Élucubrations

Fil des billets

mercredi 17 octobre 2018

Musique… et poésie !

Ce texte a été écrit pour le programme du spectacle Offen Bar, savant mélange d’airs d’Offenbach liés par une histoire abracadabrante à souhait. Représentations au conservatoire de la Ville de Luxembourg le vendredi 19 octobre à 20 heures et le dimanche 21 octobre à 16 heures. Entrée gratuite !

Interprété par les élèves de la classe d’art lyrique et l'orchestre symphonique des enseignants du conservatoire
Direction musicale : Carlo Jans
Mise en scène, décors et costumes : Monique Simon et Hélène Bernardy
Préparation musicale et coaching : Emmanuelle Bizien et Tatsiana Molakava
Chorégraphie : Laurence Scassellati
Dialogues : Florent Toniello
Arrangements : Iván Boumans


Est-il besoin de présenter Jacques Offenbach ? Certes non. Mais connaissez-vous Ludovic Halévy et Henri Meilhac ? C’est que la séduction enivrante de la musique du Mozart des Champs-Élysées — ainsi l’appelait Rossini — s’accommode mal d’une gloire partagée. La postérité est mauvaise fille, parfois. Et pourtant, Meilhac et Halévy au texte, c’était le duo de collaborateurs rêvé pour notre Jacques : la preuve, c’est que leur humour a traversé deux siècles pour faire encore rire de nos jours, savamment mêlé aux accords du maestro. Probablement parce que ce Second Empire, avec les débuts de l’industrialisation et de la libération des mœurs — oh ! un peu seulement —, avec des financiers tout-puissants et des tensions géopolitiques croissantes, n’est pas aussi éloigné de notre époque qu’on pourrait le croire à première vue. Vous allez d’ailleurs, espérons-le, le constater.

Mais revenons à notre propos. Meilhac et Halévy, vous êtes sûrs que vous ne connaissez pas ? « L’amour est un oiseau rebelle / que nul ne peut apprivoiser »… Eh oui ! le livret de Carmen, c’est eux aussi. Une collaboration de plus de deux décennies dont les meilleurs textes iront évidemment au grand Jacques, avec qui ils travaillaient en une symbiose parfois mêlée de colères homériques, entachée de bouderies ostentatoires et toujours rehaussée de fous rires et de farces potaches. La Belle Hélène, La Vie parisienne, La Grande-Duchesse de Gérolstein, La Périchole, les opérettes les plus célèbres et les plus accomplies d’Offenbach en somme, c’est eux. Des textes et des musiques en complète harmonie qui ont traversé l’épreuve du temps, et que vous pourrez encore apprécier aujourd’hui, chanceuses et chanceux que vous êtes.

Avec plus d’une centaine d’œuvres scéniques, évidemment, le maestro a épuisé — littéralement, à ce qu’on peut lire dans les témoignages d’époque — de nombreux autres littérateurs. Vous entendrez donc aussi des paroles de Paul Boisselot, William Busnach, Hector Crémieux et Albert Millaud. Le poète tient à les citer ; le musicien leur est reconnaissant d’avoir su se plier à la discipline des notes, et quelle discipline ! On ne plaisantait pas avec l’amusement au dix-neuvième siècle à Paris. Le tellement galvaudé « Work hard, play hard », qui fait maintenant la joie des séminaires d’intégration d’entreprises à la page, était rigoureusement de mise chez Offenbach et consorts, pour le plus grand plaisir des spectatrices et spectateurs.

Oui, faire rire est une bien étrange vocation, obsédante et rarement individuelle. Livret, mais aussi costumes, maquillages, notes pimpantes, lumières, répétitions au piano, confection des programmes… il en faut, des petites mains, pour qu’une œuvre déploie ses charmes. Alors, si dans le ciel de l’opérette certaines étoiles brillent plus fort que d’autres, n’en oubliez pas que, pour vous servir, toute une constellation s’est donné rendez-vous. Bon spectacle !

samedi 14 avril 2018

Héliaque

Illustration : Gérard Aubry, CC BY-SA 4.0

Il fut un temps où je répondais souvent à des appels à textes thématiques de revues, chose que je ne fais presque plus ; d’une part parce je n’ai plus le temps, d’autre part parce que les textes produits ne sont pas toujours aussi intéressants que ceux qu’on arrive à écrire sans contrainte de thème. Une revue maintenant disparue — je suppose, puisqu’on n’en trouve plus trace sur l’internet où elle avait une page Facebook et un petit site —, Dico, avait proposé d’écrire sur le mot « héliaque ». Le refus de la contribution était arrivé dès le lendemain de la date butoir de l’appel à textes, ce qui est d’une rapidité confondante. Je ne sais pas trop si les dés étaient pipés, mais en tout cas j’aime bien le texte, alors le voici.

