Mot-clé - Patrice Maltaverne

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mercredi 24 janvier 2024

Un monde très sportif

La poésie de Patrice Maltaverne est exigeante. Pas difficile d’accès, non : exigeante dans le bon sens du terme. On voit çà et là tant de vers éthérés, usant de mots simples, décrivant des situations faciles à reconnaître ou à analyser que lorsqu’un recueil résiste — au départ du moins — à l’identification aisée d’un fil conducteur ou d’une thématique globale, on doit parfois mobiliser son énergie pour en continuer la lecture. Et tant mieux : si le poète a dépensé de l’énergie pour écrire, celui ou celle qui le lit peut bien aussi faire un petit effort. Il faut dire qu’ici, ça commence bien : « Un corps d’adolescent / a été poussé au fond d’un cercueil ciré ». Mais, on l’a vu, il ne nous sera pas servi de poésie narrative strictement documentaire. Qui est l’adolescent, que s’est-il passé ? Tout au plus aurons-nous des indices. En tout cas, « avant le plongeon final / sa vie devait dépasser / la vitesse de la lumière ». Le décor que plante Patrice est, comme souvent chez lui, celui d’une ville moderne et banale, pas celui d’un quartier historique classé ni celui d’une campagne fantasmée. On ne sait comment y jouir « de ces champs d’orties / acclimatées / où paît une bande de pneus ». Sans doute les cubes de béton y sont-ils majoritaires. Le « paradis artificiel » présente en outre des dangers : on y rencontre un « corps stigmatisé par les ronces »… tandis que « l’humain n’est plus qu’une chose / bêtement soudée par la peur ». On rencontre aussi pas mal d’autos, car l’auteur, expérimenté, sait s’emparer de tout pour créer la poésie. Les produits de l’industrie permettent en outre des élans surréalistes : « Il y a tellement de parkings / dans ces voitures / que les mammifères supérieurs / se vitrifient ». Combative, la nature résiste tant bien que mal : « pour ne pas devenir loques / les branchages tassent la tête / contemplatif mausolée du hasard ». C’est donc à des poèmes d’ambiance en forme de feu d’artifice d’images que nous invite l’auteur, confiant dans notre capacité à nous imprégner de vers qui ne se livrent jamais sans déclencher auparavant un stimulus mental. S’il n’y a rien d’obscur dans la syntaxe, si les phrases sont limpides prises une à une, une certaine volonté de brouiller les pistes est patente. Allusions et bribes d’histoires tissent ainsi majoritairement leur toile en filigrane.  « Quelquefois le sport vient de l’enfer / où nous sommes plongés » : le Monde très sportif du titre se rapporte au fond autant à l’écriture cadencée, à l’ambiance sophistiquée qu’au halètement de la lectrice ou du lecteur. Essoufflé après avoir reposé le livre, on sait gré à Patrice Maltaverne ne nous avoir emmenés dans une poésie moderne, vivante… et exigeante.

Patrice Maltaverne, Un monde très sportif, Les Lieux-Dits éditions, ISBN 978-2-493715-40-1


Extrait audio :

