mardi 18 octobre 2022

Le Château qui flottait

Les éditions Lurlure, avec la publication de ce poème « héroï-comique », ont décidément de la suite dans les idées. En effet, à leur catalogue figurent tant de la poésie épique – on pense au délicieux Trubert – que des livres qui font la part belle à l’alexandrin – en particulier plusieurs de Pierre Vinclair. Et ça tombe bien, puisque Laurent Albarracin propose ici une épopée en vers de douze pieds par un groupe de Pieds nickelés de la poésie. « C’était un château assez vieux et merveilleux. / Tout un tas de trucs croissaient, et pas que du lierre » : et voilà nos héros, parmi lesquels nombre de usual suspects notamment des éditions Lurlure, de la revue en ligne Catastrophes (où le livre a été publié en feuilleton) ou de la maison d’édition d’Albarracin lui-même – Le Cadran ligné –, partant à l’assaut de l’édifice. La quête emprunte au style médiéval pour mieux y faire grincer des mots et expressions modernes, dans des alexandrins qui claquent et des situations improbables : « — Mais comment peut-on voguer sur la mer antique / Et dans un couloir ? demanda Charles-Mézence. / — Tu nous fais chier avec tes questions de logique / Lui fut-il rétorqué sur un ton peu amène. » Au cours de cette geste de 1 400 vers, les paladins, les paladines et l’auteur s’emploient, se taquinent, s’essaient à des considérations philosophiques détournées ou à des comparaisons farcesques : « L’espace résistait comme du Nutella / Quand tu le sors du frigo (mais qui l’a mis là ?). » D’ailleurs, prévient Albarracin, « Le beau n’est pas l’intrigue et sa véracité / Mais ce qui est imprévu que la rime amène », et l’on se régale de l’invention qu’on devine tirée du fil de sa plume. Les Blemmyes, « curieux êtres acéphales », attaquent le petit groupe d’assaillants alors que celui-ci est parvenu dans la tour de garde. Mais la créature la plus terrible est évidemment le dragon… pardon, le « leucocrotte », qu’il leur faudra combattre avec toute la force de leur intelligence collective. Quoi d’autre, du reste, pour des poètes qui n’ont pas brillé avant par leur adaptation à l’armement médiéval ? Fidèle aux épopées chevaleresques mais aussi ancré dans la modernité par son vocabulaire et son intertextualité (point besoin cependant de connaître les œuvres des protagonistes pour l’apprécier), Le Château qui flottait est un texte réjouissant et inventif de poésie narrative et ironique, toujours « Avecque l’énergie d’un bel alexandrin ».

Laurent Albarracin, Le Château qui flottait, éditions Lurlure, ISBN 979-10-95997-43-6

mardi 11 octobre 2022

Les Flibustiers de la mer chimique

On pourrait dire de Marguerite Imbert qu’elle s’essaie aux littératures de l’imaginaire après être passée par la littérature blanche. Mais cette romancière née en 1994 n’a publié qu’un livre — consacré à la ZAD de Notre-Dame-des-Landes — chez Albin Michel avant de sortir chez la branche imaginaire du même éditeur, le 28 septembre dernier, Les Flibustiers de la mer chimique. De plus, contrairement au monde post-apocalyptique de Laurent Gaudé, transfuge de genre dont Chien 51 a fait l’objet du précédent billet de cette catégorie, celui construit par l’autrice est indissociable de son récit, plutôt qu’un contexte un peu mâtiné d’anticipation pour alimenter une intrigue avant tout policière. On l’aura compris : les flibustiers de ce livre sont plus littérairement science-fictifs que les chiens de Magnapole, et c’est déjà très bien. Imbert maîtrise les codes et s’insère on ne peut mieux dans la nouvelle collection qu’elle intègre. Alors, en fin de compte, ne disons pas d’elle qu’elle s’essaie à l’imaginaire, puisqu’elle semble taillée pour le genre.

En difficulté sur la mer acide où nagent des espèces sévèrement mutantes, Ismaël, un naturaliste inféodé à la Métareine, laquelle préside aux destinées d’une Rome envahie par les flots chimiques, est recueilli avec son équipe par Jonathan, le commandant du sous-marin Player Killer. Ce jeune officier, à la tête de flibustiers intrépides, parcourt les mers pour le compte de la « Compagnie des limbes orientales » — le jeu de mots homophonique, une constante dans le livre, est ironiquement souligné par l’accord féminin incongru. « Les sujets de la Métareine ne peuvent porter atteinte à la vie. Ils sont végétariens comme des brahmanes et pro-vie comme des rednecks », mais ne dédaignent pas les augmentations technologiques. Les flibustiers, eux, abhorrent les « transhumains », mais usent de substances psychotropes pour domestiquer des « monstres abyssaux transformés » et les utiliser dans leurs attaques. Ailleurs, sur la terre ferme, Alba est enlevée de la grotte où elle se cloître par des suppôts de la Métareine. Elle a en effet été formée à retenir tout du monde d’avant, ce qui la destine à être la mémoire des Romains… même si elle a tendance à parfois se mélanger dans les citations ou l’étymologie. Les fils narratifs croisés d’Ismaël et d’Alba vont dès lors tresser une histoire où peu à peu vont se dévoiler des tenants et des aboutissants inattendus, ainsi que la nature de la catastrophe qui a balayé la civilisation telle que nous-mêmes la vivons. Ce faisant, et rejoignant le thème de son premier roman sur la ZAD, l’autrice va confronter au moyen de ses personnages des vues opposées sur la technologie comme moyen ou comme but : « La tentation de la connaissance pour la connaissance, tout comme celle de la croissance, est une fuite en avant », dira le lieutenant de la Métareine à une Alba dont la mémoire phénoménale l’a « changée en outre qui menace de craquer à chaque seconde ».

Principal atout de ce livre : le style très moderne de Marguerite Imbert, qui mélange les niveaux de langage, argot et verlan compris, va sans cesse de l’avant, adopte un dynamisme renouvelé en permanence. Une épopée post-apo à la fois sous-marine et terrestre en version branchée et trash, en résumé. S’y ajoute un humour plutôt pince-sans-rire, basé en grande partie sur des clins d’œil faits aux lectrices et lecteurs en convoquant des références actuelles ou passées, tant dans le domaine littéraire que dans celui de la culture générale. Ce détournement permanent — Jonathan, le capitaine du Player Killer, est évidemment inspiré du Nemo de Jules Verne (qui est aussi cité dans le livre comme Jules Verve), mais c’est aux jeux vidéo qu’il est accro, pas à l’orgue — installe le roman dans un puzzle littéraire où notre culture devient une composante ludique du récit. Un exemple ? « […] au moins deux rois ont été tués par des sangliers, Philippe IV le Bel et Robert Baratheon. » L’histoire officielle se mélange donc à Game of Thrones ou au Seigneur des anneaux ; Claude François côtoie Paul Atréides ; Alfred de Musset, Charles Aznavour ou Guillaume Apollinaire tiennent compagnie à Stéphanie de Monaco. Ça fuse de toutes parts, tout le temps, et les noms des personnages pèsent de tout le poids de leur héritage romanesque. Si le télescopage fonctionne bien en général, le foisonnement peut devenir par moments difficile à lire. Marguerite Imbert a tellement d’inspiration qu’elle peine parfois à la canaliser ; qu’elle n’arrive pas à renoncer à présenter tous les aspects consignés dans ses notes du monde qu’elle a créé. Il faut dire qu’il n’est pas de tout repos, ce monde, avec son humanité espérantophone regroupée en clans plus ou moins belliqueux, menacée sur terre par les chiens, en mer par des créatures géantes et dans sa chair par les inévitables cancers dus à une pollution omniprésente.

