé le livre, on sait gré à Patrice Maltaverne ne nous avoir emmenés dans une poésie moderne, vivante… et exigeante.

Patrice Maltaverne, Un monde très sportif, Les Lieux-Dits éditions, ISBN 978-2-493715-40-1


Extrait audio :

samedi 4 novembre 2023

Tout battement est secret

« La poésie était révolutionnaire à Cuba bien avant le triomphe de la révolution de 1959 » : ainsi commence la préface de Víctor Rodríguez Núñez à cette anthologie dont Jean Portante a assuré la traduction. On veut bien le croire, tant ce volume est riche en tensions, en strophes fortes, lyriques ou postmodernes, en proses philosophiques, en histoires du présent et du passé racontées avec tendresse ou colère. Seule exception au choix éditorial de poètes et poétesses encore en vie, Fina García Marruz (décédée lors de la confection du livre, en 2022) ouvre le bal des textes avec une poignante remembrance historique intitulée « Nos Indiens » : « Ils ne nous ont pas laissé cette langue sibilante / dans laquelle les consonnes sifflaient comme des oiseaux / dans une forêt décontenancée, ou comme des flèches / rapides, des sarbacanes emplumées / volant vers les arcs ramifiés ». La poésie de Cuba s’écrit donc en espagnol. Le préfacier nous confie d’ailleurs qu’elle lui semble « l’une des meilleures que la langue espagnole ait à offrir ». Au vu de ce qui suit, on n’a pas de peine à le croire. Tenter, cependant, une synthèse de cette riche anthologie ou vouloir en citer tous les poèmes marquants ne serait pas une sinécure, mais il faut bien en parler un peu. Relevons tout d’abord que le choix des textes, si la répression du pouvoir sur les intellectuels est bien rappelée en avant-propos, ne s’interdit pas d’évoquer les objectifs de la révolution cubaine, avec Nancy Morejón par exemple : « Mes égaux, ici je vous vois danser / autour de l’arbre que nous avons planté pour le communisme. / Son bois prodigue résonne déjà. » Avec Carlos Augusto Alfonso, pourtant, le poème « Syndrome de Stockholm » sonne fort comme une contestation de l’autoritarisme, et encore plus fort lorsqu’on lit : « Je suis avec les balseros qui répètent la phrase : “Virer de bord repenti.” » Les balseros, ce sont ces personnes qui quittent Cuba pour la Floride sur des embarcations de fortune. Et que dire des « Fleurs de fer sur la poitrine d’un homme », de Luis Yussef, avec un tel titre évocateur ? Pas de censure dans un sens ou l’autre dans cette anthologie, seulement une attention particulière à la qualité des écrits, et c’est tant mieux. Autre chose qui frappe : l’image d’une nation littéraire véhiculée à travers des références nombreuses à de grandes figures artistiques internationales (Guillaume Apollinaire, Gilles Deleuze, Albrecht Dürer, César Vallejo…) ou nationales. Parmi ces dernières, l’incontournable José Martí. « prête-moi attention José Martí / afin que tu évites une fois pour toutes ce poème / car je ne suis pas le cadavre de glace / ni le cadavre d’un amour que tu sentais / comme le fils de la flatterie », écrit Lina De Feria ; plus loin, Alfredo Zaldívar, dans sa « Suite de Genève », affirme : « On pense à Martí quand on boit du genièvre / sans compagnie sans verre / sans corps / en scrutant le plafond de sa chambre vide. » Au moment de « planter [leurs] dents / dans la chair vieillie de l’amour », avec Óscar Cruz, les poètes et poétesses qu’on peut lire ici se souviennent des autres. Et puisqu’on est à Cuba, pays à l’histoire tourmentée (« [la] splendeur de la poésie cubaine se déroule au milieu de la situation morose que l’île traverse depuis les années 1990 », explique encore Víctor Rodríguez Núñez), le terroir est en outre objet poétique. Laura Ruíz Montes continue ainsi « à partager la patrie / en parts égales », dans des vers nostalgiques qui évoquent la diaspora. Et Sergio García Zamora de renchérir : « Pire qu’une maison sans grenier est un pays sans grenier : un pays fait de caves. » Évidemment, une chronique-minute telle que celle-ci ne peut qu’effleurer la surface d’une entreprise aussi profonde, aux thèmes aussi divers et aux langues aussi différentes. Et si Alex Fleites nous dit que « la Caraïbe est un fracas », que la mystérieuse destinataire de son poème « dessine un bateau qui ne sillonnera jamais les anthologies, / qui ne s’échouera même pas dans des revues littéraires », on est bien aise que cette anthologie-là existe dans l’élégante traduction de Jean Portante.

