
La fabrique Al-Jebeili de savon d’Alep. Photo : Bernard Gagnon, CC-BY-SA
3.0
Il est rare que j’écrive en prose ; c’est généralement sur demande,
comme dans le cadavre exquis des Impossible Readings pour le dixième
anniversaire du musée d’Art moderne grand-duc Jean. Le cycle de lectures des
Désœuvrés, animé par Isabelle Junck et Jeff Schinker, m’a proposé ce texte à
contrainte. Une critique a d’abord été rédigée et a paru dans le magazine
Kulturissimo du mois de décembre 2016 (page 13,
en luxembourgeois). Restait ensuite… à écrire le texte pour le
25 janvier 2017.
Au menu de la contrainte, pas seulement la longueur ou le thème : un texte
qui décrit la ville d’Alep assiégée, avec des images poétiques et
éventuellement trop belles pour rendre compte du désastre, qui interroge en
somme sur la pertinence de la poésie dans un monde de brutes. Piment
ajouté : paraphraser quelques vers du poète allemand Durs Grübein et citer
l’Ecce homo de Nietzsche ! Il fallait également survoler la
ville, tel un drone. Pour la lecture, comme ma fracture de la rotule ne me
permettait pas d’être présent, j’ai enregistré le texte, qui a été diffusé par
des haut-parleurs au plafond : heureux hasard qui faisait venir le son du
haut... tel un drone, encore.
Je
scrute. D’ici, de longues artères apparaissent, vides de leur sang, pas une
âme, qui délimitent des blocs d’habitations à perte de vue. Un peu comme chez
moi, à des milliers de kilomètres que mes ailes ne parcourront jamais. Ici, la
lave incandescente, la poussière déposée après les explosions, les plaies à vif
et les vies suspendues ; là-bas, la seule fournaise d’un parc où il est si
simple de se rafraîchir d’une crème glacée : à peine un quart de la
rotation de cette planète qui tourne inexorablement, comme elle l’a toujours
fait, comme elle le fera toujours.
Ma vision
d’aigle enclenche son excellence optique pour balayer le sol d’une allée.
Toujours personne. Les proies sont terrées dans des bâtiments dont je ne vois
que les toits. Parfois, de gravats qui jouxtent un bosquet, dépassent des
tubulures de métal dont je pressens la rouille avancée. Je me rêve archéologue,
à veiller ainsi à la stricte discipline des fouilles aériennes. La ville
déploie des trésors d’immeubles, tous marqués du sceau de la force ; tous
ont payé leur tribut à la défense d’idéaux quelconques, ceux sans qui cette
planète tournerait de toute façon inexorablement, comme elle l’a toujours fait,
comme elle le fera toujours.
Aérodynamique, je maintiens mes serres hors de la prise du vent. J’observe.
Gris, c’est la couleur dominante de poussière et de soleil mêlée. J’amorce un
virage pour survoler l’histoire byzantine. Mais je suis neuf, et l’histoire me
pèse. Il faut pourtant me résoudre à l’affronter : des ennemis pourraient
s’y dissimuler. Sur les photographies qui ont présidé à la conception de ma
mission, des couleurs vives, des odeurs et des saveurs qui suintaient hors du
papier, toute la panoplie heureuse d’un classement au patrimoine mondial de
l’humanité. L’humanité est grise désormais. Je reflète le soleil, j’éblouis,
mon ombre à peine discernable se projette sur la terre battue où les débris
s’amoncellent.
Lorsque
j’ai quitté mon aire, j’ai lentement pris de l’altitude, empruntant à mon
approche les courants d’air chaud qui règnent en maîtres sur le ciel du pays.
Si ma vision est excellente, on ne peut pas en dire autant de mon ouïe ;
alors je n’ai pas entendu les détonations, les craquements qui leur ont
succédé, l’effondrement imminent et puis les cris lorsqu’il était déjà trop
tard. Mais j’ai pu les observer. C’est mon lot quotidien. Je surveille. Je ne
chasse que lorsque c’est nécessaire, lorsque les idéaux deviennent trop
pressants. J’examine toute agitation, tout rassemblement. Parfois, alors,
j’agis. Mais seulement ailleurs ; pas ici, où je respecte une stricte
neutralité d’espionnage. Aussi haut, difficile de toute façon de savoir si mon
intervention est vraiment nécessaire. Mais j’en ai pris mon parti : il n’y
a pas de sécurité parfaite sans son lot de bavures inévitables.
