J’avais remarqué (entre autres choses fort intéressantes) l’écriture poétique de Paideia, dernier roman de science-fiction de Claire Garand ; aussi me suis-je réjoui de lire sous la plume de Claude Vercey, pour Décharge, que l’autrice publiait un recueil de poésie. Dans Joies, elle propose cinquante poèmes courts et crus — assortis de quelques interludes plus lyriques — qui constituent autant d’instantanés où se développe une émotion mise en mots. On y trouve de petites joies quotidiennes, certes, mais la saleté subrepticement s’immisce, comme lorsque la poétesse attrape enfin un mot qui ne sort pas : « Il résiste / Je tire / Le sors en triomphe / Au milieu des vomissures ». On y lit des joies carrément masochistes aussi : « Prenez cette chaise / Attachez-moi / Liez-moi les mains / Dans le dos / Les pieds aux pieds / Braquez-moi la lumière dans les yeux ». Joies (pas si) sages, joies (franchement) perverses, un inventaire s’offre à nos yeux ébahis. « Dos contre la prairie / Je m’accroche aux herbes coupantes / Un caillou me blesse la lombaire / Je serre les dents / Corps tendu sous l’effort / Pour ne pas tomber / Dans les yeux du ciel » : dans le recueil, la « beauté puante a les yeux vitreux », la cruauté s’invite, la souffrance également. Les joies s’y conçoivent comme un éventail de sensations fortes où l’humour noir contre-balance les potentielles douleurs du corps ou de l’âme. Contrepoids tout autant, ces vers en italique qui échappent à la numérotation et déploient un lyrisme de contraste : « Sous les deux horizons / Du cosmos vergé / S’avance ma voile / Ô vent gonfleur de vessie, / Enlève les plis et les bosses / De ma lanterne somptueuse ». Le souffle d’exclamations, d’interrogations, d’un vocabulaire recherché vient ainsi mettre en pause le langage direct et percutant des cinquante textes numérotés, langage qui pourtant reprend bien vite ses droits. Une sensation de lapin pris dans les phares se dégage, une accoutumance à ces strophes qui secouent, qui agrippent, qui montrent de la joie une vision aussi holiste que troublante. L’autrice explique dans un poème qui pourrait bien ressembler à une note d’intention qu’elle « explore le laid / Comme un termite le bois ». Ses si singulières Joies sont autant de méticuleuses prospections sur une ligne de crête entre plaisir et tourment, là où sévit « À chaque pointe d’épingle / le démiurge de son univers intérieur ».
Claire Garand, Joies, éditions La Tête à l’envers, ISBN 9791092858723
Trois poèmes en extrait audio :