Chroniques-minute

Fil des entrées

mercredi 9 juillet 2025

Un même désir de reconnaissance

Présenté comme un ready-made à partir de phrases d’ouvrages scientifiques, le recueil brouille les pistes dès le début en simulant la simplicité : dans une première partie intitulée « soi : un même désir de reconnaissance », les « Nom », « Prénom », « Nationalité », « Sexe », « Taille », etc., évoquent clairement une carte d’identité, a fortiori un être humain. Facile ? Voyons la suite. Dans « changement de classe : un même désir de reconnaissance » — toutes les parties adoptent pour second élément le titre de l’ouvrage —, ça se corse… « Il avance lentement », d’accord. « Son vocabulaire est étendu », qui revient comme un leitmotiv, à la rigueur. « Le jour, elles broutent les zostères », tandis que « La population continentale a le ventre noir » : voilà qui sérieusement convoque le bizarre, sous la forme de mots savants ou d’informations parcellaires. C’est tout l’intérêt du petit livre (un peu moins d’une cinquantaine de pages) de Philippe Annocque, qui progresse vers l’étrange et le vague en même temps qu’il devient plus précis dans les descriptions : « L’ovipositeur, acuminé, est bien visible. » Lorsqu’on lit que « La tarière serratiforme est incurvée vers le bas », on ne se précipite pas vers le dictionnaire ou l’internet ; il faudrait de toute façon le faire des dizaines de fois par page. Au contraire, on se laisse bercer par l’inconnu, conscient qu’on ne pourra jamais combler ce désir de reconnaissance que ressentent les êtres décrits ici, jamais nommés, enfermés dans le carcan des mots. Qu’est-ce qui peut être « de forme triquêtre, à chair subéreuse » ? Quelles créatures « passent toute la durée de leur existence à tomber lentement » ? Dans cet exercice de style fécond sur l’impuissance du langage, les encres de l’auteur renforcent par leurs allures de coupes microscopiques cette impression que ni l’écrit ni l’oral ne peuvent grand-chose devant des identités mouvantes.

Philippe Annocque, Un même désir de reconnaissance, éditions Lanskine, ISBN 978-2-35963-164-7

mardi 1 juillet 2025

Ptérodactyles. Logistics : The Extend

Épousées par l’écorce, voilà un nom en forme de programme pour cette jeune maison d’édition qui entend associer le phloème — tissu conducteur de la sève — au poème, les images aux mots : chaque ouvrage, à l’ample format soigné, est une rencontre entre artiste et poète. Pas forcément une collaboration, mais en tout cas une juxtaposition productive de deux œuvres à part entière, que la fusion de deux titres matérialise sur la sobre couverture. Aux Ptérodactyles d’Étienne Vaunac répondent donc les illustrations numériques Logistics : The Extend de Grégory Chatonsky. Celles-ci montrent des corps bizarres, qu’on croirait mutants ou mutilés, aux membres incomplets, inexistants, voire fantaisistes. Les teintes bleu et violet créent une lumière irréelle où la familiarité — on reconnaît des corps humains — le dispute à la perplexité. Des couleurs et une impression d’étrangeté qui, même si c’est là le hasard de la mise en commun de deux travaux distincts, caractérisent aussi les poèmes. De ptérodactyles, on ne verra pas le bout des griffes. Mais c’est tout un bestiaire qui s’invite page après page : « comme les chamois / nous nous déplaçons dans notre propre corps / cramés par l’été jusqu’à la transparence ». La langue d’Étienne Vaunac use volontiers de mots rares et précieux, les associant aux êtres vivants dans des images qu’on ressent comme des messages codés, telle cette « ptôse que forme le guéret avec la démonstration de mon doigt ». Oiseaux, fourmilions, chauves-souris, tardigrades, tamanoirs, sauterelles, jusqu’au « gisant mandrill » parcourent ainsi avec mystère les vers de cette « forêt déliée / de ses chênes ». Rien de bucolique cependant, puisque aussi « des traders font la queue devant des planches terreuses » ; on les imagine bien effectuant leurs « cotations tropicales », alors que « les torchères crépitent dans des réacteurs nucléaires / tirés à quatre épingles ». Transpalettes et tractopelles sont également de la partie. Que faut-il comprendre ? Qu’il s’agit d’une célébration, au moins. Que le poème sort de son écorce pour dessiner un monde de dinosaures oubliés, d’époques et de mots perdus qui reviennent à la lumière. Il y a certes une contrainte, mais elle échappera sans doute à qui n’est pas habile latiniste (aux dires de l’auteur !). Quand bien même, on déguste l’élégance érudite des images, les « amibes de l’impéritie » avec d’autant plus d’intérêt que les poèmes sont adressés à un « tu » qu’on découvre féminin, qu’on soupçonne, aux « châteaux de tes seins dénoués » d’être une amante. Ainsi progresse-t-on dans un recueil à clefs qui célèbre la nature et l’amour, la nature de l’amour : « c’est fête exclue de tes tempes / entre tes troncs le foin que détrempe le soir ». Parmi les « chiralités » des titres inventifs et réjouissants, « écartée dans les fentes » rejoint à la fois l’érotisme et le nom de la maison d’édition : ces « noces drainées avec la miséricorde » seraient-elles celles de la poésie, de l’art, de la nature et de l’amour ? Peut-être bien : « il est prudent de dire / qui l’on aime et de qui / l’on est aimé ». On ne peut qu’approuver ce programme, d’autant que l’objet livre est superbe.

Étienne Vaunac, Grégory Chatonsky, Ptérodactyles. Logistics : The Extend, Épousées par l’écorce, ISBN 978-2-9585528-5-5


Deux poèmes en extrait audio, « que la triste aphélie » et « la part de sporanges » :

mardi 24 juin 2025

Joies

J’avais remarqué (entre autres choses fort intéressantes) l’écriture poétique de Paideia, dernier roman de science-fiction de Claire Garand ; aussi me suis-je réjoui de lire sous la plume de Claude Vercey, pour Décharge, que l’autrice publiait un recueil de poésie. Dans Joies, elle propose cinquante poèmes courts et crus — assortis de quelques interludes plus lyriques — qui constituent autant d’instantanés où se développe une émotion mise en mots. On y trouve de petites joies quotidiennes, certes, mais la saleté subrepticement s’immisce, comme lorsque la poétesse attrape enfin un mot qui ne sort pas : « Il résiste / Je tire / Le sors en triomphe / Au milieu des vomissures ». On y lit des joies carrément masochistes aussi : « Prenez cette chaise / Attachez-moi / Liez-moi les mains / Dans le dos / Les pieds aux pieds / Braquez-moi la lumière dans les yeux ». Joies (pas si) sages, joies (franchement) perverses, un inventaire s’offre à nos yeux ébahis. « Dos contre la prairie / Je m’accroche aux herbes coupantes / Un caillou me blesse la lombaire / Je serre les dents / Corps tendu sous l’effort / Pour ne pas tomber / Dans les yeux du ciel » : dans le recueil, la « beauté puante a les yeux vitreux », la cruauté s’invite, la souffrance également. Les joies s’y conçoivent comme un éventail de sensations fortes où l’humour noir contre-balance les potentielles douleurs du corps ou de l’âme. Contrepoids tout autant, ces vers en italique qui échappent à la numérotation et déploient un lyrisme de contraste : « Sous les deux horizons / Du cosmos vergé / S’avance ma voile / Ô vent gonfleur de vessie, / Enlève les plis et les bosses / De ma lanterne somptueuse ». Le souffle d’exclamations, d’interrogations, d’un vocabulaire recherché vient ainsi mettre en pause le langage direct et percutant des cinquante textes numérotés, langage qui pourtant reprend bien vite ses droits. Une sensation de lapin pris dans les phares se dégage, une accoutumance à ces strophes qui secouent, qui agrippent, qui montrent de la joie une vision aussi holiste que troublante. L’autrice explique dans un poème qui pourrait bien ressembler à une note d’intention qu’elle « explore le laid / Comme un termite le bois ». Ses si singulières Joies sont autant de méticuleuses prospections sur une ligne de crête entre plaisir et tourment, là où sévit « À chaque pointe d’épingle / le démiurge de son univers intérieur ».