Tout battement est secret. Poésie de Cuba, 1959-2022, traduction de Jean Portante, éditions Caractères, ISBN 9782854466713


Extrait audio, le poème « Trieste » (eh oui, il n’évoque justement pas Cuba !), de Rodolfo Häsler :

jeudi 26 octobre 2023

La Reposée du solitaire

La reposée, c’est cet « endroit écarté où le sanglier, les cervidés se retirent et se reposent durant le jour », nous dit le dictionnaire en ligne CNRTL, cher à l’auteur, à qui le mot échappe d’abord. Puis lui revient un texte de Maurice Genevoix où le terme est utilisé. Rien d’étonnant à cela : dans ce livre, Jean-Pascal Dubost se dévoile en écrivain de fragments qui mélangent observations, réflexions et citations littéraires, qu’elles soient poétiques ou tirées d’essais. Les écrits des autres constituent ainsi un socle solide sur lequel bâtir ses phrases, sur lequel construire un raisonnement. On pense à Quignard, qu’il mentionne, mais aussi à Schlechter, pour cette notion de solitude cultivée et pourtant connectée ; « sauvagement connectée » même, avoue l’auteur en admettant chercher « de quoi qui [le] nourrisse » — et son écriture avec — sur l’internet. « Un enfermement volontaire (le bureau) au cœur d’un lieu ouvert (la forêt) » : voilà un doux isolement, un havre propice, car « c’est dans l’enfermement que se déploie [sa] sauvagerie d’écriture ». Si la sauvagerie est si souvent évoquée, c’est que son domicile en forêt de Brocéliande lui permet d’observer les animaux et de réfléchir à ce qu’ils peuvent lui apprendre, nous apprendre. « Retrouver son humanité à travers l’animalité » est bien loin ici d’être un programme pour cadres supérieurs dans un séminaire de développement personnel ; « humanimalité » n’est pas un de ces néologismes destinés à faire passer la pilule du statu quo au moyen d’un vague concept. Non, Jean-Pascal Dubost ressent dans sa chair une véritable connexion aux bêtes de sa forêt et l’utilise pour alimenter un discours sur son choix de rester à l’écart du monde (même si les informations l’y relient parfois) tout en plaidant pour l’empathie. Proche des bêtes, proche de « la Bête » dans le film de Jean Cocteau lorsque lui revient cette intonation de l’actrice Josette Day, qui prononce ces mots avec une déférence palpable pour la noblesse du monstre. Qui est le monstre ? Le bûcheron qui, sur ordre, déboise la forêt ? L’être humain tout court ? « Je ne suis sûr de rien, et c’est sûr de rien que j’avance. » Lucidité du poète, qui se révèle tout sauf ermite. Autre socle de l’écriture : l’étymologie, dans laquelle l’auteur a un « enthousiasme grand à plonger ». Il choisit ses termes avec soin, attentif à ce qu’ils ont pu céder de sens ou ce qu’ils ont pu en gagner. « L’animal a perdu son sens étymologique car l’homme lui a pompé l’âme » : il convient alors de ne pas oublier une époque lointaine où peut-être la distinction était floue, citant Charles d’Orléans, jouant de typographie et de langue adéquates (« quelque-chose », « très-anesthésiée », aux traits d’union si délicieusement désuets ; le superbe « requoy », lieu de retrait pour les hommes, en parallèle à la reposée). « Chasseur de mots », pas d’animaux, tel apparaît Jean-Pascal Dubost dans ce petit livre où se devine une « communion faite d’apaisement ».