Certains endroits décrits sont formidablement trouvés, comme le septième continent de plastique où flotte un comptoir de toutes les contrebandes : « Nous accostâmes sur un rivage qui ressemblait peu ou prou à une décharge. Les déchets qui nous tenaient lieu de terre ferme étaient soudés les uns aux autres par une croûte salée et l’étreinte d’une liane pérenne de toute beauté. Cette plante rampante qui prenait ses aises en région tropicale aurait, dans un monde normal, planté ses racines dans le sable. Mais cette petite merveille avait trouvé une source de nutriments là où, moi, je ne voyais qu’un désordre aride. À la surface des monceaux de plastique, elle s’épanouissait comme un filet d’araignée. » L’autrice différencie habilement ses deux narrateurs, qui parlent à la première personne. La toute jeune graffeuse Alba, à la fois naïve et imbue d’elle-même (au point de commencer son récit par « Je crois que je suis une déesse »), mais dont les connaissances innombrables ont tendance à un peu s’embrouiller dans la tête, se voit ainsi fournir quantité de citations reconnaissables et parfois détournées dans sa relation des événements — même si elles ne sont pas toujours identifiées comme des citations. Ismaël, quinquagénaire, bénéficie d’une narration un brin plus posée, forte en remembrances de son épouse Judith et où la fidélité à la Métareine (il semble bien ici y avoir une allusion, encore une ! au Méta-Baron de Jodorowsky et Mœbius dans L’Incal) s’effiloche quelque peu au contact des flibustiers dont il est l’otage pas spécialement maltraité. Sa relation avec le capitaine apporte aussi son lot de conflits parfois savoureux.

En forme de coup de pied dans la fourmilière du marasme post-apocalyptique, Les Flibustiers de la mer chimique use du langage truculent du roman d’aventures en version revue par une millénariale, où les personnages agissent, même s’ils hésitent à l’occasion, plutôt que subissent. Une sorte de ZAD littéraire, en quelque sorte. Et si parfois, comme écrit plus haut, on peut se retrouver en surdose, le remède est administré avec tellement d’enthousiasme et de gourmandise qu’on n’a pas de peine à inscrire Marguerite Imbert sur la liste des autrices à suivre dans le genre.

Marguerite Imbert, Les Flibustiers de la mer chimique, Albin Michel Imaginaire, ISBN 9782226468338
Cette note de lecture a été réalisée après un service de presse d’Albin Michel Imaginaire, que je remercie.

lundi 3 octobre 2022

L’Expe(r)dition ou les Aventures d’un marin de qualité

Est-ce parce que, pour la plupart d’entre nous, il restera un fantasme inaccessible à la saveur glacée d’aurores boréales ? Toujours est-il que le détroit de Béring paraît affûter l’imagination et que deux de mes lectures récentes semblent le confirmer. Si l’objet de cette chronique est d’abord L’Expe(r)dition ou les Aventures d’un marin de qualité, je m’en voudrais de ne pas mentionner Ici, la Béringie, de Jeremie Brugidou, paru aux éditions de l’Ogre. Dans les trois temporalités du roman, on se trouve transporté il y a 10 000 ans, à l’époque soviétique et vers 2050. La prose est géographique, chamanique ; elle restitue l’ambiance du détroit au fil du temps et pose, ce faisant, un diagnostic de séparation fatale entre humains et reste de la planète, résolument antispéciste. Ce Beringia Park avec des animaux reconstitués par clonage, ce pont en construction censé relier les deux continents, tout converge depuis l’aube de l’humanité vers une société technologique aveugle. Pourtant, de mystérieuses spores semblant assurer le passage à travers les âges vont aider les autochtones et la narratrice de la partie qui se déroule dans le futur à contrer cette inexorable évolution. Ici, la Béringie est un roman hypnotique qui se rattache aux littératures de l’imaginaire et bénéficie d’une écriture soignée, avec une attention particulière au lien. Lien entre autres qui nous unit, nous êtres humains, avec l’ensemble de la planète, et que nous avons parfois tendance à oublier.

Mais revenons donc à Martin Saint Hilaire. On cherchera vainement trace de cet auteur des Lumières dans les bases de données de référence. Est-ce parce qu’il « serait à l’origine de la mise en scène de sa disparition de notre académie littéraire », comme mentionné sur le rabat de la couverture ? C’est en tout cas à la ténacité d’Yves Boudier qu’on doit la publication de L’Expe(r)dition ou les Aventures d’un marin de qualité. Le poète et président du Marché de la poésie signe l’avis au lecteur, les notes, les épigraphes des différents chapitres et la bibliographie de ce récit de voyage pas comme les autres. Car si cette relation du périple de Vitus Jonassen Béring, qui donnera son nom au détroit qu’il redécouvrira après Simon Dejnev, constitue une chronique maritime somme toute assez classique au premier abord, bien des éléments narratifs le rendent particulier. Tout comme le mystère de son manuscrit, jamais publié avant cette édition et pourtant connu de Daumal, Cendrars ou Perec. Ce qui explique peut-être ce titre si peu orthodoxe pour le XVIIIe siècle : l’un des auteurs facétieux par les mains duquel les feuillets sont passés aurait jugé bon de transformer l’« expédition » en « perdition », par un procédé littéraire pour le moins anachronique.

Un des éléments narratifs particuliers évoqués ci-dessus est justement l’anachronisme : dans presque tous les chapitres figurent certes des citations d’auteurs anciens déjà du temps de Martin Saint Hilaire… mais aussi des dialogues, des phrases qui apparaîtront telles quelles dans des œuvres d’auteurs actifs jusqu’au XXe siècle. Plagiat par anticipation ou manuscrit inspirant passé en catimini d’auteur en auteur ? D’autant que Saint Hilaire s’accorde certaines libertés historiques lors de sa narration. Au service de la littérature, sans conteste : cette rencontre dans les parages de l’île Saint-Laurent entre Béring, Cook et Bougainville a de l’allure, assurément ! Ce caractère particulier de texte prophétique est souligné avec rigueur et concision par Yves Boudier dans ses notes, pour que la bizarrerie de l’objet n’échappe pas au lecteur. Tout comme les épigraphes choisies pour chaque chapitre accentuent l’originalité de la démarche. Quelquefois, on pense à un manuscrit retouché par d’illustres successeurs — certaines tournures sonnent plus modernes que les Lumières —, comme si Saint Hilaire n’était que le premier maillon d’une chaîne littéraire, dont le dernier serait cette publication sous l’égide d’un poète érudit.

Au-delà, les tribulations de Béring contées dans L’Expe(r)dition ou les Aventures d’un marin de qualité rendent bien l’atmosphère brumeuse d’un détroit de légende, mêlant strict vocabulaire nautique à des épisodes plus oniriques, relevant comme dans le livre précédemment évoqué d’un certain chamanisme. On vibre aux aventures d’un explorateur présenté sous un jour moins austère qu’une biographie ; on s’étonne des coïncidences et du bousculement de la chronologie littéraire de certaines phrases. La collection « La bibliothèque » des éditions La Rumeur libre entend livrer des « clins d’œil par-delà les périodes historiques et les cloisonnements des genres littéraires » : le contrat est ici intégralement rempli. Tant le marin que l'ouvrage sont de qualité.

Martin Saint Hilaire, L’Expe(r)dition ou les Aventures d’un marin de qualité, édition établie par Yves Boudier, La Rumeur libre, ISBN 978-2-35577-217-7
Jeremie Brugidou, Ici, la Béringie, éditions de l’Ogre, ISBN 978-2-37756-104-9

Pour D’Ailleurs poésie : Comment on a écrit certains de mes livres

Lorsque les éditions du Blé m’ont fait parvenir ce volume parmi d’autres nouveautés poétiques (déjà chroniquées sur ce site), j’ai tout de suite ressenti un coup de cœur pour la couverture, réplique, pastiche, imitation ? de celle chez Jean-Jacques Pauvert de Comment j’ai écrit certains de mes livres, par Raymond Roussel. Il faut dire que Roussel est un de mes auteurs préférés ; si je n’ai modestement lu que quelques ouvrages de J. R. Léveillé, romancier, poète et essayiste (« Pour moi, c’est de l’écriture, un point c’est tout », prévient-il), rencontré (sur la Toile) assez récemment, je me faisais pourtant une joie d’entrer dans la fabrique de ses livres, puisqu’il avait choisi ce modèle illustre et que son style m’avait déjà touché. Mais un tel essai pouvait-il être l’objet d’un billet sur D’Ailleurs poésie ? Après tout, ici, pas de vers à citer ou de métaphores à analyser : l’analyse, c’est l’auteur lui-même qui la livre, en dévoilant ses secrets d’écriture. La réponse positive est bien sûr contenue dans ces lignes ; un procédé que ne renierait pas, je l’espère, l’amateur de contraintes qu’est Roger. Oui, c’est ce prénom qui correspond au R. de son nom de plume. Une information pas anodine, puisqu’il n’a pas forcément signé tous ses livres du même nom, heureux qu’il est des variations et significations possibles de la combinaison entre initiales et patronyme. L’Éveillé, c’est le Bouddha, important pour ce féru de culture et de littérature asiatiques. Est-il de surcroît étonnant qu’il cite Bach dans le livre ? De J. S. à J. R., il y a une indéniable filiation alphabétique. Le compositeur qui se trouve partager avec lui une première initiale, en outre, était adepte du palimpseste.