Claire Garand, Joies, éditions La Tête à l’envers, ISBN 9791092858723


Trois poèmes en extrait audio :

vendredi 13 juin 2025

L’Homme de Skriða

Repéré dans plusieurs chroniques en ligne, en premier lieu celle de Patrick Joquel pour la revue Traversées, L’Homme de Skriða avait a priori tout du livre qui pouvait m’intéresser, notamment par le fait qu’il se déroule en Islande. Et effectivement, c’est un livre passionnant, qui commence — encore une chose attirante à mes yeux — par une prosopopée : « C’était ma tombe. / On m’a recueilli. / On m’a sorti de terre. » Cette voix du mort, c’est celle de Thor, dont Sophie Braganti invente, de sa « main glaneuse de mots », cette histoire à partir de documents d’archives et de l’« imprégnation d’un topos », explique-t-elle dans un court avant-propos. Au fil des pages alterneront les points de vue de la narratrice et de Thor lui-même. Si de biographie historique il n’y a point, l’époque est reconstituée avec soin, les lieux géographiques évoqués avec un regard acéré. « À l’aube le brouillard aspire le père et lorsqu’il rentre affamé dans la lumière faiblissante, le père à faim. Le père est épuisé. […] Mon père, elle l’a épousé à l’issue de tractations familiales. À coups de dot. Pour elle jamais aucun frisson. » De son village de pêcheurs natal, Thor va rejoindre un monastère, poussé par sa mère, qui n’a pu faire le mariage d’amour dont elle rêvait. Nous sommes à l’époque de l’Islande catholique, qui ne durera pas ; on pense au merveilleux film Godland (titre international, Volaða land en islandais, « pays misérable »), lequel montre le voyage d’un pasteur protestant dans cette contrée parfois hostile pour convertir la population. Le style évoque plutôt la prose coupée que la poésie proprement dite, mais le rythme que les retours à la ligne installent et les images convoquées donnent un indéniable cachet poétique à l’ensemble : « Mes pieds semblent me supplier loin des chutes des falaises dans la mer. Ils ont des sortes de pierres-hérissons installées entre les orteils, sorties des champs de lave. Les ongles comme ahuris, effrités sur les pierres ponces se dédoublent. » Sur cette « Terre insulaire dénuée d’arbres. Démunie de ses arbres au cours des siècles », ce récit d’apprentissage tout en rudesse des éléments et en douceur des sentiments à venir rappelle aussi la trilogie de romans de Jón Kalman Stefánsson. Le terme de « poème épique » utilisé en quatrième de couverture n’est pas forcément le plus adapté, puisqu’on ne connaîtra aucune péripétie digne d’une saga nordique haletante dans ce récit — quoique une surprise (dont Thor n’est pas conscient) attende lecteurs et lectrices au monastère. Mais on ne perd pas au change, car le calme et l’isolement se fondent dans la nature sauvage pour conter une vie simple protégée de la froideur des lieux par un petit bout d’humanité bâti avec abnégation : «  Le miracle gonflait comme une mousse sèche après les pluies.  » Au début, Thor nous allèche : « Si tu veux je te raconte. » Oui, on veut.

Sophie Braganti, L’Homme de Skriða, Esperluète éditions, ISBN 9782359841954 

mercredi 11 juin 2025

Morosités

Après un premier recueil singulier, L’Oiseux, on avait envie de suivre Victor Rassov dans ses aventures poétiques. Voilà qui est désormais possible avec ce nouveau livre, où l’auteur se fixe une contrainte de six vers libres commençant par « On », utilisant souvent rejets et contre-rejets pour instaurer un rythme saccadé. Le choix d’un pronom neutre et indéfini est évidemment pensé en adéquation avec le thème que le titre dévoile. Dans une réalité aux contours flous, c’est en effet un petit traité de l’humeur morose qui nous est offert : « On n’entend plus / que la poussière. / L’espoir a dilapidé / le matin. / La joie / est jaune. » Avec des images cinglantes et « un fond de transe / un peu / atroce », Victor Rassov déroule en quelque 70 pages un flux de pensées « par apnées successives », qui tranche vif dans l’allégresse. Si l’on s’y console, c’est « entre chien et chien / à cette heure où paraît / la forme courroucée des choses » ; la volupté consiste à palper « la panse impossible / du poulpe ». La nature, la faune sont ici bien loin de la fonction apaisante qu’elles revêtent dans tant de poèmes classiques ou contemporains : « On prend peur à l’idée / d’une mésange. / À l’idée du pincement / continu qu’elle inflige / aux cœurs / creux » ; « On se fait / casser / quelque chose comme la gueule / au détour d’une ruelle / par un / papillon blanc. » Évidemment, lorsque les vers tirent en permanence « le golem par la queue », quand « on crache à la vieille gueule / de la lune cette / éternelle nuée de poncifs / tussifs » (notons que le poète ne manque pas d’humour noir charbon !), le danger est grand de sombrer dans une sinistrose assistée par recueil. Pourtant — est-ce là un effet de la concision du texte, qui sait s’arrêter quand il n’est pas trop tard ? —, si l’on se prend à lier les poèmes de Morosités à des pensées funestes, contextes social et international obligent, on referme le livre plutôt satisfait de notre condition… par contraste. Celui-ci est donc, empruntons une dernière fois les mots de Victor Rassov, « à / marquer / d’un vase canope ».

Victor Rassov, Morosités, Le Cadran ligné, ISBN 978-2-493603-07-4


Un extrait audio (six poèmes) :

mercredi 4 juin 2025

Les Œuvres liquides

Parcourant Les Œuvres liquides, je me suis interrogé sur les raisons pour lesquelles j’ai si peu parlé de l’œuvre de Pierre Vinclair ici même, alors que j’ai pourtant lu une grande partie de ses recueils ou essais. Il m’apparaît que le format de la chronique-minute est, en l’occurrence, la barrière à des recensions plus fréquentes : comment en effet rendre justice au foisonnement des livres de Pierre avec un nombre de signes et un arsenal typographique volontairement limités ? Question légitime, que Claude Vercey, pour le site de l’ex-revue Décharge, semble s’être posée également… Mais il ne faut pas rechigner devant un exercice périlleux, et il est temps de réparer cette omission. « je prends des notes tel un Polaroïd low- / cost dans un couloir ombreux » : pour quoi faire ? Le poète, en plusieurs endroits du recueil, le confesse bien volontiers : « les gens que nous aimons / disparaîtront / aussi / la plupart sans laisser de livre où les entendre rire ». Alors, même si le poème « est gras et ne produit que salissures épaisses sur le cahier », il s’agit (entre autres, on le verra) de consigner dans un volume (sachant que celui-ci représente le deuxième d’une tétralogie commencée avec L’Éducation géographique) les portraits de personnes aimées, admirées, remarquées, qui ainsi survivront tant que le papier ou sa numérisation survivront — aux personnages réels du livre la vie (quasi) éternelle, quel cadeau ! On aura noté que les pages contiennent à la fois des portraits (Benjamin : « Quand il dit poulailler, association / et trésorier, le ciel se met à caqueter ») et des réflexions théoriques qui peuvent faire office de mode d’emploi ; joyeux mélange que Pierre complète par des indications géographiques, scientifiques, littéraires. Pour lui, tout doit pouvoir rejoindre le poème « sans déclencher / les ricanements des clercs de l’histoire de la poésie ». C’est ainsi que le recueil crée un maelström de vers obéissant souvent aux contraintes les plus diverses, faisant de surcroît poésie de la révélation de celles-ci : «  Je pense à la prose de Genet / dont j’ai acquis un volume des romans pendant ta sieste, / au lieu d’accumuler des tercets hasardeux par trentaines de mots ». Même si l’on peut rapidement ressentir un vertige devant la virtuosité de l’écriture — ainsi que devant le flux et le reflux d’une pensée poétique qui s’amuse à se préciser devant nos yeux — coule, telle une évidence, un fleuve majestueux dans cette succession de jeux sérieux. Il s’agit du Rhône, dont le poème épique « L’Amour du Rhône » baigne les berges du livre, comme il traversera les quatre volumes de ce projet au long cours intitulé Encadrements. On suit le cours d’eau en divers endroits, sous diverses formes versifiées, témoin ces « rails s’enfonçant / depuis les rives de la langue / à l’eau mêlée », à la confluence de celui-ci et de la Saône, renommée « confollence » et investie d’une importante charge érotique : « Ève à péniche / pénis flottant d’Adam / et sensibilité de serpent / à la syntaxe / dont l’œuvre d’amour fait l’union / articulée des choses ». Amour physique, amour tout court, amitié font bon ménage dans ces quelque 300 pages, qui passent comme le courant et charrient à la fonte des glaciers de strophes des mots parfois d’humour, souvent narratifs, à l’occasion lyriques (et naturellement politiques, dans un autre « fil narratif »). Tel le portrait du livre en liquide, faisant écho à ces multiples textes où Pierre rend également compte de ses émotions devant des tableaux à Londres, New York ou Vevey. Pas moyen de s’ennuyer, tant la verve et le verbe se stimulent mutuellement. Et la poésie fait œuvre de souvenance : « l’eau qui nous avala / sans mémoire // coule dans ce livre ».