Jean-Pascal Dubost, La Reposée du solitaire, éditions Rehauts, ISBN 978-2-917029-56-5


Un extrait audio :

vendredi 13 octobre 2023

Le Dernier Cerceau ardent

Si l’on cherche à caractériser les mots que couche Luminitza C. Tigirlas dans ce recueil, c’est dans ses vers mêmes qu’on piochera la plus juste description : sa « langue initiatrice se recouvre de râpures phonémiques bientôt cuivres », bouscule la syntaxe, reconfigure les vocables à sa guise pour articuler l’innommé en quelque sorte. Elle le dit et redit elle-même d’ailleurs : « Essaims d’urticants / m’ont pénétrée    par les vaisseaux / de ma langue ». L’innommé, ce qui plane sur le livre et qui s’y trouve à presque chaque page, c’est l’histoire commune de la Roumanie et de la Moldavie, l’impossible réunification ici personnifiée par une rivière frontalière aux noms multiples : la Prut le plus souvent pour l’Europe environnante, mais également affublée de l’article en roumain et devenant Prutul, quoique, nous dit la poétesse, « Pyreta est le seul nom qu’elle accepte en plus de celui de mère ». Tout commence à l’école, où « les puînés bégayent un alphabet rouquin / devant la professeur qui translittère / en lueurs de sang / les nuances de rouge au programme ». L’assimilation linguistique soviétique est en marche, l’autrice retrace les souffrances et les déchirements au moyen d’images allusives qui atténuent la peine dans un voile de pudeur fait de tropes. Et puis vient ce qu’il faut entendre comme une ode à la rivière mère, cette Pyreta évoquée plus haut, mais aussi comme un hymne à celles et ceux qui vivent une séparation artificielle. Car la « fantasmagorie intime » de Luminitza, servie par sa langue revêche, va au-delà de l’intime ; elle s’enracine dans la grande histoire. « Entre deux berges ondo-noyées, la rivière se tend et feint de se tenir à un cours dessiné sous les taillis des saules blancs. Elle déteste qu’on la prenne pour Frontière. » Ainsi la liberté syntaxique vient-elle faire cause commune avec la liberté (toute relative aussi) d’un cours d’eau à la fois métaphorique et réel. À la fin se trouvent reliés en lettres de feu les thèmes chers à la poétesse : « D’un trait brûlant séparé de la terre / elle écrivit : / l’enfance—les langues—l’amour ». Chant d’amour à un pays tiraillé, ode à une rivière devenue cassure bien malgré elle, nostalgie d’une enfance pourtant tourmentée, déclaration à une langue qui clame un héritage commun malmené ? Le Dernier Cerceau ardent est bien tout cela à la fois.

Luminitza C. Tigirlas, Le Dernier Cerceau ardent, éditions du Cygne, ISBN 978-2-84924-750-1


Un extrait du livre, p. 30-31 :

mardi 5 septembre 2023

Dimanche sans bigoudis

« Octave ne se souvient pas de la couleur du ciel, le jour où un de ses oncles, vif comme l’éclair, l’a ramené au monde. Un caillou dans la trachée, la mine bleue. » Plutôt qu’un recueil de poésie, on pourrait dire de Dimanche sans bigoudis qu’il se présente comme un recueil de microfictions, lesquelles oscillent entre anecdotes factices, historiettes fantastiques et réflexions philosophiques. Les petits textes de quelques lignes de Basile Rouchin, cependant, cultivent bien les images poétiques, mâtinées souvent de jeux de mots complices (« Né au bord des oueds, maté par le sirocco, Arsène cache un cœur de palmier »). C’est tout l’intérêt de cet ouvrage : la concision de ses fragments permet d’embrasser un large spectre de thématiques, stimulant ainsi la lecture par un éclectisme en forme d’éventail coloré. Quoique, à y bien regarder, certaines obsessions semblent se faire jour. La famille par exemple — on a rencontré un oncle dès le début de ce billet —, et surtout le père, qui revient dans nombre de phrases. Une sorte de fil conducteur relie en conséquence moult histoires au moyen d’une interrogation sur la filiation, scrutant le papa « grandiose », le « père assis sur un rocher », celui qui « parle d’un guide étoilé filant sous des cieux obscurs »… Ce personnage est-il garant de stabilité, d’harmonie, en tout cas rêvée ? « Je comprends qu’une telle paix ne vise ni les ménages, ni le cimetière et ses fins de combat, mais la paiternité ! » Basile évacue parfois en jeux de mots les questions brûlantes, avec une pudeur pour le coup toute poétique dans son flou. Tout en ne refusant pas la violence qu’on pourrait qualifier de domestique : « la saillie d’Ariane par le Minotaure s’achève, leur progéniture redoute le meurtre par étouffement ». Si l’on entre facilement dans cet univers onirique, c’est aussi par la profusion des prénoms. En effet, presque tous les poèmes (ce terme ne relève pas d’une coquetterie pour éviter la répétition d’« histoires » — on l’a vu, il y a bien une charge poétique dans ce livre) incluent un prénom, qu’il soit au début ou à la fin pour matérialiser une citation ou qu’il désigne un personnage mis en scène. On tombera forcément sur un prénom qui nous touche dans notre intimité, resserrant par là nos liens avec le texte. Dans cette pléthore de microfictions poétiques, parfois lyriques, parfois cyniques, l’auteur, comme le dénommé Melchior qu’il nous présente à un moment, « relève un par un les défis de la vie » en embellissant des saynètes ordinaires ou extraordinaires de mots ouvragés et d’humour dense.