L’OBSESSION DU SUBSTANTIF

Ça doit être dans un livre de Christian Jacq. Probablement dans la série des Ramsès. Oui, c’est bien là que j’ai dû découvrir ce mot, l’annonce de la crue du Nil par le lever héliaque de Sirius, & puis me ruer vers le dictionnaire — il n’y avait pas la solution de facilité du Trésor de la langue française en ligne en ce temps-là —, contempler la définition pourtant succincte du Petit Larousse illustré, c’est une maladie que j’ai depuis toujours, contempler les mots dans le dictionnaire, mais maintenant il y a le Trésor de la langue française en ligne, alors on peut aller y faire un tour. C’est ici : http://www.cnrtl.fr/definition/héliaque. & la soif, le désir, l’obsession des mots se parent des couleurs de la poésie de Saint-John Perse, « Plus que l’Année appelée héliaque en ses mille et milliers / De millénaires ouverts, la Mer totale m’environne », & les exemples coulent, il y a même l’adverbe héliaquement ;

un bonheur encore plus intense, je crois, que celui que les Égyptiens ressentaient avant la crue, parce qu’il est fait de lettres abstraites qui construisent une vérité plus concrète que la vulgaire nature du limon fertile, parce que les mots sont plus fascinants qu’un lever ou un coucher d’astre un peu avant ou un peu après le soleil (le Larousse met la capitale à Soleil pour montrer que c’est un corps céleste, je préfère ici, qu’il me pardonne, le modeste bas-de-casse du disque lumineux), le concret brûlerait les yeux à la lumière de notre étoile alors que les mots… les mots diffusent des photons de phonèmes qui glissent, caressent, ne piquent pas les yeux. Héliaque alors ? Après l’avoir défini, le triturer : hé ! il y a qu’à… Il y a qu’à le lier jusqu’à ce que l’acmé le délie, le laque est-il lac, les lits aqueux ? Souvent, la science, ici l’astronomie, devient poétique à force de concepts compliqués a priori, mais qui ne demandent qu’à s’épanouir sous les mots simples des poètes. Héliaque ? On y renifle d’ailleurs bien l’ENIAC — Electronic Numerical Integrator Analyser and Computer —, premier ordinateur entièrement électronique ; on y calculerait avec soin & précision les dates des crues du Nil qui marquaient le début de l’année des anciens Égyptiens, sauf qu’il n’y a plus de crues en Égypte, le Nil en son lit aqueux est bridé, il y a un lac, reste le mot, héliaque, qui s’il se libère du carcan de l’ordinateur nous replonge des millénaires en arrière, c’est ça aussi les mots, & celui-là est un phénomène, dans tous les sens, puisque nous en sommes à explorer le sens à l’aide des dictionnaires, en papyrus ou avec des électrons qui peut-être sont passés par l’ENIAC — les éléments de l’univers se recyclent & en chacun de nous sommeillent certainement quelques atomes de Sirius. Héliaque toujours ! Si décomposer des atomes n’est pas à la portée du premier venu, décortiquer un mot après l’avoir défini peut aussi approcher sa vérité, alors,

Humer les syllabes
Étirer le h muet
(Les dictionnaires seraient
Inutiles s’ils ne savaient pas
Affirmer la possibilité
Qu’on a de lier) puis
Un soupçon de paronymie
Eh bien ! iliaque alors,

& on peut repartir, sur le flanc, iliaque oblige. Parce qu’iliaque n’a rien à voir avec une île, je sais, c’est étrange, mais en l’entendant je pense immanquablement à Philæ — un endroit découvert aussi chez Christian Jacq, on ne pourra pas me reprocher de ne pas être éclectique, le citer en compagnie de Saint-John Perse c’est tout de même astronomiquement une apogée de l’éclectisme —, cette île de Philæ engloutie par la hausse du niveau du barrage d’Assouan (l’ancien), celui qui empêche désormais les crues ;