Pierre Vinclair, Les Œuvres liquides, éditions Flammarion, ISBN 9782080466204


Deux poèmes en extrait audio :

vendredi 30 mai 2025

Des figures et des corps

La poésie de Murièle Modély est toujours ancrée dans la chair. Aussi n’est-il pas surprenant que ce recueil s’ouvre sur une souffrance, par l’évocation d’un curieux syndrome dont le médecin consulté s’obstine à répéter qu’il est dans la tête. Et pourtant : « les crabes sont ces monstres qui n’en finissent pas / de grignoter la joie — leurs yeux / à facettes plantés / sur les fanes / de ta poitrine ». Décrire la douleur lorsque « la maladie de vivre n’est pas franche » n’a rien d’une sinécure, mais, après tout, la poétesse n’a-t-elle pas comme il se doit la maîtrise des mots, des métaphores ou des comparaisons ? « Tu vois dans la transparence / de torses fragiles d’autres bêtes flotter : / elles toquent doucement et cela fait / comme des bulles d’eau qui explosent / sourdement quand elles remontent à la surface » : alors que des « araignées agiles / […] se faufilent et impriment / tous les espaces blancs », on s’interroge avec elle sur cette douleur lancinante et étrange. Lui succède cependant une douleur bien identifiable liée au deuil. À l’enterrement de son père, « le cercueil glissait / doucement le long des cordes / serrant un nœud coulant / sur [sa] langue », dans des poèmes où la figure de style laisse place à plus de narration, plus de faits d’emblée tangibles. Et ce qui devait arriver arrive : « Chaque mot écrit, au funérarium / chez le notaire, à la mairie / efface de sa petite éponge / administrative et crasse / toute possibilité de poème ». Des figures et des corps nous propose ainsi le journal a posteriori d’un double deuil, celui du père et celui de la poésie, laquelle ne veut plus naître dans un monde de douleur. Après le décès, « on ne sent sous les doigts / que les croûtes de pensées / les cellules mortes des mots / amenées à tomber » ; les mois — les années, même… — passent, et « en grattant un peu, le mort perd / son r et ravive la langue d’un petit e / que le mot soit la motte de terre jetée / un matin tôt sur le cercueil du père ». Lentement reviennent les phrases, qui se mélangent dans une dernière partie intitulée « Points de vue », où le regard de l’autrice s’attarde sur les autres et leur octroie son inspiration retrouvée. De la femme dans le métro « qui tient dans ses bras / un ours blanc / énorme » à l’homme invisible qui, encore arrêté au feu qui vient de passer au vert, « perçoit soudain / le battement infime / des vers filaments / coulant de ses rétines », en passant par la femme « qui a coincé le coq entre ses cuisses » pour l’égorger, Murièle reprend goût à la poésie et écrit les saynètes tragicomiques de la vie qui continue. Pour que « les mots se rétablissent », il aura fallu « Laisser les morts marquer d’un jet acide leur territoire ». La poésie se nourrit de douleur et de vie.

Murièle Modély, Des figures et des corps, éditions Tarmac, ISBN 979-10-96556-88-5


Un poème, « La fille au baiser », en extrait audio :

lundi 26 mai 2025

point invisible

« je tends des cordes des linceuls / me soufflent de la rouille sous les paupières des machines à coudre / là-bas dans les cours d’oradour sur glane » : après une visite au village martyr d’Oradour-sur-Glane — où la vue de vieilles machines à coudre dans les ruines des bâtiments l’a marquée —, Ulrike Bail a conçu l’idée de ce recueil, qui entre-tisse les mots de la couture avec ceux de la mémoire, « contre la dévoration omniprésente du temps ». La poésie pourrait être imaginée parfois comme l’art de relier les mots ensemble, de les coudre, voire de les raccommoder au réel ; la poétesse luxembourgo-allemande prend ici cette définition au pied de la lettre, usant d’un vocabulaire spécialisé tel d’un creuset pour ses poèmes où « les mots encordés tanguent / et tanguent jusqu’à la phrase suivante ». Tout en minuscules, elle nous guide entre point de croix, point de surfilage ou bords engloutis, afin de lier de métaphores l’univers sémantiquement riche de la couture et le vaste monde : « quelle surpiqûre sépare le rivage de l’abîme / la dune est fragile ». Fragile, oui, diaphane par moments comme un fil de soie, son écriture au rythme lancinant, à la veine minimaliste convoque les aiguilles du souvenir autant que celles qui percent le tissu — ou les doigts jusqu’au sang. Le point fourrure est l’occasion d’évoquer la souffrance animale, en l’occurrence celle des visons : « les fermes à fourrure les récoltes de pelage les sols grillagés / les mots souillés d’excrément tombent entre les barreaux ». Toutes les formes de souffrance se déploient à partir de cette vision initiale d’Oradour, accolées à ces mots de la couture qui les font poindre. La traduction de Ludivine Jehin et de Jean-Philippe Rossignol garde la qualité incantatoire de la langue allemande d’Ulrike, tout en proposant ces infimes variations qui font des vers transposés des poèmes français à part entière. À coup sûr un défi, relevé de bien belle manière. On ressort de ce recueil avec des fils plein la tête, de l’empathie pour le monde aussi… avec en tête le futur souvenir « cousu durablement comme si l’on pouvait / laisser filer le monde à jamais ».

Ulrike Bail, point invisible (wie viele faden tief), traduit de l’allemand par Ludivine Jehin et Jean-Philippe Rossignol, Blancs volants éditions, ISBN 978-2-9594828-0-9


Un poème, « textile » en extrait audio :

jeudi 22 mai 2025

Les Polders du printemps 2025

Une rubrique désormais semestrielle sur ce site ? Pourquoi pas… En tout cas, voici, après l’évocation des deux parutions Polder de l’automne dernier, celle des deux nouveautés de ce printemps.

« Je pose mon verre / et j’entre / en magie » : dès le début du recueil et le poème « Déprise », le ton est donné. Il s’agit ici, pour Élise Feltgen, de se détacher de la morne réalité du « printemps en février » pour imaginer d’un esprit joyeux et poétique un monde alternatif, où « nous hurlerons de joie pendant 28 siècles ». Lâcher prise, pour utiliser un vocabulaire à la mode ; mais la langue de la poétesse est bien plus subtile : « le moelleux du matin / amulettes quotidiennes / nos présences vacillantes contemplent avec effroi les montagnes de violence qui nous ont constituées ». S’« il n’est de poésie que quotidienne », alors celle-ci apporte l’émerveillement, se demandant avec ingénuité — car il faut de l’ingénuité pour habiter ce monde parfois malade — « par quel miracle mon pied droit est posé sur mon pied gauche ». Le corps, en effet, parcourt les textes comme support physique du poème, tandis que l’extérieur, la nature donnent du grain à moudre aux figures de style. Le regard se fait à la fois introspectif et empli d’empathie pour le vivant qui nous entoure : « je suis un corps-sirène / perméable à tous vents / sensible à l’ancolie, l’ortie et l’escargot ». Fantaisie et rêve, corps célestes et corps physique se mêlent un instant à la lecture, pour que restent à la fin « seul le vent léger, très léger / et l’odeur des pivoines ».

Élise Feltgen, La fenêtre est restée ouverte, no 205 de la collection Polder, ISBN 978-2-35082-602-8

En lecture audio, le poème « Calamités » :

 

 

 

« Fissures comme des cicatrices glisser les doigts le couteau faire tomber les strates l’enduit soufflé » : le deuxième Polder de ce printemps prend le contrepied de son confrère en s’ancrant dans la réalité. La peintre en bâtiment qu’a été Charlotte Minaud s’y livre à un récit en prose poétique de son expérience, où le blanc des murs alterne avec le noir des pensées. « Je ponce. Je pionce. Je pense. Je panse » : en phrases courtes, en phrases chocs parfois, l’autrice dissèque la vie de chantier, ses « produits qui sentent fort », « Et puis le dos toujours. Douleur sourde. Comme un point de côté », avec une lucidité qui annihile l’idéalisation. On pense au tout récent Polder 203, Chantier, d’Elsa Dauphin ; dans Murs/Fragments de chantier, cependant, c’est toute l’organisation professionnelle du travail qui écrase l’acte réjouissant de retaper sa propre maison. On trime pour les autres, avec à la clé un salaire certes, mais « Un merci. Parfois. Un bravo. Pas souvent ». « On entre dans le bâtiment comme entrer dans les ordres », mais on en sort usé, laminé, « Jusqu’à jeter nos corps moches à la benne du chantier ». Empli de poésie du corps encore — un point commun avec l’autre Polder printanier —, le recueil montre celui-ci fatigué, mais pas complètement accablé. Comme si la dignité empêchait de voir les choses en noir, peut-être parce que les murs se couvrent de blanc : « Bien poncer, c’est un métier. »

Charlotte Minaud, Murs/Fragments de chantier, no 206 de la collection Polder, ISBN 978-2-35082-603-5

En lecture audio, un court extrait :

lundi 19 mai 2025

Les Chants des belladones

Difficile de rendre compte d’une telle anthologie (56 poèmes aux formes variées) dans le carcan habituel d’une chronique-minute, plus adapté aux recueils ; mais évidemment, un livre combinant poésie et littératures de l’imaginaire — en l’occurrence le fantastique — a ici toute sa place… et s’il faut un peu pousser les murs de la contrainte de longueur, du paragraphe unique et du temps de lecture, qu’il en soit ainsi !