Car le palimpseste est l’une des techniques que l’auteur a utilisées pour la rédaction de certains de ses livres, nous dit-il. S’y ajoutent le collage, la citation, l’incorporation de fragments, etc. Dans cette confession détaillée sous la forme d’articles précédemment parus dans divers supports, J. R. Léveillé nous ouvre les portes de son atelier d’écriture et nous entretient des contraintes qui ont présidé à sa carrière littéraire, convoquant au passage des maîtres à penser, des inspiratrices, des sources : Mallarmé, Rimbaud, Kristeva… Pour lui, « tout est matériau à texte ». Passion simple, d’Annie Ernaux, a ainsi été littéralement réécrit à la main entre les lignes — une photo est présentée ; de manière générale, l’ouvrage est accompagné de clichés explicatifs très intéressants — pour donner le roman Une si simple passion. La poésie n’est pas en reste, puisque Roger revient sur sa pratique méthodique de la citation : quand veut-il que le lecteur comprenne à quelle référence précise il a affaire, quand se contente-t-il d’une petite musique identifiable sans mettre un nom sur l’œuvre originelle ? Il y a là tout un art poétique fascinant et toute une réflexion sur l’écriture qui se déploie.

« Dans la grande intertextualité et intermédialité du monde, tout ce qui est dit est à redire, et donc prédit. » C’est avec une conscience très aiguisée de ce qu’est devenue notre planète interconnectée que l’auteur se livre. Il a d’ailleurs compris ces liens serrés très tôt, comme le montre son travail. Le fait qu’il manipule les mots dans deux langues, le français et l’anglais, en est une autre illustration — ce qui nous vaut un texte virtuose sur la traduction, où s’invitent les musiques de John Cage ou de Steve Reich. Le minimalisme chevillé au corps, Roger soigne ses références. Les homophonies s’interpénètrent, les doubles sens s’entrechoquent, les majuscules poussent les minuscules, l’écrit demande à être clamé à haute voix pour en saisir la signification… voire la modifier. On lit comme on saliverait à un livre de recettes, jusqu’au long entretien final qui brosse le portrait d’un écrivain résolu. D’une inénarrable richesse, Comment on a écrit certains de mes livres parvient à captiver autant que son illustre aîné, tant y respire la passion sans cesse renouvelée pour la littérature d’un auteur francophone qu’il convient de découvrir, si ce n’est déjà fait.

J. R. Léveillé, Comment on a écrit certains de mes livres, éditions du Blé, 130 p., 19,95 CAD (version numérique PDF disponible, 13,99 CAD), ISBN 9782924915424
Cette chronique a paru sur le site D’Ailleurs poésie. Merci à Valérie Harkness pour son accueil.

mardi 27 septembre 2022

Chien 51

Quand un ex-récipiendaire du prix Goncourt et romancier à succès se lance dans un livre relevant des littératures de l’imaginaire, forcément, la curiosité des enthousiastes du genre est piquée. C’est ainsi que s’est trouvé entre mes mains Chien 51, fiction d’anticipation dystopique de Laurent Gaudé, mâtinée de polar. Enfin… peut-être plus polar qu’imaginaire, au fond. Mais nous y reviendrons. Toujours est-il que le roman plante un décor d’avenir pas particulièrement réjouissant : devant l’accumulation des faillites d’États, des multinationales aux poches bien remplies ont décidé de franchir le pas et de s’offrir des pays. C’est la Grèce qui a ouvert le bal, et ses habitants sont devenus à la finalisation de son rachat par GoldTex des « cilariés », un mot-valise composé de « citoyen » et de « salarié », puisque dans ce monde comme dans le nôtre, le lavage de cerveau passe par un vocabulaire savamment étudié. La firme n’a pas lésiné sur les violences pour réprimer les émeutes des contestataires, installant par la suite une véritable dictature entrepreneuriale plutôt qu’étatique.

Le héros, Zem Sparak, a pu quitter la Grèce dans des circonstances qui seront révélées au fil du livre. Établi depuis des décennies à Magnapole, la ville-siège de GoldTex, il y exerce le métier de flic dans la zone 3. Celle où les pluies acides et la chaleur étouffante minent une population laborieuse qui ne rêve que du tirage au sort autorisant le déménagement en zone 2, là où les rues sont propres et où un dôme climatique protège immeubles et habitants. Quant à la zone 1, elle est évidemment réservée à l’élite. Une enquête sur un cadavre mutilé découvert dans sa zone va conduire Sparak à se trouver « verrouillé » à une jeune inspectrice de la zone 2, Salia Malberg. Celle-ci n’a connu d’autre réalité que Magnapole, et pour elle l’ex-Grec est un « chien » subalterne qui renifle des pistes : voilà donc le classique couple bancal d’enquêteurs formé. Tous deux vont remonter le fil d’une affaire qui va rapidement devenir politique et délicate.

Si l’on s’en tient à l’ensemble des éléments apportés par Laurent Gaudé dans la construction de son monde futur, on constate qu’il ne s’y trouve pas une immense originalité pour qui pratique les littératures de l’imaginaire. L’auteur l’a avoué d’ailleurs sans ambages dans une interview pour le podcast C’est plus que de la SF. Tout comme le fait qu’il a découvert pendant l’écriture qu’un roman situé dans l’avenir, pas forcément lointain ici, était en fait un moyen de mettre en question le présent — Gaudé a ajouté qu’il était conscient que ce fait est bien connu des amateurs du genre. Cette candeur semble assez sympathique, d’autant que si les composantes d’anticipation du roman ne sont pas légion ou ne jouent pas un rôle prépondérant dans l’intrigue, le tout se tient plutôt bien.

La partie policière, elle, repose on l’a vu sur un binôme classique d’enquêteurs opposés — dont un cache un secret inavouable qui le ronge — mettant au jour une affaire au plus haut de l’État (pardon, de la firme). Là non plus, pas de grande originalité, pas de rebondissements ou de chausse-trapes tordues. Et si j’ai écrit plus haut que le livre tire plus du côté du roman policier que de l’imaginaire, c’est que l’enquête est le cœur du récit : elle pourrait tout autant se jouer dans notre monde actuel, avec de minimes adaptations, que dans l’avenir sombre décrit.

Si le texte fonctionne, en fait, c’est qu’il part d’une idée qui ne cesse de torturer l’esprit tout au long des pages : et si, vraiment, une société se payait un pays ? Certaines en ont d’ores et déjà les moyens. Le simple fait de ressasser cette possibilité pendant la lecture y ajoute un intérêt majeur. Le métier de Laurent Gaudé fait le reste, construction efficace et style fluide compris, réflexion sur la mémoire et les racines en tant que signes d’une humanité préservée en plus. On ne s’ennuie pas, même si l’ouvrage ne saurait figurer dans les sommets de l’imaginaire ni du polar.