Basile Rouchin, Dimanche sans bigoudis, éditions Le Citron gare, ISBN 978-2-9561971-9-5


Trois textes en audio :

mardi 27 juin 2023

Quelque part, le feu

Il y a toujours quelque part une certaine frustration à lire une anthologie où figure un poème par auteur ou autrice, encore plus lorsque ce sont pas moins de 125 contributeurs et contributrices qui ont répondu à l’appel de l’anthologiste. Bien sûr, Quelque part, le feu n’échappe pas à cette règle — on en voudrait plus parfois, tant certaines écritures nous touchent ; mais d’autres yeux se feront plus doux pour d’autres vers, alors on se fait une raison, puisqu’il en faut pour tous les goûts. Et puis je dois donner cet avertissement : j’ai participé à ce recueil. Voilà. Ceci étant posé, l’anthologie dirigée par la dynamique Claudine Bertrand (on imagine l’effort nécessaire à mettre en place un tel livre) est tout à fait intéressante. En effet, elle permet de flâner à sa guise dans la vaste forêt de la poésie contemporaine francophone (tous continents mêlés), afin d’en comprendre les tendances telles que sanctionnées par un sujet particulier, le feu en l’occurrence. Ce qui frappe au fil des pages, c’est le nombre de contributions qui s’emparent de l’acception potentiellement tragique du feu : « Quelqu’un sera évaporé au milieu d’un baiser / […] Juste une boule de feu, silencieuse, / Qui nous engloutit comme une amibe », écrit Claudio Pozzani (Gênes), faisant du volcan la métaphore d’une catastrophe écologique que d’autres décrivent sans mots couverts. Ainsi Claudine Bertrand (Québec, anthologiste de cet ouvrage on l’a vu) évoque-t-elle « La terre mère / noyée sous nos pas / le pôle Nord à la dérive / entre orages et incendies / en forêt amazonienne / charriant leur pollution ». Les volcans s’invitent à plusieurs reprises, de fait — Max Rippon (Marie-Galante) : « Les brasiers sont partout, le long des cannaies imberbes » ; Daniel Maximin (Guadeloupe) : « Soufrière, tu te places au plus haut pour le premier accueil de Soleil et Étoile »), tandis que beaucoup de poètes et poétesses mettent leurs strophes sous le signe d’un avenir pas forcément radieux, dans une langue métaphorique souvent, lyrique par moments, fréquemment riche d’allusions et de figures de style. On navigue cependant, nombre de contributions oblige, dans une mer de surprises. D’abord celle de définir le sujet du feu par ce qu’il n’est pas, telle Hélène Fresnel (Paris) : « Ce n’est pas une attaque ni un déferlement / mais c’est sans mesure / tendresse / et don ». La chaleur du foyer se glisse ainsi dans les pages, avec notamment Malick Diarra (Sénégal) et ses « Chaleur mesurée, odeur de gâteau, régal, sourires ». Certains poèmes appliquent un baume apaisant sur la violence d’autres, équilibrant les sentiments contrastés. On nous emmène même dans l’espace, comme Françoise Coulmin (Normandie), qui croque la Guyane et sa base de lancement de fusées : « Un feu de nouveau monde / puissant souffle de flammes / pour propulser tous ces engins d’exploration / vers    peut-être    l’Ailleurs ». S’il y a d’ailleurs peu de poésie narrative dans ce recueil irrigué on l’a vu par le lyrisme, certaines contributions s’emparent pourtant de ce style. Face à face, Lydia Padellec (Bretagne) et Angèle Paoli (Corse) évoquent de terribles feux de forêt, aux monts d’Arrée (« S’embrasaient landes, bruyères et carex / Dans un crépitement de crâne fêlé ») et dans le maquis (« visions hallucinées d’espaces en fusion    la statue de la Vierge émergeant    noircie »). « Le monde à feu / Un monde affreux » (Jérôme Tossavi, Bénin) se taille la part du lion… Mais le feu de l’amour n’est pas en reste, que sert Anne Cillon Péri (Cameroun) dans « Le feu au cul », pas gnangnan pour un sou : « Le temps jette l’huile sur le feu d’une / Sortie de l’âtre conjugal tandis que / L’éloignement agresse le désir comme une arme à feu ». On aura compris, puisque le cadre temporel d’une chronique-minute est ici dépassé, que ce recueil saura allumer les désirs de poésie les plus divers !