Dégageons dès lors trois fils rouges pour évoquer cet ouvrage. Le premier est le nombre important de poèmes rimés (« Ils ont crié, résisté et pleuré, / Mais nous n’avons pas lâché. / En charpie leurs corps chétifs, / Lambeaux arrachés, sang sur nos griffes » ; dans « Sang meurtri », de Benjamin Meduris), souvent composés dans le noble alexandrin (« Je suis la corneille, l’oiseau équarrisseur / Qui se goberge de vos immondes humeurs » ; dans « Nuit au cimetière », de Régine Bernot). Quand les textes respectent les douze pieds avec la règle du e muet et ne forcent pas trop les rimes — gageons que nombre des auteurs et autrices ne sont pas des poètes pratiquant au quotidien, ce qui parfois se sent —, on s’approche d’un certain classicisme qui sied plutôt bien au fantastique, à l’horreur ou à l’épouvante. Après tout, Poe ou Baudelaire ne plantaient pas beaucoup de vers libres, et un rythme hypnotique et régulier — on dénombre peu d’enjambements dans les strophes — est garant de fascination, à l’occasion morbide. Dans « Le tableau », Anna M. Daubas va même jusqu’à commencer en alexandrins (« Sur un piton rocheux se dresse solitaire / La maison de mon oncle abouchée au couchant ») pour mieux en briser le rythme lorsque sa narration bascule : « Le dieu ivre s’élance au bord de son tableau / suivi par les sacrifiantes / il y a du sauvage dans les coups du pinceau / – c’est étrange / la puissance d’un mythe ».

Le travail sur la forme, au-delà d’une certaine facilité slamée, caractérise de fait les poèmes les plus réussis de l’anthologie. Travail sur la langue au moyen de figures de style, par exemple, lorsque la forme est plus libre : « La lune tisse des carcasses d’oiseaux de cendres, / Elle les fait virevolter sur le tableau du ciel nocturne ; / Attachées par les tendons des cuisses, / Elle les regarde pendre / Telles des marionnettes étoilées » (dans « La nuit », d’Armelle Royline). Mais aussi véritable prose poétique : « Étreinte du bout du temps. Caresse au bord du gouffre. Échange de flux dans le courant tumultueux des passions, des mondes qui s’entrechoquent et s’enlacent à jamais dans le chaos sans cesse répété de la naissance » (dans « L’étreinte des vampires », de Sylwen Norden) ; « La vérité nous encerclait mais nous avions perdu l’usage des mots, nos mémoires poudrées de cendres et nos langues crucifiées. Autour de nous le temps se morcelait. Des fragments entiers de la route s’écroulaient avec fracas » (dans « Mort pour la patrie », d’Émilie Querbalec, dont les romans revêtent d’ailleurs souvent un aspect poétique). Et puis du rythme : « Le tueur s’élance / À la charge de son fusil / La proie dans sa beauté immobile / Chante pour un rayon de lune / La nuit s’abat / Emportant la mélodie du soupir » (dans « Le tueur, la mort et le spectre », de Pierre Brulhet, qu’on pourrait pour le coup lire dans une revue de poésie contemporaine). Si la plupart des textes sont relativement courts, on lira aussi avec plaisir « Capturer la lumière », de Jeannie C. Moria, qui fait montre d’une belle maîtrise dans le registre long, avec une histoire de peintre dépassé par son œuvre : « Je redoutais que ma technique tant vantée / Par tout Venise fût vaine à représenter / La Lumière absolue en ce mordant été. » Dans « Embrasser les fantômes », Céline Maltère, quant à elle, frôle le surréalisme : « Au jeu de la fortune, les âmes réincarnables défilent, espérant le verdict. Les mains frappent, invisibles : le cloître, une porcherie, la vie froide d’une veuve noire ; l’Érèbe, un jour d’hiver, une foule qui se déchaîne contre le roi maudit… Méphisto virago distribue les lots à la pelle. » « Les criminels, les ordures d’hier, / Contiennent les ordures d’aujourd’hui ! » : on a même droit à une fin en forme de morale, dans l’humoristique « Pourquoi sac poubelle ? », de Miguel Dey, qui se fait donc fabuliste. Il y a une injustice à ne pas citer plus d’exemples, mais nous ne sommes pas là dans une étude exhaustive.

Deuxième fil rouge : la place importante qu’occupent les références. Point de fantastique sans le corbeau de Poe (« Un oiseau obscur augure “jamais plus !” » ; dans « Présage volatile », d’Alexandre Majorczyk), H. P. Lovecraft (« N’est pas mort ce qui dort » ; dans « Celui qu’on appelle », de Thierry Fauquembergue), Maupassant, même en jeu de mots (« Hors-là des mots passants », d’Athénaïs Grave), ou bien des allusions au Roi en jaune de Robert W. Chambers (dans « L’appel de Malam », de Raphael Escorpiao, on parle de « Roi en Os », et on évoque d’ailleurs « Omellass », qui à coup sûr arrive de Ceux qui partent d’Omelas d’Ursula K. Le Guin). « Le concert dans l’œuf », d’Olivier Lefrancq, s’attelle à la mise en vers d’un tableau de Jérôme Bosch. Ces clins d’œil répétés — la liste n’est pas exhaustive — pourraient faire penser que l’anthologie s’adresse en priorité aux amateurs et amatrices de fantastique, dans un grand effort de métaécriture. C’est peut-être partiellement vrai, mais, on l’a vu ci-dessus, un certain nombre de poèmes, par leur langue ou leur forme, sont aussi de nature à intéresser quiconque est curieux de poésie contemporaine. Et les références, au fond, ne sont pas si nombreuses, en tout cas jamais susceptibles de brouiller la compréhension si on ne les possède pas. Ce qui est indéniable, c’est que l’ensemble des poèmes brasse des thèmes fantastiques variés, qu’ils soient classiques ou sortis tout droit de l’imagination débordante de leurs autrices ou auteurs. On tremble, on frissonne, on ressent quelques palpitations lorsque le fond se mélange à la forme pour imprimer des images étranges et terrifiantes : « je coule / comme une pluie d’été / elle va m’aspirer / L’araignée » (dans « L’araignée », de Cécile Desingues).

On connaît l’importance que revêt la couverture dans la confection d’un livre d’imaginaire (moins dans la poésie, c’est même un euphémisme !). Notre troisième et dernier fil rouge, dès lors, se trouve être le travail d’illustration, en noir et blanc au sein de l’ouvrage, de Bastien Bertine. Ses dessins au trait à la fois cru et onirique rehaussent le volume de pauses visuelles bienvenues, puisque la grande diversité des textes proposés, conjuguée au goût personnel du lecteur ou de la lectrice, ménage à coup sûr des moments où l’attention peut s’égarer. On pourrait même regretter que l’éditeur ne nous ait pas offert plus d’illustrations.

Composer une anthologie de poésie, a fortiori sur le thème du fantastique, relève quelque peu de la gageure. En effet, selon qu’on vienne du monde de la poésie contemporaine, qu’on soit enthousiaste de la poésie du passé ou qu’on se passionne pour les littératures de l’imaginaire, on aura des attentes différentes. Choisir les textes pour que tout le monde y trouve son compte n’est donc pas une sinécure. Antoine Maltaverne, Christophe Thill et Thomas Bauduret ont fait le boulot : pour qui aime la poésie contemporaine avant tout sans être trop versé dans le fantastique, certains vers paraîtront certes moins intéressants, mais le grand élan qui les anime et leur sincérité sont réels. Et l’anthologie offre de véritables moments de poésie jouissive, quoique horrifique parfois. Personne ne frissonnera au même moment peut-être, mais on peut parier que toutes et tous frémiront à un moment sans exception.

