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mardi 5 septembre 2023

Dimanche sans bigoudis

« Octave ne se souvient pas de la couleur du ciel, le jour où un de ses oncles, vif comme l’éclair, l’a ramené au monde. Un caillou dans la trachée, la mine bleue. » Plutôt qu’un recueil de poésie, on pourrait dire de Dimanche sans bigoudis qu’il se présente comme un recueil de microfictions, lesquelles oscillent entre anecdotes factices, historiettes fantastiques et réflexions philosophiques. Les petits textes de quelques lignes de Basile Rouchin, cependant, cultivent bien les images poétiques, mâtinées souvent de jeux de mots complices (« Né au bord des oueds, maté par le sirocco, Arsène cache un cœur de palmier »). C’est tout l’intérêt de cet ouvrage : la concision de ses fragments permet d’embrasser un large spectre de thématiques, stimulant ainsi la lecture par un éclectisme en forme d’éventail coloré. Quoique, à y bien regarder, certaines obsessions semblent se faire jour. La famille par exemple — on a rencontré un oncle dès le début de ce billet —, et surtout le père, qui revient dans nombre de phrases. Une sorte de fil conducteur relie en conséquence moult histoires au moyen d’une interrogation sur la filiation, scrutant le papa « grandiose », le « père assis sur un rocher », celui qui « parle d’un guide étoilé filant sous des cieux obscurs »… Ce personnage est-il garant de stabilité, d’harmonie, en tout cas rêvée ? « Je comprends qu’une telle paix ne vise ni les ménages, ni le cimetière et ses fins de combat, mais la paiternité ! » Basile évacue parfois en jeux de mots les questions brûlantes, avec une pudeur pour le coup toute poétique dans son flou. Tout en ne refusant pas la violence qu’on pourrait qualifier de domestique : « la saillie d’Ariane par le Minotaure s’achève, leur progéniture redoute le meurtre par étouffement ». Si l’on entre facilement dans cet univers onirique, c’est aussi par la profusion des prénoms. En effet, presque tous les poèmes (ce terme ne relève pas d’une coquetterie pour éviter la répétition d’« histoires » — on l’a vu, il y a bien une charge poétique dans ce livre) incluent un prénom, qu’il soit au début ou à la fin pour matérialiser une citation ou qu’il désigne un personnage mis en scène. On tombera forcément sur un prénom qui nous touche dans notre intimité, resserrant par là nos liens avec le texte. Dans cette pléthore de microfictions poétiques, parfois lyriques, parfois cyniques, l’auteur, comme le dénommé Melchior qu’il nous présente à un moment, « relève un par un les défis de la vie » en embellissant des saynètes ordinaires ou extraordinaires de mots ouvragés et d’humour dense.

Basile Rouchin, Dimanche sans bigoudis, éditions Le Citron gare, ISBN 978-2-9561971-9-5


Trois textes en audio :

