
On ne peut mener tous les combats de front : c’est la lourde réalité à laquelle Grégoire Damon se coltine ici. Dans À tous ceux que j’oublie — « et à toutes celles aussi », précise-t-il dûment avant de débuter —, il laisse éclater sa rage contenue, son impuissance devant la marche (très) bancale du monde : « je suis le grand lama qui tient ensemble l’existence / parfois je ne suis qu’un connard de plus / qui met un commentaire au bas d’une vidéo ». Satané boulot que celui du poète révolté qui, comme tout le monde, ressent par moments « la même flemme de baisser nos culottes / pour faire barrage à l’extrême droite ». Bien sûr, il sait que « le fascisme commence au mot d’après », qu’il faudrait « être ce type / qui tripe et qui titube / tire son corps en avant le type / agite les bras le type / voit rien mais il avance le type ». Il sait que l’argent mène la danse, mais également que « quand on aura un million d’euros / […] ça n’empêchera / ni les pubs d’affluer dans la boîte aux lettres / ni les légumes de pourrir dans le bac du frigo ». Ses imprécations, qui empruntent souvent au registre familier, dans une quasi-prose à la poésie antilyrique, sonnent comme des procrastinations couchées sur le papier. L’ironie permanente et sa consœur l’autoironie y cherchent leurs petits arrangements avec une société de guingois. Sous la menace des bombes atomiques, « sur ces grandes grises froides dures chiantes irradiées terres d’Ukraine », il ne fait bon vivre qu’en ne se prenant pas au sérieux. Au fond, « chacun mériterait / qu’on colle à ses petites médiocrités intimes / pour ce qu’elles sont : universelles / et bons prétextes à tout aimer d’amour ». Un tendre qui se cache sous des phrases de dur, le poète ? De son recueil, on pourrait dire qu’il « se gratte mais ça part pas », tant les mots se cramponnent au cerveau. Et quand il s’adresse, par-delà l’espèce humaine, aux bactéries et aux amibes, « c’est pour [leur] dire [sa] volonté d’apporter / un grand message d’apaisement / en notre commune appartenance / au vivant ». Oui, satané boulot que celui du poète prêt à porter le poids du monde sur ses épaules. Avec dans sa besace des vers où violence et douceur s’entrechoquent, « genre hydre / une hydre toute mignonne ».
Grégoire Damon, À tous ceux que j’oublie, La Rumeur libre, ISBN 978-2-35577-360-0