Les Chants des belladones. Anthologie de poésie fantastique, textes sélectionnés par Antoine Maltaverne, Christophe Thill et Thomas Bauduret, éditions Malpertuis, ISBN 979-10-96274-43-7. Sortie le 22 mai.


Un poème en extrait audio, choisi parmi ceux composés en alexandrins rimés, « Sur un nuage », de Ben Py :

vendredi 16 mai 2025

Primevères fantômes

« Je prends la suite des poètes qui écrivirent le flottement des cheveux des saules dans la douceur du matin. » Sommes-nous dans la seule et simple contemplation de la nature ? Pas du tout, bien sûr, et Orée Li, qui a « appris par cœur la douleur des fleurs », le révèle dès la partie introductive, où « le corps s’immobilise / et le regard s’ouvre / plus loin que prévu ». Plus loin, c’est, on l’apprendra, viser « la symbiose inespérée », l’harmonie totale avec un vivant autre, en l’occurrence celui des végétaux : « J’arrose mon système /    nerveux de lavande », grand huit des espèces, « cavalcade dans le tunnel sans parois ». La musique des mots (« un piano de microbiotes s’en vient ») est un prélude au mélange des formes vivantes, végétaux d’abord certes, mais les animaux ne sont pas en reste (« kératine à éclore / en germination dinosaures »). Au fil du livre, malgré le « mugissement de l’écocide » — ce n’est pas un hasard si l’une des parties convoque Rachel Carson en exergue —, contre celui-ci même, puisque la poésie est également combat, Orée Li se fond dans les plantes, « dans l’oraison des fleurs » ; son corps ne fait plus qu’un avec Brassica nigra (la moutarde noire), expérimente « en silence ce que nous pourrions appeler la conscience fluide ». Pour ce faire, le recueil mélange prose poétique, vers libres classiques ou mots savamment disposés sur la page, pour une respiration au rythme de la chlorophylle. Hors d’un corps humain aussi, la poésie est traversée par le désir, tant la fascination des multiples accouplements entre fleurs et abeilles se fait prégnante, « une ruche sauvage / au point G ». Et l’on pense aux écrits de la philosophe des sciences Vinciane Despret, même si cette dernière concentre ses recherches sur nos rapports avec les animaux plutôt que sur notre relation aux végétaux. En tout cas, Orée Li plante un recueil absorbant, où l’amour finit d’ailleurs par triompher, cyprine et sève mêlées, après une montée en tension haletante. Gage de fluidité, des glyphes non binaires à l’élégance chatoyante viennent ponctuer ses vers ; une page du livre est reproduite ci-dessous pour en donner une idée. « La poésie, c’est fait pour faire des arcs-en-ciel avec les armatures de la mort. Des arcs-en-ciel de terre » : avec Orée Li et ce superbe premier livre publié, on retourne à la terre pour entrer en symbiose avec les plantes, pour explorer la conscience de l’altérité. Oui, nous sommes aussi des fleurs.

Orée Li, Primevères fantômes, éditions des Lisières, ISBN 979-10-96274-43-7


mardi 13 mai 2025

Mémoire vive

« Je me souviens de l’enfance / comme d’une porte qui claque », nous écrit François Audouy. Et de convoquer les feuilles Canson, « un walkman portant ses chansons » — car le poète ne craint pas la rime —, puis le « buste sous un chemisier » de Marine Renoir, en quatrième D. Va-t-on assister à une vague de poésie nostalgique et potentiellement monotone, aussi travaillée soit-elle ? « Nos enfants joueront au football / et réclameront des paires de Nike ; / leurs rêves seront des rêves fantômes / des fantasmes de cités dortoirs » : non, le poète plante en fait le décor de l’enfance pour mieux se projeter dans l’avenir, habillé de son « costume d’homme ». S’ensuit un intermède qui triture la « langue perdue langue triste langue morte », la faisant « langue magie langue lagune langue sel », où l’on sent l’influence des voyages de celui qui a enseigné notamment en Afrique ; la poésie s’y voit justifiée, « poème pluie tu fais le beau temps », voici que l’auteur affirme ses intentions, affine son message : « C’est la métaphore de l’acte d’achat / la politique du déjà-vu / qui détermine les atouts, / agglutine les troupeaux de zébus. » Et lorsque arrive la partie intitulée « Adulte ère », on comprend que la mémoire vive alimente la critique actuelle, la sidération devant la conduite humaine parfois : « blessures encore tressaillements / sous ces bambous birmans complices / de suaves et silencieux supplices ». Dans un rythme souvent confié à des octosyllabes modernes, où l’e muet saute et où l’oralité fait loi, le poète s’enfonce dans la boue de notre époque, jouant de sonorités pour en capturer l’absurdité : « Dolorosa, dolorosa, accorde-nous de la dignidad / dans nos doutes dodécaphoniques / nos détresses de petits détaillants. » Là où « dans les lendemains nostalgiques / une petite tonne de projets nihilistes / hurle en silence », il fait bon versifier pour exorciser ses angoisses ou ses craintes. L’enfance, avec laquelle on a commencé le voyage, est à l’origine de tout : « Il n’y a rien d’autre / rien d’autre / jamais / qu’un enfant seul dans sa chambre / que les cisaillements du désir ». Mémoire vive, mémoire à vif. La fatalité mènerait-elle à la poésie ?

François Audouy, Mémoire vive, éditions Le Citron Gare, ISBN 978-2-9589101-1-2


Un poème en extrait audio :

mercredi 9 avril 2025

L’Impatience à être sauvage

L’humour noir dans l’écriture est la soupape de sécurité qui permet à Christophe Esnault d’évoluer dans un monde anxiogène, en témoignent déjà les autres chroniques-minute qui lui sont consacrées sur accrocstich.es. Ce recueil en est une nouvelle preuve, qui, sous des abords immaculés — couverture cartonnée en relief d’excellente facture, illustrations bien intégrées d’Aurélia Bécuwe (tiens, elle aussi a eu sa chronique-minute ici), en somme ce qu’on nomme avec raison un bel objet —, cogne fort dans une contrainte qui fait mouche : vers narratifs sur tout au plus une page, assortis d’une chute en italique où se déchaînent la cruauté ou la sauvagerie du monde. « Le sandre que l’on vient de pêcher au vif / Dans les remous au pied de la chute d’eau / Pour ne pas le faire souffrir / En le laissant crever hors de l’eau / On l’assomme à coups de poing » : lecteurs et lectrices du poète y verront une réminiscence d’un autre livre qui parlait de pêche et de souvenirs, L’Enfant poisson-chat ; l’originalité de cet opus est de balayer le large spectre de cette impatience à être sauvage du titre, de montrer ces moments où la nature prend le dessus sur une culture polie et policée. La chasse et la pêche, le désir et le sexe, le corps et la douleur, la violence économique aussi, tout est prétexte à arpenter ces circonstances noires où « La fête et la joie étaient de tuer ». Mais les humains, dont on explore ici les travers, sont parfois velléitaires : « Casser la vitrine / Saisir une arme & les munitions / Aller tirer sur des bouteilles en forêt / Mais on n’a pas trop essayé ». C’est que la misanthropie règne en maître sur ces poèmes, si l’on en croit la brièveté convaincante de celui-ci : « La compagnie des autres / La compagnie des autres au-delà de quelques heures / Quelle horreur ». Il y a de la catharsis dans ce recueil où pointe l’autofiction, certes, mais surtout un humour qui n’a jamais autant mérité son surnom de politesse du désespoir. Il ne fait pas bon être un non-humain dans notre monde, comme on l’a vu pour le sandre ci-dessus, et si l’on rencontre dans le livre « L’océan en créature sauvage » qui déchaîne les forces de la nature jusqu’à quasiment emporter le père, les animaux en prennent plein la poire. Les êtres humains, quant à eux, y rêvent le plus souvent de séduction et de brutalité, impatients qu’ils sont d’exercer cette sauvagerie enfouie qui ne demande qu’à sortir au grand jour. Mieux vaut en rire avec Christophe Esnault, parce qu’il n’y a franchement pas de quoi pavoiser : « Avant le Néolithique / Quelque chose semblait encore possible / Pour échapper à la domestication globale / Chasseurs, cueilleurs, nomadisme and Co / Mais à l’expertise / au xxie siècle / Partout sur la Terre / C’est mort ». Toutefois, lorsque l’on gratte sous le pessimisme, l’auteur nous redonne comme à son habitude un peu de peps sous la forme de pilules amères… mais tellement stimulantes.