lundi 19 septembre 2022

Des fourmis au bout des cils

Après avoir publié en revues, Hélène Miguet signe son premier recueil. À la lecture, on ne peut que s’exclamer : il était temps ! Avec son écriture maîtrisée qui sait où elle veut aller, elle impressionne d’abord par sa langue, ample, foisonnante, rythmée. La musique y est omniprésente, tant dans les thèmes abordés que dans les figures de style. Ainsi alternent des vers courts avec de longues phrases, où souvent les allitérations fusent : « Je sens marcher dans tes cheveux un cortège de sylphes verts    tes épaules vont et viennent guidées par la folie fauve au flanc des biches    tu infuses la sève suave des bois et tes seins tout à coup palpitent comme des mésanges d’or ». C’est cette attention à la sonorité, cet appétit pour les notes qui surgissent des vers qui lui permettent de porter un regard original sur une époque où « les AirPods [sont] enfoncés jusqu’au gosier » sans simplement en dénoncer les excès. Des fourmis au bout des cils se lit comme une utopie poétique qui prend source dans le quotidien, pour réenchanter le monde. Oui, oui… on pourrait dire que l’expression est galvaudée, mais c’est, je crois, la nature de ce recueil que de nous réconcilier avec la société en décalant le regard ; programme tout à fait visible dans le titre d’une des sections, « Monde, miroir, mon beau miroir ». Hélène Miguet y examine une goutte de rosée, une flaque, une pompe à essence (« tous les chemins mènent au gazole / tu râles un peu / mais raques aussi vite / sors ta CB comme un colt ») en les tutoyant, comme un Parti pris des choses qui se permettrait la tendresse plutôt que la description factuelle. La référence littéraire à Ponge n’est pas fortuite : la poétesse use elle aussi de références textuelles à de grands aînés (Baudelaire, Hugo…) pour composer ses vers. Mais surtout, le « tu » omniprésent nous agrippe en tant que lecteurs. Une inclusion que pousse l’autrice jusqu’à son paroxysme dans la dernière section, « Mohicans malgré tout » : « Nous étions une fois tous un peu Mohicans / poètes agités par la langue raide des torrents    les / ravins du silence / chevauchant les saisons / à cru ». D’un « nous » encore plus inclusif qui nous emporte, elle brosse un portrait désabusé de l’époque, mais pour penser un avenir de « mustangs musclés » sellés d’un galop d’optimisme, parce que nous ne sommes « pas maudits ». Toujours dans son style musical et à l’invention renouvelée. C’est beau… et c’est parfois drôle aussi. Devant un crucifix : « Tu es en croix / comme épinglé par un entomologiste fou / on voit bien que ça n’a pas dû être de la tarte / la Passion / ils auraient pu inventer un brin de chloroforme / ou t’offrir le coup du lapin ». Les enthousiastes de la poésie vibreront à ce recueil palpitant.

Hélène Miguet, Des fourmis au bout des cils, illustrations de Christian Mouyon, éditions Le Citron gare, ISBN 978-2-9561971-7-1

mercredi 15 décembre 2021

Pour Traction-brabant 96 : Le Tête-à-queue de la jeunesse posthume

À l’occasion de ses cinquante ans, Patrice Maltaverne – oui, l’animateur de ce poézine ! – a rassemblé cinquante de ses textes écrits entre 1989 et 2020, soit inédits, soit déjà parus en revues (auxquelles un bel hommage est rendu) ou en anthologies. Manière de poser cet autoportrait « sans reniement d’aucune sorte », ainsi qu’il le mentionne dans son introduction, il le publie au Citron Gare, la maison d’édition qu’il dirige et qui fêtera bientôt ses dix ans. Il faut interpréter ce choix comme le reflet d’une indépendance viscérale, d’une envie de se présenter tel qu’il est, en poète de qualité que le Maltaverne revuiste et chroniqueur, infatigable arpenteur de la poésie française, éclipse parfois dans l’esprit de certaines ou certains.

Une chose se dégage de ces trente ans d’écriture ici rassemblés : la constance du style. Bien entendu, le choix opéré par l’autoanthologiste y est pour quelque chose ; il a notamment sélectionné uniquement des poèmes sans contraintes d’écriture formelles, lui qui ne dédaigne pas de s’adonner à la contrainte, justement. Mais tout de même : de page en page apparaît une unité de ton à la nostalgie revendiquée (« Je porte le deuil d’une comète arrogante / Et la tristesse vient / Lorsque j’échange cette malédiction / Contre un regard perdu ») et aux métaphores personnelles adroites (« Toujours plus loin / Je vais me prendre / Dans la glace / D’un seau à champagne »).

Maltaverne transforme le réel et le vécu en une expérience où le corps et l’esprit savent évoluer séparément, loin de toute poésie des jolies fleurs et des gentils oiseaux. Loin aussi de la poésie revendicative souvent slamée, le ton ne crache pas des flammes directes, mais a ses ennemis, qu’il brocarde avec mesure, sans concession pourtant : « les barbelés ne sortent plus guère / De la morgue des petits seigneurs. » Parce que les « poètes sans vagues » qui « fleurissent en deux mille et quelques », l’auteur n’en a cure. Il pratique une poésie active, qui ne cède pas à la contemplation, qui frappe par la musique d’une langue travaillée et le refus de la simplicité. Ainsi, s’il admet écrire « le roman d’amour / De la banalité à quatre mains », il y insuffle un « goût inouï pour la vitesse ». C’est toute la complexité de la vie qu’il entend refléter… et ça marche.