mardi 8 février 2022

Jeunes et Vivants

Avec Patrice Maltaverne, on éprouve d’abord le plaisir de découvrir le concept qui a présidé à l’écriture d’un nouveau recueil. La couverture nous indique ici que les poèmes sont inspirés par l’œuvre de Jules Verne. Mais ce serait évidemment trop facile sans quelques contraintes supplémentaires — on sait que Patrice les adore. Voilà donc 77 poèmes (Verne a vécu 77 ans) de 31 vers (un mois plein, la plupart du temps) qui incluent un bref passage du roman mentionné dans chaque titre. Le tout a paru en feuilleton dans la revue en ligne Poezibao, et se retrouve désormais dans un recueil imprimé grâce aux éditions de l’Alisier blanc, qui ont eu là une fort bonne idée. Car loin de constituer des résumés poétiques des ouvrages de Verne évoqués, les textes — justifiés plus ou moins en hommage à Ivar Ch’Vavar, tiens, n’oublions pas cette contrainte non plus ! — relèvent plutôt du vagabondage intellectuel déclenché par une lecture. On pourrait même écrire, pour citer le poète-critique-revuiste, qu’ils « lancent une expédition textuelle » dans la matière de l’œuvre du grand écrivain amiénois. Non pas que celui-ci ait besoin d’une réhabilitation quelconque ; il s’agit ici d’une interprétation libre de passages de romans à l’aune de l’époque actuelle. Dans le poème intitulé « Le Docteur Ox », par exemple, on peut lire « Un jour tout se détraque au dix-neuvième siècle ». Eh bien, c’est un pied dans ce XIXe siècle de Verne et l’autre dans notre XXIe siècle que l’auteur compose ses poèmes : « Notre bureau ? Une sorte de royaume uni par / Un confort accentué ». La pollution (« noircir le vert de cette chlorophylle »), la politique (« Nous jouons à la guerre et il n’y aura pas de morts »), les petites mesquineries quotidiennes s’invitent dans le tourbillon des pensées déclenchées par la lecture. Il convient de faire pénétrer les poèmes au plus profond : ils ne se donnent pas, comme souvent chez l’auteur, à la première lecture, car ils ne cèdent pas à la tentation de l’écriture poétique facile, des mots jolis et simples. C’est pourquoi Jeunes et Vivants est un recueil qu’on parcourra en plusieurs sessions, auquel on reviendra ; c’est pourquoi il m’a fallu plusieurs semaines avant de le terminer, de l’assimiler et de le présenter. « Les rêves sont des maladies pour les adultes », lance Patrice à un moment. Et si, après avoir arpenté le territoire des Voyages extraordinaires dans notre jeunesse, nous y revenions justement à l’âge adulte, sans regarder nos rêves avec condescendance ? La proposition est aussi alléchante que maligne, et débouchera sans nul doute sur des redécouvertes par poèmes interposés.

Patrice Maltaverne, Jeunes et vivants, éditions de l’Alisier blanc, 978-2-9567316-4-1

mercredi 15 décembre 2021

Pour Traction-brabant 96 : Le Tête-à-queue de la jeunesse posthume

À l’occasion de ses cinquante ans, Patrice Maltaverne – oui, l’animateur de ce poézine ! – a rassemblé cinquante de ses textes écrits entre 1989 et 2020, soit inédits, soit déjà parus en revues (auxquelles un bel hommage est rendu) ou en anthologies. Manière de poser cet autoportrait « sans reniement d’aucune sorte », ainsi qu’il le mentionne dans son introduction, il le publie au Citron Gare, la maison d’édition qu’il dirige et qui fêtera bientôt ses dix ans. Il faut interpréter ce choix comme le reflet d’une indépendance viscérale, d’une envie de se présenter tel qu’il est, en poète de qualité que le Maltaverne revuiste et chroniqueur, infatigable arpenteur de la poésie française, éclipse parfois dans l’esprit de certaines ou certains.

Une chose se dégage de ces trente ans d’écriture ici rassemblés : la constance du style. Bien entendu, le choix opéré par l’autoanthologiste y est pour quelque chose ; il a notamment sélectionné uniquement des poèmes sans contraintes d’écriture formelles, lui qui ne dédaigne pas de s’adonner à la contrainte, justement. Mais tout de même : de page en page apparaît une unité de ton à la nostalgie revendiquée (« Je porte le deuil d’une comète arrogante / Et la tristesse vient / Lorsque j’échange cette malédiction / Contre un regard perdu ») et aux métaphores personnelles adroites (« Toujours plus loin / Je vais me prendre / Dans la glace / D’un seau à champagne »).

Maltaverne transforme le réel et le vécu en une expérience où le corps et l’esprit savent évoluer séparément, loin de toute poésie des jolies fleurs et des gentils oiseaux. Loin aussi de la poésie revendicative souvent slamée, le ton ne crache pas des flammes directes, mais a ses ennemis, qu’il brocarde avec mesure, sans concession pourtant : « les barbelés ne sortent plus guère / De la morgue des petits seigneurs. » Parce que les « poètes sans vagues » qui « fleurissent en deux mille et quelques », l’auteur n’en a cure. Il pratique une poésie active, qui ne cède pas à la contemplation, qui frappe par la musique d’une langue travaillée et le refus de la simplicité. Ainsi, s’il admet écrire « le roman d’amour / De la banalité à quatre mains », il y insuffle un « goût inouï pour la vitesse ». C’est toute la complexité de la vie qu’il entend refléter… et ça marche.