Christophe Esnault, L’Impatience à être sauvage, éditions La Nage de l’ourse, ISBN 978-2-490513-28-4


Quelques poèmes en extrait audio :

vendredi 4 avril 2025

Je suis l’oiseau du vent

Le titre est programmatique : Catherine Andrieu, dans son avant-dire, se revendique véritablement oiseau du vent, elle qui écrit plus tard dans le recueil qu’elle est « une errance, / un vol suspendu entre deux échos, / une plume qui danse / entre le toujours et le jamais ». Ces poèmes sont-ils l’histoire d’une ascension ou d’une chute ? Tout ce qui pour nous (et la poétesse, toujours dans son avant-dire) est certain, c’est que « le recueil suit une trajectoire ». La petite cinquantaine de pages commence par l’évocation de Camille Claudel, dont le « cri traverse le marbre, / il soulève la poussière des silences, / et nous, / honteux, / nous écoutons l’écho de ta tempête ». « Tu marches / dans l’ombre tachetée des fougères, / paume ouverte, effleurant / le secret râpeux des pierres » : le poème suivant rend-il encore hommage à la sculptrice ? On finit par deviner que non, pas vraiment ; c’est une succession de tableaux que la poétesse nous livre, les numérotant en chiffres romains, mais les liant tellement entre eux qu’on y trouve les transitions naturelles. Normal, pour quelqu’un qui « marche dans la phrase / comme on entre dans un jardin suspendu ». Catherine Andrieu est, nous dit-elle encore, « brisures de lumière / au creux des remous, / un fétu de chair happé par l’élan », et c’est cet élan qu’elle convoque ici pour nous convier dans son univers — qu’elle décline avec méthode dans plusieurs publications par an — où la mer, les amitiés (littéraires ou pas), les obsessions reviennent. « Un cerf surgit du pli du matin, / couronne vivante qui griffe l’air » : les huitième et neuvième poèmes, particulièrement émouvants, convoquent une de ces (saines) obsessions, en mentionnant tout un bestiaire — renard, merle, loup, corbeau, éléphant, fourmi, abeille, cheval, dauphin, chien, sans oublier le chat Paname, celui dont elle ressent encore le deuil — pour délivrer un message résolument antispéciste. Quand l’espèce humaine comprendra, « nous saurons enfin / que nous avons marché / sur des étoiles vivantes / sans jamais lever les yeux ». L’oiseau que la poétesse prend pour animal totem, ce « messager du rien, / funambule de l’azur », préside avec hauteur à un recueil qui, à la réflexion et avec optimisme, est finalement plus ascension que chute : « J’ai le dernier mot, / celui qui s’envole. »

Catherine Andrieu, Je suis l’oiseau du vent, Z4 éditions, ISBN 978-2-38113-089-7 (à paraître le 12 avril)


Un poème en extrait audio :

vendredi 28 mars 2025

De la neige dans un bol en argent

D’emblée, dans un « Poème-prélude », le Taïwanais Lin Yao-teh (1962-1996) élargit les perspectives poétiques : « l’espace de [son] esprit, [ses] postures fugitives / s’arrondissent en un bol d’argent / plein de mots comme la neige / baigne l’univers de clarté sur des milliards d’années-lumière ». Nous voilà donc prévenus : l’échelle de ses vers ira de l’intime à l’infini, sur « le sentier haut et mûr de la Voie lactée ». Chantant le cosmos, les ordinateurs — dans des textes datant du milieu des années 1980 —, le poète s’ancre en visionnaire au-delà de son époque, allant jusqu’à ironiser sur « ce qui préoccupe vraiment le maire : / c’est le futur d’il y a un siècle ». La politique donc, la ville « aux inimitables lumières » aussi s’invitent dans ses mots, tranchants, ironiques, libres. Après tout, « [son] existence / a la souplesse de l’échine d’un chat », et il s’autorise la liberté d’écrire les zones grises de l’existence, quand « la majorité de la majorité / vit dans l’interstice du noir et du blanc ». On le voit, même écrits dans les années 1980, ses poèmes résonnent fortement aujourd’hui, à une époque où la binarité simpliste du discours revient en force. Lin Yao-teh mêle l’infiniment petit à l’immensément grand, fait dans la concision, puise dans les mythes nordiques pour évoquer le Ragnarök sur Jupiter dans une poésie science-fictionnelle et lyrique osée, jongle avec la ponctuation… Dans ce florilège choisi et traduit par Gwennaël Gaffric, l’expression semble tellement naturelle, les poèmes visuels sont si bien rendus qu’on oublie parfois qu’on est en train de lire une traduction. D’ailleurs, le traducteur glisse, en le signalant d’un « GG, pour LYT », un poème de sa plume en hommage à celui qu’il sert, où « la neige tombe en bruit sur les pages jaunies ». Cette neige du bol en argent dans lequel se reflète l’univers, bien entendu. Dans la steppe, cette « terre onirique, objet de conquête depuis toutes les nuits et les jours du temps », sur « la vraie / route du soi » de la Route de la soie, Lin Yao-teh capture les tremblements du monde de son époque et de la nôtre, tel le poème « U235 » qui de ses « cendres de mort en suspension » brandit la guerre nucléaire de façon apotropaïque. Et dans le long poème en prose qui conclut le livre, il s’essaie aussi à ce qu’on pourrait appeler l’aphorisme triste : « Des millions et des millions d’années plus tard, des êtres métalliques situés à des années-lumière de nous se poseront enfin sur la Terre, leurs bras d’acier déterreront une Mercedes des ruines de béton, puis, grâce à leurs circuits électroniques, ils en déduiront que c’est la première forme de vie apparue sur cette planète. » C’est une voix poétique puissante, aux ailes brisées en plein vol dans la trentaine, qui nous est donnée à lire ici, et c’est un plaisir aussi intellectuel que sensuel.

Lin Yao-teh, De la neige dans un bol en argent, traduit par Gwennaël Gaffric, éditions Circé, ISBN 978-2-84242-527-2


Un poème en extrait audio :

mercredi 19 mars 2025

Sonnets de la bêtise et de la paresse

Dans « Sonnets de la bêtise », première partie en forme d’art poétique ludique, Bertrand Gaydon clame, non sans avoir passé un contrat avec qui le lit (« En signant ce qui suit, le bon lecteur s’engage / À ne tenir l’aimable auteur en aucun cas / Responsable de maux, anxiétés ou tracas, / Et renonce à briguer intérêts ou dommages »), son irrépressible singularité dans le monde moderne du vers libre : « Il faut être un peu con pour écrire un sonnet ». Ceci posé, il livre néanmoins ses recettes pour utiliser au mieux cette forme contrainte, puisqu’il ne peut s’empêcher de la pratiquer : « Le sonnet est semblable au cheese-cake aux myrtilles : / La couche supérieure en recueille le goût / Mais la matière vive est logée en dessous ». Avec aisance et malice, le poète prône la facilité, qui fait que « dans le corps du sonnet / On met n’importe quoi du moment que ça rime / Enfin pas tout à fait, mais ce n’est pas un crime ». Les seize textes, tout en contradictions et en affirmations aussi péremptoires que sournoises, posent les jalons de la deuxième partie, « Sonnets de la paresse », plus philosophique. Dans sa postface, Bertrand Gaydon explique la genèse de celle-ci par une triple paresse : celle du recours au sonnet, une « forme statique à force de contraintes » ; celle de la subordination du sens à la forme ; et enfin, celle du recours à Dante. En effet, nombre de poèmes se voient ornés de vers tirés du Purgatoire et du Paradis, soit en version originale, soit en traduction. Mais d’autres langues (espagnol, portugais, anglais, allemand, néerlandais… — la liste des péchés capitaux dans cette dernière forme un alexandrin !) viennent se mêler au français aussi, et l’auteur de préciser : « Le sonnet se prête à l’apport d’un vocabulaire étranger, parce qu’il est incompréhensible, même écrit en français. » Il est vrai que, pour se livrer, les textes demandent une deuxième, voire une troisième lecture — Bertrand Gaydon avoue ainsi que, après avoir relu certains à tête reposée, il n’était plus certain de son idée initiale. « J’aime savoir ce qu’a voulu dire l’auteur, / non pas qu’à la fumée on reconnaît le feu [Purgatorio, XXXIII] / ni que l’intellection exige cet aveu, / mais pour en ce plain champ cerner la profondeur » : la question de la signification se pose donc, avec la lectrice ou le lecteur en vigie, « en passant au régime / de la communauté réduite aux aguets » aux côtés de l’auteur. C’est à une lecture active que celui-ci nous convoque. Et si « On bâtit l’avenir de zéros et de uns, / comme de la mémoire on recueille le grain ; / on perd le droit chemin dans la forêt logique », c’est à une intelligence tout humaine, sans artificialité, qu’il est fait appel dans ce livre. « Et quoi donc à ma mort avec moi va s’éteindre ? » Les questions existentielles fusent, enchaînées par la roue libre d’une forme à la fois contraignante et légère, tandis que les rimes marquent les sonorités entêtantes de comptines élaborées. Et, toujours, « on revient sur ses pas, car tout est poésie ».