Laurent Gaudé, Chien 51, Actes Sud, ISBN 978-2-330-16833-9

mardi 20 septembre 2022

Pour Traction-brabant 100 : Ni chagrin d’amour ni combat de reptiles

« Poète obscur » — à en croire sa bio un rien provocatrice —, Heptanes Fraxion traîne ses guêtres de trublion des mots dans les petites maisons d’édition depuis quelques années, après un passage remarqué par la publication de textes sur les réseaux sociaux, qu’il pratique d’ailleurs toujours. Son style ? Un mélange détonant des registres de langage, qui peuvent aller du vulgaire au précieux, au service de vers où perce une passion dévorante pour le vécu des autres, des sans-grade, des personnes qui ne sont pas chantées par les discours officiels et les manuels d’histoire rédigés par les vainqueurs. Et puis une fascination pour les freaks, aussi. Dans Ni chagrin d’amour ni combat de reptiles, n’écrit-il pas « quand je me laisse aller à la gentillesse des gens bien / jamais je n’oublie la franchise des monstres » ?

Si l’on y retrouve la poésie fortement oralisée, convoquant les alternances de rythmes, d’Heptanes Fraxion (« il n’y a pas de splendeur et les ronces effacent le / moindre détail autour des fossés qui jouxtent la petite gare ferroviaire / mon endroit préféré dans cette petite ville de merde »), le présent recueil pousse aussi dans ses retranchements une figure de style qui fait passer ses vers de la poésie à la chanson (ça tombe bien, il se produit souvent avec des musiciens à Toulouse et dans les environs) : la répétition. « mohawk / ma crête est dans mon crâne / mohawk / ma crête est dans mon crâne », scande-t-il tel un sorcier amérindien, avant de se demander en scrutant ses plaies : « l’amour qui ne fait pas mal en est-il / l’amour qui ne fait pas mal en est-il ». Il va même jusqu’à la répétition des titres, avec ces quatre poèmes intitulés « ministre » en forme de listes de fonctions ministérielles goguenardes et critiques d’une société bouffée par son politiquement correct.

Associé au mélange de tendresse et de je-m’en-foutisme belliqueux, cette figure de style récurrente donne à ce recueil un caractère hypnotique propre à provoquer la transe poétique. Dans ce « trampoline des émotions contradictoires », « nous sommes devenus aussi cons que des dieux ». Et le réveil a un petit goût de spleen qui fait qu’on y reviendra : « la seule réalité pour toi c’est l’humus aux aurores ».

Heptanes Fraxion, Ni chagrin d’amour ni combat de reptiles, Aux cailloux des chemins, 90 p., 12 €, ISBN 978-2-493404-00-8
Cette chronique a paru dans le numéro 100 (youhou !) du poézine Traction-brabant, à découvrir ici si le cœur vous en dit. Merci à Patrice Maltaverne pour son accueil.


Un extrait :

Landes

silence indicible au milieu des voitures mortes et des marais malades
parfums lourds des ombres et des souches pourrissantes

seules les banalités nous consolent et dans cette joie
pour une fois il n’y a absolument rien de morbide

nous n’avons pas assez de majeurs aux mains pour dire
tout ce que nous pensons des autorités locales

Landes
sur le chemin de la mer
j’aime beaucoup la façon déviante que tu as d’utiliser
certains légumes plus longs que larges

Landes
sur le chemin de la mer
un verger s’improvise
verger transpercé comme moi par une foudre transparente

lundi 19 septembre 2022

Des fourmis au bout des cils

Après avoir publié en revues, Hélène Miguet signe son premier recueil. À la lecture, on ne peut que s’exclamer : il était temps ! Avec son écriture maîtrisée qui sait où elle veut aller, elle impressionne d’abord par sa langue, ample, foisonnante, rythmée. La musique y est omniprésente, tant dans les thèmes abordés que dans les figures de style. Ainsi alternent des vers courts avec de longues phrases, où souvent les allitérations fusent : « Je sens marcher dans tes cheveux un cortège de sylphes verts    tes épaules vont et viennent guidées par la folie fauve au flanc des biches    tu infuses la sève suave des bois et tes seins tout à coup palpitent comme des mésanges d’or ». C’est cette attention à la sonorité, cet appétit pour les notes qui surgissent des vers qui lui permettent de porter un regard original sur une époque où « les AirPods [sont] enfoncés jusqu’au gosier » sans simplement en dénoncer les excès. Des fourmis au bout des cils se lit comme une utopie poétique qui prend source dans le quotidien, pour réenchanter le monde. Oui, oui… on pourrait dire que l’expression est galvaudée, mais c’est, je crois, la nature de ce recueil que de nous réconcilier avec la société en décalant le regard ; programme tout à fait visible dans le titre d’une des sections, « Monde, miroir, mon beau miroir ». Hélène Miguet y examine une goutte de rosée, une flaque, une pompe à essence (« tous les chemins mènent au gazole / tu râles un peu / mais raques aussi vite / sors ta CB comme un colt ») en les tutoyant, comme un Parti pris des choses qui se permettrait la tendresse plutôt que la description factuelle. La référence littéraire à Ponge n’est pas fortuite : la poétesse use elle aussi de références textuelles à de grands aînés (Baudelaire, Hugo…) pour composer ses vers. Mais surtout, le « tu » omniprésent nous agrippe en tant que lecteurs. Une inclusion que pousse l’autrice jusqu’à son paroxysme dans la dernière section, « Mohicans malgré tout » : « Nous étions une fois tous un peu Mohicans / poètes agités par la langue raide des torrents    les / ravins du silence / chevauchant les saisons / à cru ». D’un « nous » encore plus inclusif qui nous emporte, elle brosse un portrait désabusé de l’époque, mais pour penser un avenir de « mustangs musclés » sellés d’un galop d’optimisme, parce que nous ne sommes « pas maudits ». Toujours dans son style musical et à l’invention renouvelée. C’est beau… et c’est parfois drôle aussi. Devant un crucifix : « Tu es en croix / comme épinglé par un entomologiste fou / on voit bien que ça n’a pas dû être de la tarte / la Passion / ils auraient pu inventer un brin de chloroforme / ou t’offrir le coup du lapin ». Les enthousiastes de la poésie vibreront à ce recueil palpitant.

Hélène Miguet, Des fourmis au bout des cils, illustrations de Christian Mouyon, éditions Le Citron gare, ISBN 978-2-9561971-7-1

samedi 17 septembre 2022

Ligne de défense

Dix-huit poèmes, la plupart courts : Emanuel Campo préfère la concision pour livrer ce petit précis d’autodéfense intellectuelle, cet appel à la résistance par la poésie. « On entre dans la vie sans même connaître le videur », écrit-il, avant de conclure dans le texte éponyme du recueil : « Un doigt d’honneur pour seule ligne de défense. » Se défendre de quoi ? De l’absurdité administrative qui délivre des papiers inutiles sans donner la priorité au guichet aux femmes enceintes, des « paroles mortes » des journaux télévisés, des statistiques omniprésentes selon lesquelles le poète a « plus de chance / de [se] faire tuer par un proche / de battre [sa] copine à mort / de mourir heurté par une noix de coco ayant chu / que de [se] faire exécuter dans une vidéo relayée par les médias ». Campo fait partie de ce courant de la poésie qui propose une critique frontale de la société, dans une langue fortement oralisée qui appelle à la performance. Il mêle l’invective au romantisme, caresse le registre familier pour en extraire l’efficacité. Car il sait « qu’un jour / tout le poids des fermetures agglutinées en soi / fait qu’ça pète ». Pourtant, il est nécessaire de « ne pas céder, ne pas céder, ne pas céder ». Il fait donc son maximum pour « viser juste, sans la loupe de l’émotion », à coups de strophes qu’il décoche avec parcimonie, après le temps de la réflexion. La parole qu’il porte n’en pèse que plus. Tandis que « le prix de la baguette / continue son ascension de la tour Eiffel », il versifie pour témoigner. Certes, dans le milieu de la poésie (entre autres), poètes, lecteurs et lectrices confondues, « on est entre nous », rappelle-t-il. Et alors ? Il faudra bien qu’un jour ça change ; Campo y œuvre aussi en s’impliquant dans le spectacle vivant (quatre textes sont tirés d’un spectacle qu’il a joué avec Paul Wamo). On pourrait dire que la meilleure ligne de défense, c’est l’attaque poétique. Pour faire moins guerrier : le foisonnement poétique saura un jour passionner les foules. De petits livres comme celui-ci, faciles à transporter, à offrir, auront un rôle à jouer.