Quelque part, le feu, sous la direction de Claudine Bertrand, éditions Henry, ISBN 978-2-36469-263-3


Parce qu’il était impossible de citer tout le monde dans une chronique-minute, voici tout de même les noms des 125 poètes et poétesses : Al Hamdani, Al Masri, Althen, Atalla, Augry, Barnabé-Akayi, Baros, Barrière, Basso de March, Bekri, Bénard, Benjamin, Benkirane, Ber, Bertoncini, Bertrand, Bianu, Bohi, Boni, Borer, Boudet, Boudier, Boulad, Boulila, Bralda, Brancion, Carcillo- Mesrobian, Cartier, Chambon, Chegeni, Cillon-Perri, Clancier, Cloutier, Compère-Demarcy, Corre, Coudray, Coulmin, Danjou, Davin, De Jesus Bergey, Delayeau, Des Rosiers, Desmée, Després, Diarra, Dracius, Dubost, Dumay, Dupon, Dupuy-Dunier, Durân-Barba, Fabre G, Faure, Fournier, Francœur, Freixe, Fresnel, Fumery, Gafaïti, Glück, Goffette, Guénette, Guézo, Guilbaud, Guivarch, Hurtado, Imasango, Ivanova-Jarrett, Klein, Kohlhaas-Lautier, Konorski, Kurtovitch, Lamoureux, Lange, Laye, Le Boël, Leroux, Leuwers, Lévesque, Libert, Machado, Mahy, Maximin, Mbaye, Merle, Morillon-Carreau, Ndione, Nichapour, Nimrod, Nys-Mazure, Oumhani, Padellec, Paoli, Parvex & Blaquière- Roumette, Péglion, Persini, Pey, Peyrouse, Poblete, Poindron, Pont-Humbert, Pozier, Pozzani, Regy, Renard, Reuzeau, Ribeyre, Rippon, Roy, Sanchez-Rojas, Sarner, Scotto, Selvaggio, Shishmanian, Sioui, Toniello, Tossavi, Tyrtoff, Ughetto, Vieuguet, Viguié, Wallois.