alors héliaque s’éteint peu à peu, le sang qui bourdonne dans sa veine iliaque se fige, envasé par le limon que ne charrient plus les eaux du Nil, niliaque peut-être, il (n’)y a qu’à l’encourager, le sauver du lent oubli qui guette les réalités obsolètes. Parce qu’héliaque s’étiole, je crois, telle l’étoile que le soleil cache la plupart du temps à nos yeux ;

de nos jours, c’est Madame Soleil qui la lit, calée sous des écailles de vernis recouvrant des hiéroglyphes, on y voit les moissons, l’abondance & la liesse, la voyante ne connaît pas la définition du mot, elle ne sait pas vraiment lire les hiéroglyphes, ils sont là pour l’ambiance élégiaque, elle n’en a pas besoin, elle voit l’étoile à nous cachée,

et elle y a cueilli les lares,
héliaques, l’hilare,

qui dans le grand tourbillon de l’univers échangeront leurs atomes avec nos corps & Sirius pour créer plus, toujours plus, d’avenir & de futur, où de plus en plus rares seront celles ou ceux qui sauront déchiffrer les hiéroglyphes & se perdre en pensées devant la fécondité d’une crue. De l’Égypte ancienne à Saint-John Perse, en passant par Christian Jacq, pour moi, le voyage d’héliaque, c’est ça : toute une époque révolue, on m’accusera d’être passéiste peut-être, mais ce serait mal me comprendre, je ne fais que contempler un mot comme je contemplerais un lever ou un coucher de soleil, toute une époque révolue qui a cédé devant le progrès ;

nous n’avons plus besoin d’observer méticuleusement Sirius, ses photons viennent produire l’électricité qui permettra aux successeurs de l’ENIAC de mesurer le temps, le temps que nous n’avons plus pour observer Sirius, & que nous passons à des occupations futiles sans plus lire Saint-John Perse ou Christian Jacq (chacun ses goûts) ou le dictionnaire, que nous passons dans d’autres temples que ceux des anciens Égyptiens, pour ne pas le citer & simplement parce que, après tout, nous explorons ensemble le mot héliaque & qu’il a un contraire finalement tout trouvé : l’Ikea.

dimanche 18 décembre 2016

Je suis le maître des illusions - instantanés hospitaliers

Photo : domaine public supposé (par Wikipédia)

Vous avez des enfants ? Et ils ont quel âge ? On sait que c’est pour rassurer avant l’anesthésie générale, mais on s’y laisse prendre avec tant de lucidité complice
*
Au réveil, neuf milligrammes de morphine, comme un vulgaire junkie
*
Des filles dénudées dansent lascivement sur l’écran du voisin alors que La Flûte enchantée résonne dans mes oreilles ; je ne regarde que leurs genoux, me demande si elles se casseront la rotule un jour ; si par hasard je m’attarde sur leurs seins ou leurs fesses, c’est pour comprendre si elles sont passées par le billard pour atteindre ces mensurations télévisuelles
*
L’érection matinale n’a jamais été aussi peu gênante que le jour où elle réapparaît enfin
*
Honte d’être heureux d’apprendre que mon voisin est tombé du huitième étage pour savoir qu’il y a encore moins bien loti que moi
*
Expliquer la douleur plutôt que la vivre est décidément une situation privilégiée. Les élections arrivent, il y a là une évidente métaphore
*
Toujours en tête la Huitième de Schubert et dans les mains le tempo et les nuances, et pourtant je ne la dirigerai plus