Bertrand Gaydon, Sonnets de la bêtise et de la paresse, Le Corridor bleu, ISBN 9782493214058


Deux sonnets en extrait audio :

mardi 4 mars 2025

Théorie du coyote

« Je suis écrivain, donc, mes outils ont servi à comptabiliser les esclaves, à soumettre les populations, à confisquer les communs au profit d’un petit groupe de nantis qui avaient pour eux la maîtrise de l’écriture et l’usage des forces de police. » Loin d’une idéalisation béate, Éric Pessan cherche ici, dans un style qui s’apparente souvent à la réflexion à haute voix, à comprendre ce qu’est la culture et pourquoi elle est si importante — tout le monde s’accorde à le dire, mais les bonnes intentions sont-elles toujours suivies d’effets concrets ? —, sans pour autant gommer les aspects polémiques. Le titre, d’ailleurs, fait référence à une phrase (« Le texte est le coyote ») lâchée par une personne que l’on pourrait qualifier d’initiée, sans contexte, sans explication, lors d’une soirée en librairie. L’écrivain avait la référence (il s’agit d’une performance de Joseph Beuys), mais sait aussi que tout le monde ne l’avait pas pendant la soirée. Il en va ainsi d’une certaine culture : avouer son ignorance ne se fait pas. Page après page, Pessan plaide, convoquant moult exemples d’ateliers d’écriture qu’il a animés ou de rencontres faites lors d’une résidence dans la région de Montbéliard, pour une culture inclusive et diverse. Celle-ci comprendrait aussi bien les pulps de science-fiction que Madame de La Fayette, Bach que Céline Dion, les films grand public que les productions pointues… sans pourtant que ce soit une sinécure : « On ne devrait jamais dire que lire ou aller au musée ou écouter une symphonie est facile. C’est un grand mensonge. La culture demande des efforts. Le problème n’est pas là. Le problème est : pourquoi valorise-t-on l’effort sportif et non l’effort culturel ? » (On pourrait remarquer que l’effort fourni pour écouter une chanson de Taylor Swift ne peut se comparer en intensité à celui nécessaire à comprendre et à apprécier une fugue de Bach, mais là n’est justement pas le propos.) La clé, répète-t-il, est l’éducation. Prenant son exemple personnel, il montre que quelqu’un qui n’était pas destiné par son milieu familial à être écrivain à plein temps a pu le devenir grâce au soutien de profs ou de personnes de bon conseil, dans l’ouverture et la tolérance. Même s’il est difficile de vivre du métier d’écrivain, il ne le cache pas, pointant les inégalités flagrantes dans toute la chaîne du livre. En ces temps incertains, de repli souvent, de mépris parfois, il fait cependant montre de solidarité, d’optimisme, d’allant. Quiconque participe de près ou de loin à la création de culture devrait lire ce petit livre plein de sagesse, parfois d’amertume, mais rarement de pessimisme quand on a choisi l’action. « Tout comme il est de plus en plus admis que la diminution de la biodiversité est une catastrophe, j’aimerais une défense massive de la culturodiversité. Il n’y aura jamais trop de livres, de spectacles, d’artistes ou de concerts, puisque la réduction s’opère toujours dans les marges ; elle élimine les plus faibles, les formes de création minoritaires, les expérimentations, les recherches les plus aventureuses. Une coupe ici, une entaille là et peu à peu seuls les plus forts survivront, ceux qui s’adressent au plus grand nombre, ceux qui font les meilleures ventes, les plus grandes recettes, les billetteries les plus rentables. Et ceux-là ne sont pas ceux qui innovent, inventent, font des pas de côté. » Il faut continuer à écrire et lire des livres, de tous genres, des pièces, toutes les pièces, écrire et voir des films, tous les films, concevoir et voir des expositions, de toutes les époques, et surtout refuser les coupes budgétaires qui nivellent par le bas.

Éric Pessan, Théorie du coyote, éditions La clé à molette, ISBN 979-10-91189-35-4

mercredi 12 février 2025

Ressacs

Il est plutôt rare que je lise de la poésie éditée par les « grandes maisons » : je préfère la diversité des petits éditeurs, qui de surcroît ont bien plus besoin de soutien. Mais il y a toujours des exceptions à la règle. En l’occurrence, j’ai eu envie de lire Ressacs en raison de l’activité de passeur de poésie qu’exerce Alexis Bardini en ligne, notamment sur Instagram (faut-il rester sur ce réseau, c’est une autre question). Un poète publié chez Gallimard qui donne à lire la poésie des autres très régulièrement, ça ne pouvait que me plaire. Et bien m’en a pris. Ce recueil se présente comme un dialogue. De fait, les premières strophes interpellent rapidement en italique, à propos d’« Un homme sur les quais » : « Et toi marin qui vient de mer / Plus sombre qu’un plateau d’argile / Tu as bien vu ses muscles longs / S’agiter comme nos mémoires ». De son « pays de nage lente », le marin, qui affirme ne pas en être un (« Je ne suis que ton ombre »), répond en romain : « Et je porte ton souffle / À la lisière du réel / Cet endroit très précis où tous les mots s’abîment ». La connivence est palpable, on devine dès le début l’unité des personnages ; le poète l’amène par petites touches, mêlant les deux voix — séparées d’abord — après quelques pages, brouillant les thèmes, effaçant les différences. Dans le « sac de vivre » ici exploré, « Au plafond pend comme une goutte d’or / Un rêve agenouillé / Que tu voudrais saisir / Dans le matin de ton corps silencieux ». C’est qu’Alexis Bardini ne craint pas un certain lyrisme, une certaine envolée de mots vers des océans de poésie recherchée. Il l’équilibre cependant par un thème funèbre : « Dans l’immense miroir sans tain / De la mémoire et de l’oubli », « on ne pleure pas sa mère / Dans le trépas des autres ». Oui, Ressacs, dans son jeu de vagues où les interlocuteurs finiront, on le sent, par se rencontrer et ne faire qu’un, parle de la mort de la mère. Mer et mère se retrouvent donc unies. Une comparaison déjà lue ? Mais justement, c’est souvent la façon de traiter le déjà-lu qui révèle la qualité littéraire. Ici, on peut naviguer sur « Une mer neuve pleine et souple / Au muscle agile » ; le poète fait un chant à la fois triste et libérateur de la douleur, il transforme un dialogue sur le deuil en vers revigorants. Beaucoup mieux que du développement personnel… Et qui a perdu sa mère ou un être proche se reconnaîtra dans ces vers profonds que le rythme régulier rend encore plus lucides : « De quoi est fait le sol / Sur quoi tout est bâti / Si ce n’est de nos morts / Leurs amours et leurs peines ? »

Alexis Bardini, Ressacs, éditions Gallimard, ISBN 9782073048677

lundi 3 février 2025

Les Sentiers du chaos

Dans ce recueil, « la langue / s’imprègne de tout ce qui l’entoure / goût de l’humus ». Mais si « feuilles et scories étincellent », la nature n’est pas le seul sujet auquel sont consacrés les longs poèmes narratifs de Laurent Margantin, dont on connaît l’admiration pour Kenneth White, chantre de la géopoétique. Ici, on pourrait parler d’un triptyque d’inspirations : la nature, certes, mais encore le temps et les relations entre les êtres. Ainsi, dans « Le chemin des invisibles », le poète commence « au milieu de ces champs / maïs coupé » pour se prendre dans les plis et replis du temps, se remémorer des figures familiales disparues, bouclant la boucle avec H. G. Wells — auteur, comme on le sait, aussi bien de L’Homme invisible que de La Machine à explorer le temps. Si l’écriture est fluide et court presque naturellement sur la page, on sent dans ces textes une attirance tout particulière pour la construction, pour le cheminement narratif. Une organisation qu’on pourrait croire bien loin du chaos du titre. Voire. En exergue, Laurent Margantin nous rappelle avec Novalis — qu’il a traduit — que « l’homme est le véritable chaos ». C’est pourquoi, autant qu’à la description précise de paysages, il s’attache à illustrer de ses vers des activités bien humaines : « il faut porter les fauteuils de 30 kilos / sur une plate-forme / où ils sont nettoyés / et leur système électrique contrôlé / puis chargés sur la chaîne / Sindelfingen, le plus grand site / industriel au monde / du groupe Daimler-Benz », écrit-il dans un poème où l’on rencontre « Salvatore gros Italien », « le Croate avec lui / dont j’ai oublié le nom » ou « Dimitri le Grec / visage sombre et énigmatique / parlant allemand / avec tous les verbes à l’infinitif ». Ces Sentiers du chaos relèvent au fond, avec leur style très direct, d’une démarche documentaire sur l’être humain dans son milieu naturel. S’y mêlent des accents humoristiques certains, tant psychédéliques (« grâce à ma naissance sous LSD / ma connaissance de l’univers n’a cessé de se développer / au fil des années / si bien que je recommanderais à tous les parents / désireux d’ouvrir l’esprit de leurs enfants / à la musique universelle / de recourir à cette technique ») que chamaniques, lorsqu’un aspirant chaman se voit démembré, puis reconstitué afin de commencer le « long chemin [d’apprentissage] qui s’ouvre devant lui ». Sur ces sentiers et chemins, toujours, le poète voyage avec beaucoup d’aisance. Son patronyme l’y prédispose, avoue-t-il : « marga en sanskrit / veut dire sentier / quand même plus de la moitié / de ton nom / serpente comme une racine / d’un monde à l’autre ». Suivez le guide !