Emanuel Campo, Ligne de défense, La Boucherie littéraire, ISBN 979-10-96861-44-6

samedi 27 août 2022

La Guerre des marionnettes

Pour ce tome final des tribulations d’Andrea Cort, les éditions Albin Michel Imaginaire ont à nouveau opté pour un format où la pièce de résistance du roman est accompagnée de textes plus courts, achevant ainsi la publication en français de tous les écrits d’Adam-Troy Castro consacrés à la garce psychorigide et cabossée qu’on a découverte dans Émissaires des morts, puis suivie dans La Troisième Griffe de dieu. Tome final, on ne sait pas vraiment, d’ailleurs, puisque Castro a indiqué vouloir continuer à explorer l’univers où évolue Cort — il s’est ménagé en tout cas dans ces textes de belles possibilités de progression narrative, ce dont on ne se plaindra pas.

Direction donc la planète Vlhan, avec la novella « Les Lames qui sculptent les marionnettes », qui ouvre le volume. On y retrouve Jason Bettelhine, un personnage clé de La Troisième Griffe de dieu. Rejeton rebelle d’une famille de marchands d’armes, il a séjourné longuement sur le « trou à rats orbital » Deriflys, où sa relation avec Harille l’a préservé de la déchéance. Or, la jeune femme s’est mis en tête de participer au Ballet de la planète Vlhan : une fois par année locale, certains Vlhanis s’engagent dans ce rituel où la danse mène inéluctablement à la mort. Si aucune autre espèce n’a encore réussi à déchiffrer le langage de ces êtres fascinants, et, partant, la signification du Ballet, des êtres humains ont depuis un certain temps une attirance pour cet événement morbide, allant jusqu’à se laisser modifier le corps pour pouvoir y prendre part. Car les Vlhanis ont une apparence physique bien particulière : en gros, une boule noire chitineuse où sont concentrés les organes, ainsi que des tentacules de plusieurs dizaines de mètres, qui leur servent à communiquer et à se déplacer. Les transformations nécessaires pour adapter la morphologie humaine au Ballet sont donc à la fois longues (deux ans, est-il mentionné) et douloureuses, tant pour les aspirants danseurs que pour les personnes qui tiennent à eux et doivent ainsi les perdre. C’est ici le cœur du récit : comment la transformation de Harille va affecter Jason. Vous aurez remarqué que d’Andrea Cort, il n’est point question : c’est que notre (anti)héroïne n’apparaît pas dans ce texte, qui pourtant revêt une importance toute particulière pour introduire le fameux Ballet, qu’on retrouvera dans le roman. Castro y mène la danse très alertement, avec quelques passages de transformations physiques assez peu ragoûtants, mais diablement efficaces. Et on ne parle pas ici de « simples » augmentations cyberpunk ; le but, rappelons-le, est de transformer des humains en non-humains. Âmes sensibles s’abstenir, donc.

Si le deuxième tome perdait, on l’a vu, un peu de l’émerveillement du premier devant la description d’autres espèces sentientes, Adam-Troy Castro nous sert sur un plateau, dans La Guerre des marionnettes, les Vlhanis. Intrigants à souhait, tant par leur physique (l’un d’eux est bien croqué sur l’illustration de couverture de Manchu) que par leur communication sophistiquée pas encore décodée, mais surtout par ce Ballet dont on sent qu’il signifie quelque chose, ils sont au centre de la réussite du roman. Car la danse ne va pas se passer comme prévu, et Andrea Cort va se trouver au milieu d’une folie meurtrière de l’espèce autochtone qui va dépasser le cadre du rituel annuel macabre. Les IAs-source, en plus, l’ont prévenue : des choix qu’elle fera sur Vlhan découlera l’annihilation ou non de deux espèces sentientes, rien que ça. Et à la planète à feu et à sang se greffera une enquête périphérique sur la disparition d’une jeune femme venue rejoindre les humains candidats au Ballet, qui permettra à Cort de se confronter à une garce psychorigide de sa trempe, et à Castro de pousser les portes d’une ébauche de psychanalyse (pas éprouvante à la lecture, rassurons-nous) pour sa protagoniste. En effet, ce roman est bien celui des choix pour Andrea Cort. Mais la structure du récit empêche d’en révéler trop, comme d’habitude. Mentionnons cependant qu’un ressort narratif qu’on attendait quand même un peu dans la série est enfin exploité ici, et plutôt pas mal : la séparation psychique des Porrinyard, les amants inseps d’Andrea (rappel, même si vous avez lu les épisodes précédents : des personnes partageant le même esprit et la même personnalité augmentée dans leurs corps distincts).

Moins d’enquête ici, plus d’action, mais aussi pas mal de psychologie, tout en mettant en valeur une espèce extraterrestre fascinante : la recette est subtilement dosée et fonctionne très bien. Il faut toutefois, comme dans la novella qui précède le roman, s’accrocher et ne pas défaillir lorsque certaines transformations physiques sont décrites. Et puis le tout est sans conteste composé dans une veine pessimiste. Certes, Cort se voit proposer des choix, mais le titre le dit bien : humains comme autres sentients sont ballottés comme des marionnettes (c’est ainsi que sont surnommés les Vlhanis, bien entendu pas une coïncidence) dans une guerre entre deux factions (ce n’est pas divulgâcher que l’écrire : à ce stade, c’est une information connue, il est de toute façon nécessaire de lire les tomes dans l’ordre). Si Andrea semble une pièce bien importante aux yeux des belligérants, tant mieux pour nous, puisque nous pouvons apprécier ses aventures… mais l’avenir n’y est pas rose pour autant. Mieux vaut donc ne pas se lancer dans le roman si l’on est déprimé. Mais si l’on veut s’y plonger avec un mental au plus haut, on le fera avec grand plaisir, d’autant que continue la réflexion amorcée dans les précédents sur le libre arbitre, le bonheur et la culpabilité, aisément transposable dans notre monde à nous. Après tout, serions-nous en passe de créer des IAs-source toutes-puissantes comme celles que décrit Castro que ce ne serait pas si étonnant. Pensons à la dépendance aux écrans, pour commencer (et lisons donc des livres, plutôt !).

Pour conclure le volume et verser une petite larme, dernier texte sur Andrea Cort oblige, l’éditeur propose l’excellente nouvelle « La Cachette ». Elle renoue avec les talents d’enquêtrice — et plus spécifiquement d’interrogatrice — de l’héroïne, appelée par une camarade de promo pour débrouiller l’écheveau de la culpabilité d’un trio d’inseps, dont un membre a commis un meurtre. L’habileté d’Adam-Troy Castro est ici d’imbriquer cette enquête avec la situation personnelle d’Andrea Cort, qui se trouve elle-même dans une relation amoureuse avec deux inseps. Eux souhaiteraient lui voir franchir le pas et les rejoindre dans une gestalt en trio. Sa décision sera fort influencée par les implications d’une telle union, qu’elle va découvrir en cuisinant le meurtrier et les autres parties de sa gestalt. Les dialogues sont abondants, très précis, d’autant que c’est le langage qui va fournir la clé du mystère, tant policier que psychologique. Décidément, Castro sait trousser des nouvelles, quand on pense aussi à celles du premier volume. Et après ce troisième tome d’excellente facture, on a hâte de retrouver Andrea Cort. Mais pour ça, il faudra attendre encore un peu.