vendredi 12 mai 2023

Solitude Europe + Brefs Déluges

Double exception pour ce billet : c’est de deux livres qu’il sera question, et ceux-ci datent respectivement de 2018 et 2020. Si j’ai tenu à les évoquer plusieurs années après leur sortie, c’est que j’ai eu le plaisir de rencontrer leur auteur, qui se trouvait il y a peu en résidence poétique à l’abbaye de Neumünster. Tant d’ouvrages de poésie paraissent qu’il est difficile de suivre le rythme ; tant Solitude Europe, pourtant récompensé de plusieurs prix, que Brefs Déluges n’avaient donc pas rejoint ma bibliothèque avant ma rencontre avec Sébastien. Le premier recueil — ou plutôt « livre de poésie », un terme que préfère l’auteur — est un voyage narratif dans une Europe aussi rêvée que revêtue d’atours autobiographiques, où la passion du poète pour le cinéma, qu’il enseigne à Louvain-la-Neuve, est d’emblée décelable dans la construction des images. Chaque poème est ainsi un court-métrage, tandis que le film de genre se faufile dans maintes pages : fantastique (« Notre hôtel est quelque peu particulier / Et cela ne tient pas seulement à sa façade biscornue / Par les nuits de grand vent, il ébranle sa formidable masse / Et remonte vers le nord ») ou polar (« Il y est question / D’un rendez-vous derrière le château d’eau / D’un fusil à pompe / De la gare centrale et de la gare de l’Est / Et d’un même imperméable que porteront deux hommes différents ») s’invitent par exemple. La langue se présente précise dans les descriptions, mais évite les métaphores trop abstraites ou trop poétisantes ; on pense à Carver dans ces poèmes en forme de micronouvelles. Les pages nous mènent à Constance, à Tallinn, sur une plage de la Baltique, en bord de Meuse, voire à Greenville, en Caroline du Sud : oui, ce n’est peut-être pas en Europe, mais la « radieuse reine du bal » qui y est évoquée en est originaire, ce qui permet au poète d’exposer une « nouvelle géographie qui prend forme / Et qui redessine les contours du monde ancien ». Livre de pérégrinations, livre du temps suspendu à des saynètes fascinantes d’un continent, Solitude Europe semble aussi refuser l’accélération du monde, comme quand il décrit « l’un de ceux qui se consument trop rapidement » avec tendresse — à quoi servirait la poésie, sinon ? On sent dans ces lignes beaucoup d’humanité, celle forgée en regardant du coin de l’œil nos contemporains dans toute leur beauté pour en tirer des histoires. Il en résulte une poésie narrative de très grande classe, qui se lit de façon très fluide. « Les métaphores autrefois / Souples comme des anguilles / Séchaient à l’écart » : Brefs Déluges reste dans la veine de son prédécesseur, puisqu’il refuse aussi la poétisation à outrance. Toutefois, ce livre présente un caractère plus onirique dans la narration, privilégiant un certain flou — au sens d’un large espace d’interprétation —, s’éloignant à l’occasion de son modèle cinématographique, ou tout du moins ironisant sur son omniprésence : « Le monde ne ressemble pas à un plan de coupe / Dans une série américaine ». Au sein d’ensembles formant des poèmes-chapitres, les très courts textes numérotés, très ramassés, porteurs d’une image forte en quelques lignes, lancent des piques qui constituent autant d’images mentales. La présentation sur la page revêt en outre une grande importance. Et le cinéma de genre demeure : ainsi a-t-on droit à l’horreur, avec ces « hommes mâchant la chair crue », ou, dans le poème-chapitre « Résidentiel », à une visite dans un lieu qu’on peut comprendre comme étant postapocalyptique (après les déluges du titre, bien sûr). Sébastien expérimente dans ce deuxième ouvrage une construction fragmentée qui contraste avec l’ampleur des poèmes du premier, tout en maintenant un cap ferme et assumé : la narration. On lit ses vers d’un trait, avec le sentiment d’écouter un conteur au coin du feu.

Sébastien Fevry, Solitude Europe et Brefs Déluges, Cheyne éditeur, ISBN 978-2-84116-261-1 + 978-2-84116-290-1

 