J’aimerais tant voir des choses simples pourtant : des écoliers sur le
chemin du savoir, des oignons frits dans l’huile avant d’être rejoints par le
cumin, le sumac, la coriandre ou l’anis, un jeu de cartes où le thé a taché
l’as de pique et que son propriétaire exige d’utiliser pour toutes les parties
où de l’argent est en jeu, les larges chaudrons de cuivre où cuisent,
longtemps, le laurier et l’olive, un baiser, une poignée de main, une accolade.
Parfois, des fumerolles ou un séisme matérialisent une éruption. Signes de la
poursuite à grand-peine d’existences insignifiantes mais utiles, d’existences
qui se perpétuent sur cette planète qui tourne inexorablement, comme elle l’a
toujours fait, comme elle le fera toujours. J’aimerais tant voir des choses
simples ; ce sont elles qui méritent l’attention, plutôt que les idéaux
complexes dont je suis malgré moi l’instrument.
Comment
font-ils pour cheminer sur les décombres ? On dirait qu’ils cherchent
quelque chose. Ou quelqu’un ? Peut-être le cadavre d’une automobile d’où
extraire une batterie en état de marche, ou une boîte de conserve intacte.
Savent-ils que je suis là ? Je crois bien qu’ils s’en moquent. Pour eux,
la force est dans chaque geste de vie, à l’abri de fortune d’immeubles
branlants ou de magasins pillés. Nos idéaux diffèrent en surface, mais
probablement pas en profondeur ; moi, de toute façon, je suis dans le
ciel. La surface m’indiffère.
C’est
étrange, cette fumée qui ne semble pas provenir du travail d’une charge
d’explosifs. En ajustant mon altitude, je peux parfaire l’angle qui fait
pénétrer ma vision plusieurs mètres à l’intérieur du rez-de-chaussée de cet
immeuble ouvert à tous les vents. Car à perte de vue ils sont ainsi, immenses
amas de béton aux formes géométriques, revenus, dirait-on, à l’époque de leur
construction, sans façades, abandonnés à une trêve hivernale glaciale ou à une
chaleur suffocante, c’est selon. Je suis là depuis si longtemps et cette
bataille est interminable.
L’angle,
c’est vital ici : angle de tir, angle d’inclinaison, angle du reportage,
angle mort qui protège les vivants. Le foyer est minuscule, repoussé aussi loin
que possible à l’intérieur pour le dissimuler aux regards indiscrets. Je ne
suis pas indiscret. J’ai pour moi la force d’idéaux universels. J’observe. Ils
sont regroupés autour du feu, de sa chaleur précaire. Quel combustible
utilisent-ils ? Sûrement de vieilles palettes provenant d’une usine
désaffectée par la force des choses, ou des meubles glanés dans les étages du
dessus. C’est une chose simple : se rassembler autour d’un feu alors que,
dehors, tout est hostile. Quoique : y a-t-il dans cette étendue urbaine un
dehors et un dedans ? J’ai pénétré leur secret sans regarder à travers une
fenêtre, sans écarter d’hypothétiques persiennes. De mon apogée, je suis dans
leur dedans.
Est-ce
bien là un exemple de ces choses simples que j’aimerais tant voir, le signe que
tout ira mieux bientôt, que la vie reprend ses droits, que la planète qui
tourne inexorablement, comme elle l’a toujours fait, comme elle le fera
toujours, a englouti de sa rotation un épisode forcément anecdotique dans sa
violence exacerbée ? Si ma vision est excellente, on ne peut pas en dire
autant de mon odorat ; alors je ne saurais dire ce qui crépite dans
l’huile bouillante, annoncé pourtant par une épaisse fumée opaque qui m’a
alerté de loin. Y a-t-il encore du sumac ici ? Et de l’huile, à part celle
des moteurs fatigués qui s’arrachent parfois à la léthargie pour transporter…
quoi donc, au fait ? Ces jours et ces nuits de survol ne m’ont finalement
apporté que peu de certitudes, et il me semble que mes idéaux se délitent à la
lumière de mes rondes.