Adam-Troy Castro, La Guerre des marionnettes, traduction de Benoît Domis, Albin Michel Imaginaire, ISBN 9782226471642

dimanche 21 août 2022

La Troisième Griffe de Dieu

Si l’on mesure l’habileté d’un romancier à créer un personnage récurrent attachant, Adam-Troy Castro est un romancier tout ce qu’il y a de plus habile. Difficile de ne pas avoir envie, après lecture d’Émissaires des morts, de retrouver Andrea Cort, son héroïne garce, meurtrière et psychorigide, qui profite de ses missions avec le Corps diplomatique de la Confédération homsap pour enquêter sur ses origines. Après avoir découvert une partie de la vérité sur ses « démons invisibles », la voilà donc, dans La Troisième Griffe de Dieu, qui se rend sur Xana. Cette planète est détenue par les Bettelhine, marchands d’armes en tout genre et pour toute la galaxie, qui y font régner une sorte de despotisme éclairé. C’est le patriarche de cette famille sans états d’âme et aux nombreux ennemis qui l’a invitée personnellement, sans pourtant lui expliquer la raison de cette invitation. Mais la réputation sulfureuse de la désormais procureure extraordinaire la précède : sitôt arrivée sur Indolente, la station orbitale reliée par un ascenseur spatial à la surface de Xana, elle échappe à un attentat. L’arme du crime est une « griffe de Dieu », dont le fonctionnement redoutable permet d’inhiber les récepteurs de la douleur tandis que la victime se liquéfie à partir du bas. Puis, lorsque Andrea et ses gardes du corps et amants, les Porrinyard, amorcent enfin la descente dans l’ascenseur luxueux de la famille Bettelhine, celui-ci se bloque et un des occupants est assassiné : nouvelle enquête en perspective pour notre héroïne de choc.

Alors que le premier volume romanesque des aventures d’Andrea Cort, en plus d’introduire une protagoniste attachante, présentait un monde-cylindre et une espèce sentiente particulièrement aptes à créer le fameux émerveillement et la nécessaire suspension d’incrédulité propres à la science-fiction, ce deuxième volume peut être considéré comme un classique whodunit (on a déjà vu que Castro aime et sait tirer les ficelles de ce genre) en huis clos avec éléments science-fictifs — Le Crime de l’Orient-Express n’est pas loin. En effet, l’arme du crime est certes exotique, mais son histoire singulière influe peu ou pas sur le dénouement ; les IAs-source qui communiquent avec l’enquêtrice dans sa tête, même si elles s’insèrent dans l’univers qu’elles ont « infecté » et dans lequel évolue Cort, pourraient aussi bien être des voix intérieures. Les 450 pages du roman sont en fait tout orientées vers la question principale : pourquoi diable Andrea Cort a-t-elle été invitée sur ce monde géré par une famille d’industriels qui se sont attiré tant d’inimitiés en vendant leurs armes ? Non pas que la résolution de l’énigme du meurtre (des meurtres !) soit accessoire, car elle participe de la révélation finale. C’est un peu là que le bât blesse : l’auteur cabotine, ménage des suspenses du type « j’ai compris, mais je ne vous le dirai pas, ou pas tout de suite », ce qui pour celle et ceux qui n’ont rien vu venir est frustrant et pour qui a l’habitude de la littérature policière permet de deviner à l’avance. Et puis il remplit tout de même un peu, avec, quand elles arrivent, des explications didactiques qu’on pardonne à Agatha Christie, mais qui de nos jours ne marqueront que les néophytes du polar. À son crédit, cependant, toujours ce style fluide qui ne se pique pas de grande littérature et qui se lit sans effort. Nous sommes ici dans du divertissement avant tout… tout en posant quelques réflexions bien senties sans avoir l’air d’y toucher ; notamment, dans ce volume, sur ce que sont le libre arbitre et la félicité : « Comment dire non au bonheur, maître ? Est-il moins réel quand il est imposé ? »

Alors, déception que ce second volume de la trilogie Andrea Cort ? Il lui manque, c’est vrai, un peu de l’émerveillement et de la découverte du premier. Mais Adam-Troy Castro est habile, on l’a vu en ouverture. Même si au début on ne reconnaît plus l’Andrea Cort qu’on aime détester, tant elle semble s’être amollie (le terme du roman est « adoucie ») au contact des Porrinyard — cette paire d’« inseps » partageant le même esprit et la même personnalité augmentée dans deux corps distincts —, elle retrouve assez vite son tranchant et ses réparties mordantes. Mais le creux que l’on ressent dans sa personnalité au début est compensé par un approfondissement du personnage des Porrinyard, qui prend la relève en tant que facteur d’étonnement et de découverte. Habile Castro donc, qui reprend la main plutôt bien en ce qui concerne les protagonistes ; la galerie des occupants de l’ascenseur bloqué est d’ailleurs particulièrement soignée, des héritiers présomptifs qui veulent changer la face de l’entreprise familiale à l’industrielle rivale dont la présence est une énigme aussi, en passant par un équipage au comportement étrange d’obséquiosité. De quoi patienter agréablement en attendant de lire le troisième volume, qui renoue avec le sense of wonder et les espaces planétaires étranges. D’autant que le livre réserve des informations importantes sur Andrea Cort qu’on aura à cœur de ne pas manquer, si on s’est attaché à elle.

Adam-Troy Castro, La Troisième Griffe de Dieu, traduction de Benoît Domis, Albin Michel Imaginaire, ISBN 9782226453402


À noter que les éditions Albin Michel Imaginaire agrémentent ce volume de la nouvelle « Un coup de poignard », pour compléter leur projet d’édition exhaustive en français des textes consacrés à Andrea Cort. Un excellent bonus où l’on retrouve la virtuosité d’écriture d’Adam-Troy Castro dans les scènes d’action, qui sont peu présentes dans le roman.

samedi 6 août 2022

Hors sol

Paru en 2018, ce livre associe la science-fiction au refus de la narration classique, y glissant de surcroît de vrais morceaux de poésie. Car l’auteur ne pratique pas seulement une écriture poétique ; il inclut de véritables poèmes. Je dirais même plus, « Un jardin suspendu », l’un des nombreux textes aux formes variées qui composent le volume, ne déparerait pas en tant que recueil dans une collection de poésie. Pierre Alferi, après tout, est aussi poète. Tiens, comme Christian Chavassieux, dont Je suis les rêve des autres vient de faire l’objet d’un article ici même.

C’est au moyen de billets de blogs, séances de chats, poèmes donc, articles de journaux, pubs, etc., qu’Alferi construit l’évocation de la vie post-Ravissement d’une poignée de personnes perchées à 13 kilomètres d’altitude dans des nacelles. Le fameux Ravissement, c’est l’envol en 2063 de ces 0,01 % de privilégiés fuyant la Terre surchauffée et ravagée par les épidémies, sélectionnés auparavant selon des critères complexes incluant leur langue maternelle… avec les usuelles magouilles qui résultent de ce genre d’exercice. Pas de chance : alors que leur destination était Mars, une panne a forcé le vaisseau amiral à déployer les nacelles de secours dans l’atmosphère terrestre, et les heureux colons se sont vu proposer une vie en l’air dans la Corolle. Celle-ci est surplombée à 30 kilomètres d’altitude par le Calice, sorte d’usine satellitaire où sont produits les articles nécessaires à l’alimentation ou aux loisirs des Corollaires. Le vaisseau amiral, lui, est bloqué en orbite géostationnaire.

Les textes qui composent le roman bénéficient d’une variété importante et permettent de lever le voile sur les conditions d’existence de ces personnes coincées en altitude dans une vie de patachon : le travail est remplacé par des hobbys communs à chaque nacelle ; l’alimentation, par un bain dans la jacuzzine pleine de sojalent, un aliment idéal qui pénètre par imprégnation cutanée. Une vie loin d’être idyllique cependant, et suspendue à une très hypothétique Synthèse, celle d’un nouveau carburant pour enfin partir vers Mars. Toute recherche scientifique est donc réorientée vers ce but unique. C’est l’épistémonopause, avec des implications pas forcément enviables : « La chirurgie proprement dite est bannie pour cause d’épistémonopause. D’abord, on hypnotise. On perce à la pointe d’un canif chauffé à blanc l’abcès pour que s’épanche le pus. On opère au cutter, on extrait avec des tenailles. On accouche aux forceps ou par césarienne. On visse les os brisés. On ampute à la scie les membres gangrenés ; les doigts pourris, à la hachette. On cautérise au chalumeau et on suture à l’agrafeuse. On fixe des attelles d’acier. On panse avec du chatterton et des chiffons. » Ça ne fait pas envie, mais la Terre en dessous est devenue inhabitable, paraît-il… alors plane le doute, jamais dissipé, quant à la réalité du projet de départ vers Mars.