lundi 10 avril 2023

Shoshana

Ce recueil ose. C’est l’autrice elle-même qui le dit, dans le premier poème, intitulé très justement « Prélude à une audace » : « Percer un pays fermé jusqu’à le désongler de ses défenses, / entre lui et nous la possibilité d’une fente ». Shoshana, en hébreu, c’est la rose. On pourrait dès lors dire que ce recueil ose la rose, ose l’éclosion du désir sous le soleil brûlant de la ville, de la mer et du désert. Si les poèmes forment un circuit qui part et aboutit à Tel-Aviv, en passant par la mer Morte, le Sinaï ou Jérusalem, Coralie Akiyama place sa chronique de voyage sous l’égide des corps qui se séduisent et rayonnent de sensualité. Cette fente du début, on la retrouve sur un mur de maison d’où se faufile un insecte ou bien dans les fissures du mur des Lamentations ; mais « Le papier de la prière s’impatiente / Il se sent mieux au chaud dans une fente sacrée // La feuille veut la faille comme le sexe cherche l’autre sexe ». Les poèmes s’enfoncent dans les interstices avec une gourmandise revendiquée, sans jamais verser dans le scabreux. Au contraire, l’acte d’amour physique y est toucher, pollinisation plutôt que coulissement monotone — la shoshana que caressent les insectes est le fil rose du recueil, lorsque même les mers qui se meurent sont « enrosies comme des déserts ». Et puis, « Ici, on s’expose », annonce le titre d’un poème où l’on découvre « Les strings de bain jusqu’aux hanches / Les hanches de mer multicolores » ou « Des hommes torses nus groupés sous des cascades / Les poils de ville, débuts de fesses aux balcons / Les ventres d’avant la plage ». Les « Cent nuances de nu » émoustillent, glissent des poèmes d’amour où le sel de la transpiration des corps est un prélude à celui de la mer Morte. Parfois, il faut reprendre son souffle. Alors Coralie abandonne un temps la rose et la fente qui irriguent son recueil pour ménager des pauses, parlant du café de Michel ou du minibus gratuit du samedi à Tel-Aviv. Et puis tout redémarre, tout pulse de désirs tendus. « Tonus. L’amour, après que le désert a tout rayonné sur son passage,  / Laisse la chaleur chevillée au corps. » Oui, Shoshana est un livre tonique, à la sensualité subtile mais débordante, où la construction étudiée tisse entre poèmes l’« architecture agaçante » du désir. Mais point d’agacement à la lecture : des flashes de corps enlacés dans la lumière crue, des étamines et des pistils de rose qui se rencontrent enfin. Le feu du soleil moyen-oriental alimente celui de la passion… et on y succombe, comme la poétesse, avec force délectation.

Coralie Akiyama, Shoshana, éditions Douro, ISBN 9782384062232

 

samedi 1 avril 2023

Tectonique du temps

Dès la couverture, l’allitération du titre fait résonner le tic-tac d’une horloge — et le caractère tonique du recueil s’annonce, bien sûr. Tic, tac, tic, tac ! semblent répliquer à l’intérieur les hexamètres de Philippe Colmant ; mais quelquefois la mécanique s’emballe ou se grippe, d’autres vers réguliers s’invitent au bal des heures. Le temps s’étire ou se dilate selon le bon vouloir du poète, Chronos contemplateur et démiurge. « Apostrophe du temps : / Si je dis “Mouvement” / Tu réponds “Mécanisme”. // Serais-je à dévisser / Pour devenir amas / De pièces détachées / De toute contingence ? » : des engrenages d’une coûteuse montre suisse, il n’est pourtant point question ici, évidemment. Le temps qui parcourt le recueil, au point que le mot figure dans la quasi-totalité des poèmes, est celui qu’on saisit et qui fait qu’« On va vers l’un, vers l’autre // On va de soi à soi ». Les secondes qui s’égrènent doivent être, pour Philippe, utilisées pour vivre une aventure intérieure et extérieure, « amender la vie / Ce merveilleux désastre ». Cultiver l’amour, par exemple : « L’amour est l’antidote / Au poison de l’ennui ». Il convient de s’employer pour ne pas finir « enterré / Dans un trou de mémoire ». Les images sont riches, les licences poétiques, affûtées ; au fil des pages se déploie une voix qui montre la voie sans verser dans le développement personnel. Parfois résignée (« De son côté le temps / De ses fines aiguilles / Tricote les destins »), parfois pugnace (« En attendant, vivons ! »), parfois amoureuse (« ton corps, promesse / À mes paumes d’amour »), la petite musique rythmée du poète susurre à l’oreille des encouragements, soupire devant l’incoercible passage du temps, dans un va-et-vient bien humain de sentiments, tel le balancier d’une horloge. Pour peu qu’on remonte celui-ci — et la poésie y pourvoit, justement —, il ne s’arrêtera jamais : « Si le sort est scellé / Le terminus connu / Il reste l’imprévu / De l’étrange voyage. »

