[Je reproduis ici, passé un certain délai, mes articles consacrés à des livres relevant des littératures de l’imaginaire pour le supplément Livres-Bücher du Tageblatt luxembourgeois. Limités en signes, ces articles sont formatés pour un journal imprimé, mais celui-ci ne les publie pas en ligne.]
Angoissante altérité
Phoebe Hadjimarkos Clarke décortique la peur
Beaucoup de craintes sociétales actuelles pointent dans ce roman, où une cabossée de la vie se lie d’amitié avec une chienne clonée. L’ambiance âpre et fantomatique percole page à page et demeure durablement en tête.
« C’est moi qui me le suis choisi, j’aimais pas l’autre », dit Fauvel de son prénom. Un prénom où sonne le mot « fauve », mais aussi le poème satirique du Moyen Âge Roman de Fauvel, écrit par Gervais du Bus et qui met en scène un âne régnant sur un monde où triomphe le vice. L’héroïne du livre de Phoebe Hadjimarkos Clarke se situe cependant du côté des victimes : elle a perdu un œil suite à un tir de lanceur de balles de défense lors d’une manifestation de Gilets jaunes. Depuis, en permanence, « elle a peur. Peur. P e u r. / Le mot s’allonge, se détache en fragments dans son cerveau, il n’y a que ça, les lambeaux de la terreur qui inondent sa conscience ». Dès le choix du nom de sa protagoniste, la romancière sème le doute, joue de polysémie pour installer une ambiance équivoque.
Fauvel accepte de se rendre à Cournac pour garder Hannah, une chienne qui appartient au père de son amie Mado. Dans la maison isolée trône, empaillée, une autre Hannah : celle dont les cellules ont donné par clonage l’animal actuel. Drôle d’atmosphère, d’autant que rapidement Fauvel va découvrir l’hostilité des gens du village, qui imputent à Hannah les massacres sauvages du bétail de la région. Là-bas, il n’y a guère d’animation ni d’emploi, hormis l’usine d’eau minérale qui a déjà beaucoup licencié (« Tous les marronniers de la France étaient morts l’été précédent à cause de la sécheresse »). La chasse représente un exutoire pour les jeunes hommes du coin, lesquels espèrent en outre liquider la bête qui décime les troupeaux. Un ours, peut-être ? Mais alors, quelle est cette étrange substance champignonneuse blanche qui couvre les victimes ?
Fauvel va se retrouver propulsée dans une sorte d’enquête mi-policière, mi-fantastique, où faux-semblants et chausse-trapes seront nombreux. Elle sera aidée par Michel, un sociologue qui enquête sur des récits de prétendus enlèvements par des extraterrestres. Des aliens donc, pour une protagoniste qui se sent Aliène, happée par sa peur permanente dans un milieu hostile. C’est qu’enveloppée par la brume qui recouvre la forêt, prise dans la fumée des pétards qu’elle consomme à l’envi, Fauvel navigue entre rationalité et fantasmes. Si la relation qu’elle noue petit à petit avec la chienne Hannah parvient à l’ancrer quelque peu dans la réalité, il n’en reste pas moins que sa perception reste trouble, que le sentiment de n’être jamais à sa place domine. « Comme les choses sont étranges, polysémiques, la lacrymo qui lui a brûlé la peau et les poumons tant de samedis, dorénavant nichée dans son sac comme talisman, l’extractivisme maudit qui aujourd’hui la protège, la violence qui de tant de manières a transformé sa vie », peut-on lire lorsqu’elle s’enfonce dans la forêt avec un Opinel, son téléphone et une bombe lacrymogène en poche.
Phoebe Hadjimarkos Clarke accompagne cette quête d’une place dans la société par un style qui mélange langage soutenu et oralité, longues phrases et énoncés rapides. Les dialogues utilisent l’italique et peu d’indications des locuteurs. Le tout a pour effet de brouiller encore un peu plus les pistes. Si le roman dépeint une réalité mouvante et des contours flous, il s’empare néanmoins avec vigueur de thèmes parfaitement clairs. En filigrane se développe une fine réflexion sur la part animale qui reste en tout être humain, alors même que la biodiversité décline ; mais surtout est explorée avec constance cette propension que nous avons à ressentir de la peur devant l’inconnu ou ce qui est mal défini. Devant un avenir incertain aussi. De fait, Aliène résonne pleinement à une époque où les menaces – pandémie, guerre, repli identitaire… – sont légion pour qui se montre sensible au pouls accéléré du monde.
Phoebe Hadjimarkos Clarke, Aliène, éditions du Sous-sol, 2024, 288 p., 19,50 €