« Les anniversaires sont plus aimables que les hommes », peut-on lire dans le recueil. Le cinquantième de l’auteur en tout cas nous vaut un livre à la sensibilité fine et à l’unité de ton réussie. L’occasion idéale, pour les lectrices et lecteurs de Traction-brabant qui ne l’auraient pas encore saisie, de rencontrer le Maltaverne poète.

Patrice Maltaverne, Le Tête-à-queue de la jeunesse posthume, éditions Le Citron Gare, 78 p., 10 €, ISBN 978-2-9561971-6-4
Cette chronique a paru dans le numéro 96 du poézine Traction-brabant, à découvrir ici si le cœur vous en dit. Merci à Patrice Maltaverne (qui, comme il le précise dans le poézine, n’a pas payé pour cette chronique !) pour son accueil.


Un extrait :

PROCLAMATION LÀ OÙ LES AUTRES NE SONT PAS

Jamais plus d’alcool
Plutôt se tordre les pieds
Entre deux cordes de guitare
Là où il y a des hommes bêtes
Qui ont sur le nombril
Quelques dalles creuses

S’il fallait encore compter
Toutes les bouteilles digérées
La musique pour galérer sans lune
Je finirais par étouffer
Dans le ventre de mon idéal

Mais un seul accord
Arrête les cauchemars
Au seuil des quartiers pâles.

jeudi 31 octobre 2019

Des ailes

Dire que Dominique Laffin, morte à 33 ans en 1985, est une obsession pour Patrice Maltaverne n’est peut-être pas loin de la vérité : chacun transporte ses obsessions depuis l’enfance et l’adolescence, et si le « cerveau d’adulte » de Patrice est « soumis à toutes sortes de pressions », il n’a pas oublié la silhouette repérée dans les salles obscures à l’époque. D’ailleurs, celles et ceux qui lisent Traction-brabant se souviendront que l’actrice à la carrière fulgurante a déjà eu les honneurs des pages centrales du poézine par le taulier lui-même. De ces souvenirs et de ces fantasmes, le poète compose avec Des ailes un long texte, un thrène ou un tombeau, comme on voudra, qui étire ses vers comme un chant langoureux. Mais « c’est idiot de croire qu’une femme disparue au dernier siècle / pourrait arranger d’un sourire les vilenies de la vie ordinaire », et la nostalgie rejoint, comme souvent chez Patrice, la critique acerbe d’une société ou, en poète, il est difficile de trouver sa place. Avec, comme toujours aussi, des jeux de mots dosés de manière savante : « quand elle est morte je n’étais pas au courant / sauf que le courant est bien passé avec une morte ». Heureuse contrainte formelle, les vers de dix mots (ceux joints par des apostrophes comptent pour un seul) et sans ponctuation aèrent un poème qui serait sinon trop ramassé ; ils permettent de plus des enjambements qui confèrent un rythme unifié à l’ensemble (« je ne me suis pas rendu compte trop content d’être / un homme voulant parler à une femme dans une autre / langue qui fait pépier les oiseaux dressés sur / leurs branches pour des âmes carnivores ne pensant qu’à ça »). Souvenirs et fantasmes, présent et passé se mêlent dans cet émouvant hommage. Nocturne des statues, qui suit, reprend les mêmes thèmes et en développe l’aspect paysager urbain avec la contrainte de deux quatrains et un quintil par page, certains mots répétés selon un schéma prédéterminé, faisant du tout une plongée poétique dans un celluloïd rêvé sur le fauteuil confortable d’une salle de quartier, si on en trouve encore.

Patrice Maltaverne, Des ailes, suivi de Nocturne des statues, Z4 éditions, ISBN 978-2-490595-71-6

vendredi 22 septembre 2017

Le Sucre du sacre

« C’est un texte assez difficile », me dit Patrice Maltaverne dans un courriel. Mais la difficulté, c’est pas mal de temps en temps. Plongeon donc dans Le Sucre du sacre, dernier volume du poète-éditeur-revuiste messin : mais par où commencer ? Car oui, Patrice a raison, ce n’est pas un texte simple. Difficile, je n’irais pas jusque-là ; il demande un temps d’adaptation avant de diffuser son arôme, mais n’est-ce pas là le propre de tout livre un peu exigeant ?