Tant l’ironie que l’humour (en particulier les très amusantes brèves du journal officiel de la Corolle) sont présents tout au long du livre. La véritable poésie aussi : de la sagesse orientale à la poésie narrative ou contemplative navaho (la sélection des Corollaires a bizarrement choisi des locuteurs de cette langue pour une raison savoureuse que je ne révélerai pas ici), ces textes sont une respiration intelligente entre parties en prose et, on l’a vu, tout à fait dignes de figurer dans des revues ou anthologies. L’intérêt majeur du livre est donc la variété des fragments qui le composent, donnant à lire une constellation de tranches de vie dans des styles très contrastés. À travers celles-ci, Pierre Alferi nous embarque à des kilomètres dans le ciel, et c’est un plaisir de lecture immodéré. En effet, la narration éclatée convient parfaitement au genre auquel il se coltine — pensons aux excellents Employés d’Olga Ravn sortis en français il y a peu —, et l’auteur fait preuve d’une belle maîtrise des différents formats qu’il inclut. Vous aimez la science-fiction, la poésie et les textes qui ne se forcent pas à respecter la narration classique biberonnée au creative writing et pétrie d’efficacité ? Alors, comme moi, vous vous régalerez.

Pierre Alferi, Hors sol, éditions POL, ISBN  978-2-8180-4493-3.
À noter d’ailleurs qu’une préquelle inédite, disponible en ligne gratuitement, vient de paraître dans le dernier numéro de Manière de voir, édité par Le Monde diplomatique.

mercredi 3 août 2022

Je suis le rêve des autres

« Ainsi commença le voyage du petit Malou et du vieux Foladj. Aventure qui ne bouleversa d’autres destins que les leurs, n’entraîna aucune guerre ou révolution, ne fut même pas exemple de sagesse ou de piété, pas plus que source d’embarras ou d’indignation. Aventure qui ne concerna que ces deux-là, fut pour eux d’un prix élevé, leur apporta une grâce qu’on ne trouve dans la plupart des âmes qu’en miettes et en souillures. » Lorsqu’on lit ces lignes dès le premier chapitre, on sait déjà que nous serons épargnées les guerres, les intrigues politiques, la violence. Pourquoi ces dernières seraient-elles des ingrédients obligés de la fantasy, après tout ? Ouvrir Je suis le rêve des autres, c’est se plonger en moins de deux cents pages dans le voyage initiatique de Malou et Foladj. C’est se poser dans un univers où par petites touches Christian Chavassieux convoque des animaux étranges, comme ce lanquedin qui porte nos héros au début de leur périple. Les êtres humains ont eu de mystérieux prédécesseurs, les Almastys, lorsque le continent unique, la Pangée, ne s’était pas encore formé. Violence pourtant : les frères humains — car ici, les oiseaux sont les frères de l’air, les poissons, les frères de l’eau, les créatures terrestres, les frères de terre — les ont massacrés. Mais c’était il y a tellement longtemps… La fraternité semble l’avoir emporté, effectivement. Et puis, à côté des caravanes qui cheminent, les « entrains » (on reconnaît des trains) filent à toute vitesse, les bateaux à voile côtoient les vapeurs sur le fleuve. Un télescopage qui n’est pas sans rappeler celui à l’œuvre dans le Cycle des contrées de Jacques Abeille. D’ailleurs, le style de Christian Chavassieux, onirique, parfois chamanique, en demi-teinte maligne, accentue cette impression — même si les scènes érotiques chères à Abeille sont absentes ici !

Si je m’attarde sur l’univers construit avant de dévoiler le début de l’intrigue, c’est à dessein : Je suis le rêve des autres vaut évidemment par son histoire, mais il donne le sentiment d’être bien plus vaste qu’elle, en imbriquant les petites pièces d’information au cours du récit. Celles et ceux qui ont lu du même auteur Les Nefs de Pangée (ce n’est pas mon cas) s’y retrouveront peut-être plus vite, mais tout porte à croire que ce n’est pas nécessaire. Alors, enfin, de quoi parle le livre ? Le jeune Malou, sept ans, fait un rêve que le conseil de Paleval, son village isolé, identifie comme typique d’un réliant, « une personne qui reçoit les doléances humaines et les relaye auprès des esprits des éléments et, réciproquement, est capable d’invoquer les esprits des éléments par le moyen de rêves qu’elle sait provoquer à volonté, pour demander conseil ». L’événement est d’autant plus important que Malou serait le premier de son village, alors que les localités alentour en ont toutes déjà produit un. Le garçonnet est donc envoyé à Beniata, à la source du fleuve des fleuves, où le conseil des conseils pourra confirmer ou infirmer son statut. L’accompagnera Foladj, dans un périple où la navigation fluviale succédera à la marche en caravane. Chaque soir, le vieillard au passé trouble, mais désormais rangé, demande à son « petit maître » ce qu’il a appris. Malou montre une maturité singulière pour son âge, et il s’agit de consigner ses pensées pour les exposer aux sages réliants qui examineront son cas.

Je suis le rêve des autres, de façon linéaire, décrit ce voyage où les péripéties et les retournements de situation sont absents, où la douceur prévaut, hormis quelques escarmouches pas bien graves. On l’a vu, le livre distille ce faisant des informations sur l’histoire de la Pangée et de ses habitants ; il dépeint aussi les rêves perdus ou les regrets du vieux Foladj, ainsi que les enthousiasmes d’avenir du jeune Malou. Le rythme du récit se fait balancement de la cabine à dos de lanquedin, subtil roulis du voilier sur le fleuve des fleuves. On se trouve quasi hypnotisé, emporté par la précision et la fluidité de l’écriture. Est-il si important que Malou se révèle un véritable réliant ? Après tout, la question n’est pas là. C’est le voyage qui compte. Et puis devenir ce que l’on souhaite devenir. Pour ça, point besoin d’aventures rocambolesques ou de dangers terribles surmontés. En forme de morale, on peut même lire à un moment : « La routine n’est peut-être pas la sorte de défaite que l’on croit… Peut-être est-elle le meilleur et le plus simple moyen de nous construire, en profondeur et solidement. » Une véritable parenthèse enchantée que ce livre.

Christian Chavassieux, Je suis le rêve des autres, label Mu, éditions Mnémos, ISBN 978-2-35408-935-5

samedi 30 juillet 2022

Comme une neige d’avril

Les yeux fixés sur une étendue de neige, Jean-Marie Corbusier laisse parler son subconscient dans des poèmes qui célèbrent la fusion avec la nature. « Ce que j’ai à dire / je ne le sais pas » : il faut prendre ces vers comme un art poétique, celui de ne pas dévoiler d’intentions trop précises, celui d’opérer un subtil rapprochement entre l’humain et l’eau, « tout livre fermé // les mains inertes », comme gelées par le contact avec les flocons. Les histoires trop terre-à-terre sont anesthésiées par le froid au profit des sensations, intactes elles, et exacerbées ; l’étendue blanche induit une sorte de transe, cueille des brins de mémoire pour les réagencer dans ces compositions artistiques et toujours renouvelées que sont les cristaux de glace. Il s’agit de « Tenir le souffle sans que le mot ne parle », dans cette « Neige à l’étouffée / sans répit ». Autrement dit d’atteindre un état de conscience où le poème saupoudre de sa blancheur le paysage trop rationnel de nos sens. « Ici amas se dit congère / ailleurs / banc de neige / là-bas qui revient » : le vocabulaire est un élément clé de ce voyage qu’on pourrait qualifier de chamanique, dans une « parole même enrouée » faite de « mots perdus / factices et souverains ». Ceux-ci se dissolvent et se recomposent, gèlent les yeux et les sens. La répartition des textes est également essentielle. « Blanc sur blanc / en bloc ces pages » jouent de tabulations et de sauts de lignes pour laisser chaque fois l’essentiel de l’espace à l’immaculée virginité du papier sans encre. « Blanc espace de densité », l’objet livre propose un réceptacle à la hauteur de ces vers qui entendent se frayer un chemin direct vers les sensations brutes. De l’écopoésie ? Pas seulement : ici, la neige est un prétexte hypnotique pour nous engager dans une voie de perception intégrale. Qu’on aime dans la pratique la neige ou pas, notamment pour ce qu’elle représente de perturbations dans nos existences bien réglées, le poète nous permet de fusionner avec elle le temps d’une centaine de pages intenses. L’expérience est fascinante.