Je
m’attendris presque à la vue de cette partie de football improvisée sur une
esplanade qui n’annonce plus que des ruines. Cathédrale ou mosquée, difficile à
dire. Les pierres sont les mêmes, les décombres, unis dans un syncrétisme que
semblent provoquer les passes et les tirs sur la seule surface qui n’est pas
jonchée de gravats du quartier. L’union des corps aussi, je l’ai observée
souvent. J’en ai été ému plusieurs fois, en scrutant ces gestes familiers dans
une intimité bancale. Aujourd’hui, elle me dégoûte. Je crois qu’elle s’est
résignée à laisser l’homme entrer en elle, qu’il ne l’a pas forcée, mais je ne
peux pas distinguer, sous l’enveloppe de papier, la monnaie de ce bref échange.
Je sais, ces choses simples que j’aimerais tant observer, cela pourrait aussi
en faire partie, si je pouvais me résoudre à embrasser à pleines rémiges le
relativisme culturel. Mais j’ai mes idéaux, je suis programmé pour en brandir
haut l’étendard, pour faire flotter dans un ciel sans nuages la bannière
rayonnante de la liberté.
Malgré
mes certitudes, je ne saurais pourtant dire quels combattants représentent la
liberté. C’est peut-être aussi pour ça que je n’interviens pas, que j’observe,
toujours, sans relâche. Certains chevauchent des quatre-quatre rutilants et
arborent des uniformes certes défraîchis, mais tout de même
reconnaissables ; d’autres sont en quasi-haillons et se déplacent dans des
véhicules promis rapidement au statut d’épave à piller dans la rue. Plus bas
sur les corps, on croirait à une guerre des bottes renforcées contre les
simples sandales où traînent des pieds nus. À mi-tronc, c’est la lutte des
fusils automatiques fournis par d’autres idéaux et des armes de fortune,
bricolées ou parfois passées en contrebande par des factions concurrentes. Les
têtes, elles, sont étonnamment semblables. Je sais aussi qu’à l’intérieur, plus
question de différencier. Lorsque je vois une tache de sang sur un muret, il
m’est impossible de connaître les idéaux des veines dans lesquelles il a
circulé.
Elle est
émouvante, cette grille de magasin plantée là, ultime vestige d’un immeuble
commercial qui n’est plus et dont la devanture était évidemment prospère. À
l’endroit du comptoir, poussière ; à l’endroit de l’atelier,
éboulis ; à l’endroit de la réserve, débris. Seule reste, droite,
imposante, cette grille qui marque le mariage forcé du dedans et du dehors.
J’aimerais tant observer des choses simples plutôt que m’enfermer dans la
symbolique. Mais les images glanées çà et là sont érigées en symboles, en angle
d’attaque des interprétations, auxquelles personne n’échappe, quels que soient
ses idéaux. C’est à mon envergure que je dois mon détachement, elle qui me
permet de survoler sans danger les pièges qu’eux affrontent chaque jour.
Je les
vois. Ils progressent difficilement, manquant souvent d’écorcher leurs membres
peu protégés aux morceaux coupants qui se dissimulent dans la rue envahie de
béton en petits blocs. Ils se dirigent vers un entrepôt — ils en connaissaient
sûrement l’existence depuis longtemps. Je vois les autres, dans la direction
opposée, se frayer un chemin vers le même endroit. Je les vois approcher, puis
abattre les parois qui gênent leur entrée. Je n’entends rien ; je ne sens
rien. L’éclair obture ma vue un instant, puis c’est le nuage de poussière qui
monte et qui retombe, lentement. Je me détourne, fonce vers l’altitude et le
bleu du ciel. Ma mission est terminée pour aujourd’hui. Ce n’est pas à moi de
compter les morts. Ce n’est pas ma guerre, je ne suis qu’un observateur. La
planète tourne inexorablement, comme elle l’a toujours fait, comme elle le fera
toujours.