« Les anniversaires sont plus aimables que les hommes », peut-on lire dans le recueil. Le cinquantième de l’auteur en tout cas nous vaut un livre à la sensibilité fine et à l’unité de ton réussie. L’occasion idéale, pour les lectrices et lecteurs de Traction-brabant qui ne l’auraient pas encore saisie, de rencontrer le Maltaverne poète.

Patrice Maltaverne, Le Tête-à-queue de la jeunesse posthume, éditions Le Citron Gare, 78 p., 10 €, ISBN 978-2-9561971-6-4
Cette chronique a paru dans le numéro 96 du poézine Traction-brabant, à découvrir ici si le cœur vous en dit. Merci à Patrice Maltaverne (qui, comme il le précise dans le poézine, n’a pas payé pour cette chronique !) pour son accueil.


Un extrait :

PROCLAMATION LÀ OÙ LES AUTRES NE SONT PAS

Jamais plus d’alcool
Plutôt se tordre les pieds
Entre deux cordes de guitare
Là où il y a des hommes bêtes
Qui ont sur le nombril
Quelques dalles creuses

S’il fallait encore compter
Toutes les bouteilles digérées
La musique pour galérer sans lune
Je finirais par étouffer
Dans le ventre de mon idéal

Mais un seul accord
Arrête les cauchemars
Au seuil des quartiers pâles.

lundi 15 février 2021

Dans les agates

talon.jpg, fév. 2021

Stimulant petit recueil que celui de Michel Talon. On sait que Patrice Maltaverne, le taulier des éditions Le Citron Gare, va chercher dans son poézine Traction-brabant les poètes qu’il souhaite publier — tout en effectuant un véritable travail éditorial collaboratif. Pas étonnant donc que Talon, un pilier dudit poézine, se voie proposer aujourd’hui un recueil. Et c’est une excellente occasion de lire sa poésie du quotidien au phrasé rythmé, souple et polymorphe dans un ensemble de textes cohérent et sur la durée. Car la frustration que génère une revue, fût-elle aussi éclectique et bien pensée dans son inorganisation ostentatoire que Traction-brabant, c’est évidemment de découvrir une écriture sans pouvoir s’y plonger pendant longtemps. Ici, on accompagne l’auteur dans ses pérégrinations poétiques : « J’écoute s’époumoner les tilleuls. / Un orgue nu dévale ma pensée. Irrésistible. » Ce sont des fragments de vie, d’impressions, courtes phrases parfois sans verbe mais à la narration évidente. Les choses s’y personnifient, les êtres se fondent dans le mélange des scènes : « Relais H. Dans les gobelets, le café tape le journal, / l’ouvre en grand. Les titres ronflent ou gazouillent. » Le talent de Michel Talon est de ne pas forcer les images, sans pour autant se laisser aller à une langue facile ou trop simplement naturelle. Il y a du travail dans ces poèmes, un travail de collage des mots, des êtres et des choses où « Les Cubaines sur leur 31 accompagnent / un poème de Lorca » et où « Le givre a chaussé ses petites bottines vernies, sans voix ». Le patchwork guide l’émotion, l’assemblage est celui des meilleurs crus ; les couches successives se déposent jusqu’à ce que l’agate prenne forme, et on contemple le travail des millénaires en de simples poèmes brefs.

Michel Talon, Dans les agates, éditions Le Citron Gare, ISBN 978-2-9561971-4-0

samedi 31 décembre 2016

L’Adieu au Loing

J’ai déjà écrit ici combien la « poésie de proximité » m’intéresse. Avec L’Adieu au Loing, on en atteint le paroxysme : ce livre est édité à Metz par l’association Le Citron Gare de Patrice Maltaverne (par ailleurs revuiste acharné de Traction-brabant, revue déjà évoquée sur ce site) ; il se trouve que je connais Patrice, et que je suis connecté sur Facebook avec Xavier Frandon, l’auteur. Ce n’est pas une raison pour me priver de parler de ce recueil. D’abord parce qu’il est très bien, nous allons le voir plus en détail, mais aussi parce qu’il n’y a rien de honteux, dans le domaine de la poésie, à chroniquer des livres d’amis. Car sinon, honnêtement, quel journaliste choisira de parler de cet ouvrage parmi tant d’autres d’éditeurs plus renommés et d’auteurs plus vendeurs, y compris en poésie même si ça reste une niche ? Certes, tous les éditeurs qui osent la poésie méritent un soutien, mais les microéditeurs encore plus, qui soutiennent souvent la poésie hors effets de mode.