Commençons alors par le commencement. Le « sacre » du titre, c’est en fait la cérémonie du mariage. Dans ce livre, l’auteur s’attache à écrire la chronique d’un mariage annoncé, de la demande au voyage de noces. Pour cela, il procède par chapitres qui tous tirent leur titre d’un objet, d’une procédure ou d’une action liée aux épousailles. On suit donc le narrateur et « sa mie » (délicieux choix de vocabulaire) de la demande au voyage de noces, on l’a vu, en passant par toutes les étapes méticuleusement répertoriées par le poète : pêle-mêle, citons les cartons (… d’invitation), les fleurs, l’église, l’orgue, le Code civil, les confettis, le repas ou le discours, mais aussi plus décalé, les panneaux indicateurs (il faut bien arriver à la fête), le mégaphone ou l’alcool.

Dans les chapitres, les courts paragraphes ne comportent qu’une ponctuation limitée : pas de point final, même si les points intermédiaires sont gardés, pas de virgules. C’est un choix (une contrainte ?) qui donne au texte une urgence, un rythme de locomotive lancée à pleine vitesse vers une union inéluctable. Les deux époux sont-ils aussi sûrs que ça de leur envie de convoler ? Peut-être pas : « […] l’idée de prononcer ce grand nom de mariage m’a scotché aux familles princières au sein desquelles la blancheur est tuée dans l’œuf. » Mais pour autant, « nous voulons que ce mariage aille vite réfléchir ces porteurs de rides incongrues qui donnent des ordres à une statue ». On le voit, le langage est ici déconstruit et les phrases qui commencent dans un style tout à fait limpide se transforment rapidement en accumulations de métaphores qui confèrent à l’ensemble un petit goût de surréalisme.

Mais un petit goût seulement, car les pérégrinations vers l’église, puis la mairie, puis la fête et le repas obligé restent facilement reconnaissables. Cela dit, « les deux endroits sans surprises sont l’église et la mairie ça c’est pour les grandes personnes il serait amusant que quelque chose se déchire le voile de Marianne la statue de la Vierge de toute façon à l’intérieur ne s’y trouvera pas un sexe réel ». Tout baigne donc dans une atmosphère onirique créée par les choix d’écriture de Patrice. Comme souvent chez lui, on y retrouve des jeux de mots à connotation ironique pour certaines icônes de la société de consommation moderne (« faire l’amour au milieu des cris bétonnés par notre baby lisse ») ou plus politique (« la loi n’étant plus jamais votée à mains basses »).

L’ensemble reste pourtant, malgré les piques que le poète ne peut pas complètement évacuer de son écriture, plutôt tourné vers les sentiments humains. On croirait que Patrice a voulu faire un voyage en poésie dans la tête d’un futur marié, et qu’il nous permet de suivre pas à pas ces pensées qui s’agitent, se cognent et se télescopent à mesure que le grand jour se rapproche. Et même après, puisque cette nouvelle vie à deux n’est pas non plus aussi évidente que ça. L’interprétation est ouverte, mais la langue utilisée et les partis pris d’écriture font du Sucre du sacre un livre fascinant et dont l’intérêt va grandissant au fil des pages, appelant donc plusieurs lectures. Difficile, non. Exigeant, oui. Et tant mieux.

Patrice Maltaverne, Le Sucre du sacre, éditions Henry, 96 p., 8 €, ISBN 978-2-36469-171-1.


Extrait du chapitre « Voyage de noces »:

Après le mariage il faut glisser dans les confettis et la mousse en gelée restant aux vieux qui n’auront jamais le courage de souffler sur leur saynète éteinte. Notre dérapage sera plus léger que les rideaux d’une chambre voletant toute une nuit de pleine lune sans sa lampe
Le plus important c’est d’avoir des billets. Le tien est au fond de ton décolleté. Il ne faut pas qu’il s’envole avant l’avion le mien est tapi dans mes chaussettes de la veille. Comme des fleurs nous allons nous pousser sur la pointe des pieds