Philippe Colmant, Tectonique du temps, Le Coudrier, ISBN 978-2-39052-047-4

 

jeudi 23 février 2023

Les filles dorment de l’autre côté

« Il existe un parc infini / Où mémoriser / L’enfance // C’est le parc de l’exil » : ce nouveau recueil de Zoé Valdés que publient les éditions Jacques Flament est toujours traversé par le fil rouge de l’exil, comme l’était Anatomie du regard. L’autrice continue d’y régler ses comptes avec son île natale (« Cuba en 1959 en a fini avec les fleurs / Au profit du vert militaire et du gris des barbes / Les papillons se sont évaporés à l’étranger / Comme le reste »), mais, incorrigible amoureuse, elle y fignole aussi des poèmes d’amour — enfin, plus exactement des poèmes du souvenir d’amours passées, autant d’étapes de la recherche (vaine ?) d’un « prince bleu / Ou de n’importe quelle couleur ». Mais la vraie déclaration qui irrigue tout l’ouvrage est faite à Caracas, « une ville qui tient sur un pétale », « au parfum de coing / Ou de goyave dorée ». Valdés y déambule en vers et en strophes, nostalgique pour toujours de Cuba mais conquise par Chacao, une des municipalités de la capitale vénézuélienne. Ses poèmes, très souvent courts, s’attachent tant à narrer qu’à imprimer des images, dans une langue fluide et simple que la traduction rend sans fioritures excessives. Elle sait se faire violente par moments, voire véhémente, tout comme elle sait décrire un amour physique aux cascades de Soroa avec ce qu’il faut de détails pour émoustiller, en y injectant un humour léger et railleur. Une poésie douce-amère mais pas simpliste, empreinte de fantastique même, lorsqu’on rencontre Lamorgue, « Un être enkysté dans l’entraille / D’une tarentule ». Une poésie, finalement, qu’il fait bon lire avec notre passé en tête, une ville ou une personne qu’on a aimées, comme un hommage magique que l’autrice leur rendrait à travers sa propre expérience.

Zoé Valdés, Les filles dorment de l’autre côté, traduction d’Albert Bensoussan, Jacques Flament, ISBN 978-2-36336-553-8

J’avais inauguré avec le précédent opus de Zoé Valdés chez Jacques Flament les lectures audio sur ce blog, que j’avais ensuite un peu oubliées. Voici donc le poème « Péome à l’agente littéraire » :

 

lundi 3 août 2020

Anatomie du regard

anatomie.jpg, août 2020

Les vers de Zoé Valdés sont ancrés profond dans l’exil. L’écrivaine, réfugiée en France, subit celui-ci comme un « chant / Aux vaines pérégrinations » : c’est bien à Cuba que son cœur bat toujours. Rien de poétique ou d’allusif à son explication : « Dans mon pays on emprisonne les poètes », règne « la guerre quotidienne de la bête immonde / Contre la poésie ». Alors, pour la mémoire, elle caresse la mer qui borde La Havane, où elle se retrouve en songe au détour d’un boulevard parisien. Mais ce ne sont pas des regrets qu’on sent dans ces vers : au contraire, on y devine une sorte de nostalgie à l’envers, de ce que la vie aurait pu être s’il n’y avait pas eu la déchirure du départ forcé. Beaucoup de tendresse donc, ce qui explique peut-être aussi que l’autre thème récurrent de ce recueil soit l’amour. Rarement crue, même si elle s’y autorise parfois, Zoé Valdés est plutôt amoureuse discrète : « Et je m’approche / Douce et silencieuse / Pour embrasser immodérée / Ta nuque. » Une voix caressante qui fait fi de la violence faite à la poésie, à Cuba ou ailleurs, pour observer le quotidien, en apaisement, et composer un hymne à la famille, parfois disparue : « Ma mère pousse dans la tige / D’un mandarinier // Mon père est un marbre taillé / Sous le soleil du New Jersey ». Pas d’artifices, pas de déconstruction savante du langage : rien d’autre que la justesse des sentiments qui affleure sous les mots simples, mais tellement vrais, de la sincérité érigée en art poétique.

Zoé Valdés, Anatomie du regard, traduction d’Aurora Delgado, Jacques Flament alternative éditoriale, ISBN 978-2-36336-431-9.

Écoutez « Sur une plage de Miami » :