Et question effets de mode, ne comptez pas sur L’Adieu au Loing. On voit souvent, en revue comme en recueil, une poésie aérée, pas avare de blancs sur la page, formée de mots simples où quelquefois surnagent des trouvailles linguistiques distillées avec parcimonie. Ici, rien de tout cela. Xavier Frandon ose le lyrisme, mais un lyrisme décomplexé. Dès le premier poème, qui donne son titre au livre, il installe son atmosphère bien particulière à grands coups de vocabulaire choisi, sans fausse modestie verbale (dès le premier quatrain, on a droit à « parangon », « sipide » et « Euménides » — eh oui, c’est aussi rimé !). Il y a un certain classicisme dans cette ode à une rivière, tant dans le thème que dans la forme, qui préfigure de façon remarquable la suite du recueil.

Dans leur grande majorité, les poèmes suivants sont des sonnets. Frandon joue avec les codes : si les quatorze vers sont à peu près une constante, le rythme joue une partition tantôt binaire, tantôt ternaire pour ce qui concerne le nombre de pieds, et les césures et autres enjambements ne sont pas rares. Si les thèmes sont variés, on peut cependant les réunir en constatant que l’auteur aime à poser un regard sur le monde à la fois émerveillé et désespéré. Peut-être est-ce son alter ego maléfique qu’il convoque lorsqu’il écrit : « Savant par habitude, il soupire, souhaite / qu’on le secoure, or, ses talents universitaires / le rendent méchant homme et, déjà qu’il était laid / il en devient très désagréable, mais chut… » Mais quelle tendresse aussi quand « T’en souviens-tu la montagne avait plu / et nos fringues imbibées collaient sans / que nous ayons besoin d’embrasser tes seins ».

Dans le métro, à l’aube, à Saint-Germain, dans la Drôme en été, tout est sujet, tout est objet de poésie. Quelques coups de griffe aussi, notamment à la « littérature littéraire »… La force des textes de Xavier Frandon, c’est ce sentiment qu’ils installent d’instantanés désinhibés de tout formalisme poétique compassé, malgré cette sujétion trompeuse à la forme du sonnet. Et puis la richesse de leur vocabulaire, pas précieux ni ostentatoire, mais pas limité non plus. Comme si le poète, devant la complexité du monde, ne pouvait se résoudre à simplifier son langage. Comme s’il prenait, au fond, ses lecteurs pour des amateurs de poésie, certes, mais aussi des égaux, dont le cerveau fonctionne autant à l’affect qu’à l’intellect. Alors, quand il demande « Crois-tu que je sois poète pour bien faire ? », on sait bien sûr que c’est une question rhétorique. Il fait, et c’est bien.

Xavier Frandon, L’Adieu au Loing, illustrations de MAAP, éditions Le Citron Gare, 12 × 15 cm, 95 pages, 10 € port compris, ISBN 978-2-9543831-8-7


Fugitive

Accablé du vent, dégorgé de l’air brûlant
Je ne laisse plus rien, que ma place se vide
Que vous la remplissiez ô mes aimables paires
Que jamais vous ne sachiez compter entre vos rides

Un sursaut que je vous tends, mes forces finalisées
Vous continuez et moi, je me lambine
Dispersant ma conduite, mon cri amenuisé
Ne m’attendez plus, je suis le point infime

Dansant sur l’arête évidée, fainéant
Au risque de tomber, je lance ma fumée
Qui se soulève et retombe sous mes pieds

Mais
N’ayez crainte, partez
Tout ceci est très faux.