*
En voyant les émissions de jeu des télévisions commerciales, fier d’en avoir tenu éloignés les enfants et un peu honteux de pouvoir me faire traiter d’élitiste
*
J’écoute l’intégrale de l’émission radio de Jean-François Zygel depuis septembre. Lui aussi s’est fait traiter d’élitiste dans des courriers d’auditeurs de France Inter. Je suis en bonne compagnie alors
*
Babel est de mise aussi à l’hôpital : comateux, j’émets mes borborygmes en français ; les jours suivants, je passe si je veux au luxembourgeois, en futur concitoyen reconnaissant. Quel luxe pour la glotte ! La rotule, elle, s’en fout grand-ducalement
*
Heureusement que les vers ont des pieds et pas de genoux. Et que les homographes font toujours spirituel
*
Ce chirurgien est tellement sympathique, rassurant et souriant qu’il ne peut qu’y avoir vis sous cartilage
*
Plus d’internet pendant quelques jours, c’est un choix. Tant qu’à souffrir, autant ne pas gêner les connectés compulsif
*
Les visites sont réduites à l’essentiel, ceux qu’on pourrait aussi visiter tous les jours quoi qu’il arrive, ceux à qui on peut dédier son premier recueil de poésie moins une. Le téléphone limité aussi, famille proche. La vie d’expatrié est cruelle, mais ne me pèse pas
*
C’est officiel : en plus de rajeunir considérablement la moyenne d’âge du service, Andrei, mon voisin roumain, et moi sommes les chouchous. Maçons et poètes ont la cote
*
Autre combinaison improbable à noter : un film de science-fiction sur ProSieben avec Colin Farrell je crois et Léo Ferré symphonique avec l’Orchestre philharmonique de Radio France. Et tout ça sans payer une seule redevance
*
Se laver à la bassine et lire La Décroissance : joie d’allier la pratique aux convictions. Mieux vaut oublier la pharmacopée, par contre
*
Ce livre de Jacques Morin — un cadeau de réabonnement à Décharge — que m’apporte Céline avec le courrier sonne presque comme une attention personnelle
*
Des attentions personnelles se manifestent aussi par SMS. Je fais momentanément une exception dans ma détestation de ces messages envahissants en temps normal
*
Pas fier d’abandonner le journal avant le plus important numéro de l’année. Et pourtant j’en fais toujours trop. Y a-t-il un lien ?
*
Je sais aussi, toujours par Céline qui m’informe, qu’arrivent des courriels de soutien. Moi qui ai la réputation de répondre rapidement, réputation parfaitement méritée, je temporise enfin
*
Au service militaire, je me demandais toujours à quoi servaient tous ces kinés appelés à l’École du service de santé des armées, et après je n’en ai jamais consulté. Le mystère était donc encore entier. Je sais maintenant qu’ils sont là pour assouvir la soif malsaine de masochisme qui réside en chacun de nous
*
Un coup de fil de ma fille de 15 ans entre deux cours. Au prix de quelles souffrances se forge l’amour filial ?
*
Babel continue : les visiteurs de mon voisin sont aussi roumains, mais parlent parfaitement l’allemand. Au moins, mes neurones travaillent
*
Petit serrement de cœur le samedi à 10 h 45. Je l’attendais tellement, ce Schubert
*
C’est confirmé par la séance d’escalier : ma kiné est une sorcière. Il ne lui manque que le bouton poilu sur le nez. Quoique
*
Décidément, il n’y a que lui qui peut apaiser comme ça. Sonatina de la cantate BWV 106 arrangé à quatre mains par Kurtág, et encore mieux, dans l’interprétation de mon fils et de son professeur
*
Cela dit, ne pas se laisser influencer par les paroles qui disent bienheureux ceux qui rejoignent Dieu en mourant. J’ai encore pas mal de boulot ici-bas, et je ne suis pas aussi bêtement manipulable, fût-ce sur une musique de Bach
*
Il y a quelques années, à Deauville, nous étions allés voir les courses. Il avait fallu expliquer aux enfants ce que signifiait cet énorme écran tendu sur la piste devant un cheval tombé. Ce jour-là, heureusement, l’animal s’était relevé. Devant l’ampleur de la tâche à accomplir pour retrouver un genou mobile et les douleurs de ces derniers jours, je pressens maintenant que seule l’espèce humaine peut se projeter suffisamment dans l’avenir pour surmonter une telle épreuve
*
Si l’on arrive à manger des papillotes de Noël, c’est qu’on va mieux. La gourmandise conserve, il fallait qu’elles soient là sur la table de nuit, comme des promesses sucrées, littéralement
*
Comment vais-je pouvoir m’installer au piano ? Est-ce que l’école où j’anime un atelier de poésie en février m’accueillera en béquilles ? Que se passe-t-il exactement à Alep ?
*
Je ne retravaillerai pas ces notes pour en faire de véritables poèmes, ce serait du voyeurisme
*
L’article sur la poésie de Shehzar sera donc le dernier de moi publié en 2016. Je suis heureux de cette malheureuse circonstance
*
Je me moque souvent gentiment de Céline en lui affublant le sobriquet d’épouse parfaite. Dans les prochaines semaines — au mieux —, ce ne sera pas un sobriquet
*
J’ai soudain envie d’écrire la suite de la fantaisie musicothéâtrale sur Offenbach, mais pas de l’écouter. Dichotomie hospitalière passagère, je suppose
*
En transcrivant ce galimatias, allongé après une journée hors du lit, je pense pour la première fois à relever le genou gauche. Je suis le maître des illusions