Jean-Marie Corbusier, Comme une neige d’avril, La Lettre volée, ISBN 978-2-87317-563-4

lundi 25 juillet 2022

Pour D’Ailleurs poésie : Seins noirs

« J’écris pour ne pas mourir / Pour saisir le temps / Dans un instant fugace » : c’est à un jeu d’attirance et de répulsion que se livre Watson Charles dans ce recueil, qui montre à la fois une fatigue du monde — dans la « ville pillée » résonne le « cri des blessés » — et un appétit de tendresse matérialisé par le champ sémantique des seins. « Et je rêve tes seins noirs / Comme une odeur de verveine » certes, puisque le poète est haïtien — son « souffle / Est fait de chants / Et de sang d’Afrique » —, mais les « seins polychromes et nostalgiques » s’invitent également au bal des strophes : on est loin ici de l’érotisation simpliste de la femme noire, si on a eu la mauvaise idée d’y penser en lisant le titre. Gageons cependant que Watson, dont l’esprit espiègle ressort lorsqu’on le rencontre, s’est amusé à composer celui-ci en toute connaissance de cause !

D’ailleurs, seins de l’amante (« J’ai traversé ton corps au galop / Dont moi seul connais le secret ») ou « seins maternels » ? Les deux, serait-on tenté de dire, tant le vocabulaire effleure les corps d’un amour difficilement réductible à un seul type, tel un pendant à ce terrible « pays qui semble éloigné des chemins ». Et même si « L’étreinte n’est qu’une illusion quotidienne / Un gouffre dans lequel surgit une chanson », quelle chanson ! Seins noirs est un hymne à la vie sensuelle, celle de tous les sens sans exception, celle qui fait que l’existence n’est pas vaine et vide. Et puis ce jeu d’attirance et de répulsion finit par générer la volonté, par faire surmonter au poète la léthargie d’un monde auquel il échappe par la tendresse. « Je marcherai / Avec le soleil sur ma langue / Comme une fenêtre penchée sur les rêves » : le passage au futur sonne la charge de l’action… et après la fureur, « il ne restera que la mangrove ».

Un mot peut-être sur l’éditeur : Æthalidès est une maison relativement nouvelle dans la poésie, mais elle a commencé avec vigueur une intéressante et originale collection nommée « Freaks », où l’on peut retrouver des voix très singulières, allant de la poésie donc (ce livre, mais aussi par exemple la très déjantée Lettre au recours chimique de Christophe Esnault) au roman (l’excellent thriller antispéciste d’anticipation Bienvenue au paradis d’Alexis Legayet). Si la visibilité de l’éditeur lyonnais n’est pas encore très grande chez les amateurs et amatrices de poésie, l’écrin dont bénéficie Seins noirs est pourtant loin d’être négligeable : belle composition, papier épais, le plaisir de la lecture est doublé d’un plaisir sensuel. Ce qu’on était en droit d’attendre pour ce livre. « Il y a des paroles qui ressemblent à la grâce », écrit Watson. On pariera que lecteurs et lectrices, même dans leurs diverses subjectivités, la trouveront à un moment ou à un autre de ce recueil.

Watson Charles, Seins noirs, Æthalidès, 124 p., 17 €, ISBN 978-2-491517-17-5
Cette chronique a paru sur le site D’Ailleurs poésie. Merci à Valérie Harkness pour son accueil.

vendredi 22 juillet 2022

L’Homme-canon

Les Lois de 2057 ont consacré la « psychologie positive » et instauré un « remboursement de la dette sanitaire » consécutif aux pandémies de covid de 2019 et 2052. Un couvre-feu planétaire permanent sévit à dix-neuf heures. Livres, films ou pièces de théâtre ont disparu : ces éhontés « supports fictionnels » ont été remplacés par d’incessants directs télévisés auxquels la population est priée d’assister à longueur de journée, puis d’en discuter la pertinence et l’utilité incontestable. On peut voir ainsi des accouchements en direct, des interventions de la milice, la désincarcération de personnes accidentées, des pêcheurs de l’extrême… Dans le futur ahurissant de L’Homme-canon, « on fabrique aussi du camembert AOC en Mongolie orientale, et le groupe LVMH a acheté des terrains sur la Lune pour y faire pousser des vignes sous serre ». Bref, exit la « rumination introspective » liée au passé, place à l’avenir radieux et au bonheur décrété par l’empathie télévisuelle, « un acte citoyen à part entière ».

C’est dans cette société dystopique qu’arrive à la gare de Sainte-Blandine-sur-Fleury, en 2069, un homme qui entend réceptionner un canon de cirque. Son associé Kolya devait l’acheminer depuis la Biélorussie. Seulement, explique l’employé de la SNCF, le numéro du train de fret n’existe pas et la petite gare n’accueille de toute façon que des passagers. Voilà donc le rêve de devenir homme-canon du protagoniste sérieusement compromis. S’ensuit alors une errance dans le village, puisque notre homme s’entête à attendre ce matériel qui n’arrivera jamais. Ses interactions avec les villageois, commerçants, édiles ou miliciens (lesquels suspectent à bon droit une embrouille), lui vaudront encouragements ou réprimandes, selon le degré de servitude intellectuelle de ses interlocuteurs.

L’immense attrait du livre de Christophe Carpentier est sa forme originale pour un récit d’anticipation : il est en effet rédigé de façon théâtrale, avec didascalies, permettant la plongée dans l’univers des personnages à travers leurs propres mots. L’efficacité y est indéniablement au rendez-vous — si l’on excepte un épisode un peu long de direct télévisé visiblement destiné à expliquer les fameuses Lois de 2057, qui apparaît comme trop didactique, le reste des informations passant très bien au fur et à mesure des évocations par les dialogues. Une construction habile en actes qui réserve un rebondissement intelligent, le mélange d’anticipation et de théâtre de l’absurde (à la limite parfois du théâtre documentaire), un humour pince-sans-rire bien présent, tout concourt à la fluidité de l’expérience de lecture.

D’autant que s’y ajoute une réflexion pertinente sur l’utilité de la fiction, amorcée par cette ambition du protagoniste de proposer un spectacle vivant dans une société morte (ou presque). En effet, dans ce monde de 2069 où conserver une vidéo sur un téléphone en dehors d’une nécessité professionnelle est devenu un délit, on sent bien que les directs télévisés visionnés en permanence n’ont pas totalement éteint les désirs. Comment alors cette société cauchemardesque a-t-elle pu advenir ? En parallèle aux tribulations de son homme-canon (ou pas…), Christophe Carpentier explique : « la trahison est venue de la littérature blanche elle-même […]. En se vautrant dès le début des années 2000 dans le docu autobiographique, en ramenant l’écriture à un petit quant-à-soi factuel, narcissique et nombriliste, la littérature générale a renoncé aux ambitions stylistiques et inventives qui ne peuvent se déployer que dans la sphère de l’Inventé, et a préparé toute une génération de citoyens à foncer tête baissée vers la surconsommation de Directs prônée par la Loi sur la Psychologie Positive. » (J’ai laissé les capitales qui semblent abusives à mes yeux de correcteur, mais qui ont peut-être pour fonction, justement, d’énerver par leur emphase.) Les littératures de l’imaginaire, en déclin avant 2057, n’ont pas pu inverser la tendance. Et si la fiction « peut aussi servir de système d’alerte face à un avenir diabolique qui avance ses pions en nous sifflotant à l’oreille une mielleuse comptine pour enfants », on lit L’Homme-canon comme un avertissement qui sait en outre nous divertir avec brio.

Christophe Carpentier, L’Homme-canon, Au diable vauvert (extrait sous ce lien), ISBN 979-10-307-0502-7

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