Laurent Margantin, Les Sentiers du chaos, éditions Tarmac, ISBN 979-10-96556-80-9


Extrait audio :

lundi 13 janvier 2025

L’Endroit aigu

Titre énigmatique que celui de ce recueil, tout juste éclairé par la quatrième de couverture, où on lit que l’endroit aigu « s’anime dans certains moments inconfortables. C’est le lieu d’irritation au creux du ventre où s’agitent la peur de la mort et les terreurs nocturnes ». Pourtant, point d’horreur ou de malaise dans les premières pages. Au contraire, « J’avais cœur frais et / sans atours », confie Pauline de Vergnette sur un rythme allant. Les déterminants qui sautent fleurent bon le trobar, d’autant que des rimes se glissent par endroits, juste ce qu’il faut pour que la sonorité happe l’attention. Très vite, cependant, « ça ferraille / dans la gorge lancer de pierres / de carnavals et de vipères ». Invention langagière sous la plume (« j’ai doudouché mes creux perdus », « je dermatille tant et si bien / qu’au bout du compte ma peau fait / des vaguelettes »), la trobairitz en puissance (« la rose la primevère / vont chanter une chanson ») fait osciller ses vers entre gorge nouée et joie enfantine. Comme si la poésie était un remède à l’inexorable avancée en âge, avec ce que cela comporte de désillusions : « j’ai plus envie de parler avec humains faire les choses / les adultes il faut faire il y a des responsabilités ». Parfois, les rimes deviennent omniprésentes, le rythme se fait comptine : « je préfère mon chat aux humains / mon chat je peux le prendre / dans le creux de ma main / il est vraiment gentil et doux / c’est un tout mignon petit bout ». Décidément, la poétesse n’a pas l’intention de grandir, se berce elle-même de ses strophes… puisqu’on n’est jamais mieux servi que par soi-même. Peut-on lui donner tort ? Avec l’énergie de « la chamade en tous états », elle affirme vouloir « rouler mulholland drive / ma vie ma vie je n’ai plus d’arme / sonne moi moi sonne sonne ma larme », et on embarque avec elle vers le pays magique d’une enfance qui se prolonge, par le truchement des mots qui se transforment en notes de musique ou images de film. Vers la fin du livre, revoilà l’endroit aigu. Pour le contrôler, nous dit la poétesse, elle « glisse un peu et tire plus bas et tente / (sans succès) / de [s]’efflorer à l’arme blanche », elle « force l’ouverture dans [son] ventre / et fourrage sans pitié ». Drôle de grand écart entre la douceur des comptines et l’angoisse qui vrille des clous qu’il faut s’arracher du corps. C’est ce qui rend ces quelque soixante pages palpitantes.

Pauline de Vergnette, L’Endroit aigu, éditions Lurlure, ISBN 979-10-95997-61-0


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jeudi 9 janvier 2025

Dans la ville blanche

« Je pourrais vous raconter mille choses, tout ce que j’aime et tout ce que j’aime moins, sur la Lisbonne fictive et la Lisbonne réelle, le fado et ses nuits sans fin, les peines de joie mélangées avec le souffle du cœur, les poésies qui se promènent en liberté et celles qui se font arrêter ; les touristes que je n’aime pas et ceux que j’aime ; les choses délicieuses qu’on peut manger et celles vraiment dégueulasses qu’il vaut mieux éviter, la ville que j’ai connue il y a 30 ans et ce qu’elle est devenue, les petites notations drôles et les grands récits tragiques, pourquoi j’adorerais habiter dans la ville blanche et pourquoi il vaut mieux peut-être pas, mes rêves et mes cauchemars, la rivière et l’océan, et le pont et les lumières de la nuit, Lisboa qui brille et Lisboa qui prie et Lisboa qui rit et Lisboa qui pleure, et puis tout ce qu’on s’invente comme prétexte pour être heureux… » Ainsi se confie l’auteur luso-luxembourgeois, dans le texte « Les yeux sont faits », sur sa relation à Lisbonne, qu’il a arpentée en novembre 2024 pour en tirer ce réjouissant petit livre entre album photo, récit de voyage et recueil de proses poétiques. Paulo Lobo photographe, c’est un sens du cadre sûr, une empathie qui lui permet de tirer des visages une lumière singulière — et dans la « ville blanche », cette faculté prend tout son sens —, des réflexes qui permettent de coucher sur pellicule (aussi, parce qu’il n’y a pas que le numérique dans la vie) des instants qui s’effaceront sans que le commun des mortels les voie ; Paulo Lobo auteur, c’est une plume fluide et légère, qui ne s’embarrasse pas d’afféteries, qui prolonge le regard des clichés en invoquant les mânes de la nostalgie et de la tendresse pour les frères et sœurs en humanité. En une centaine de pages, alternant textes et photographies en noir et blanc ou en couleurs, il parle de la gentrification, la montre, mais ne se terre pas dans un c’était-mieux-avant paresseux. Malgré les transformations que sa cité de cœur a subies depuis des décennies, il cherche inlassablement la beauté, ce « miracle qui peut arriver à tout le monde », dont « il ne faut pas avoir honte ». À la Cinémathèque comme dans les rues, l’écrivain photographe se fait son cinéma. Il collectionne les endroits où l’on peut encore croire au vivre-ensemble, même si la loi du plus fort, du plus riche surtout, prévaut ici comme ailleurs. Voici par exemple Cais do Ginjal, ce « non-lieu en état de délabrement qui respire encore la vie ». Et si Paulo semble se parer des atours de l’éternel optimiste, il a une bonne excuse : « C’est Lisbonne qui m’a saisi. » Et nous avec.

Paulo Lobo, Dans la ville blanche, disponible chez l’auteur, ISBN 979-8-34-758369-0

mercredi 4 décembre 2024

La Table du poème

Premier titre de la nouvelle collection « P’tits papiers » des éditions Lurlure, La Table du poème rassemble des poèmes pour enfants de Milène Tournier illustrés par Charlotte Minaud. La poétesse y mélange textes courts, basés sur une idée forte déclinée avec tendre concision (« La tortue enlève sa carapace. / Elle est nue dehors. / La carapace, nue dedans »), et textes plus longs, narratifs, parfois philosophiques, qui permettent à la jeunesse d’entrer dans son univers d’autrice où l’émerveillement devant les petites choses du quotidien fait poésie : « Pour dix fois son visage, / Regarde le dos / De ta maman, / Une fois, longtemps. / Et pense dans ta tête des mots / Qu’elle n’entendra pas. / Il y a deux endroits dans le monde / Où personne, même les mamans, / Ne nous voit : / Quand on est dans leur dos, / Quand on est dans notre tête. » Si le vocabulaire et la syntaxe sont adaptés à un lectorat d’enfants, puisque « le langage est une maison à plusieurs pièces », le livre ne verse toutefois pas dans la simplicité. Au contraire, on ressent une véritable envie d’élever petits lecteurs et petites lectrices, de les inviter à porter un autre regard sur ce qui les entoure : « Invente, chaque matin, / Ce qui va t’arriver. » Oui, « La peur se mélange au sommeil / Et ça fait nos cauchemars », certes « Parfois nos paumes / deviennent des poings », mais ce sont avant tout la tendresse et l’enthousiasme pour la vie qui se dégagent de ce recueil. L’illustratrice semble communier en pensée avec la poétesse, tant ses dessins se fondent dans les mots, telles de petites capsules d’imaginaire enchâssées dans les strophes — et vice versa. « La poésie, / L’oiseau que ses pattes gênent, / Pour voler » : et le livre pourtant de prendre son envol, portant comme un ballon celles et ceux, enfants comme adultes, qui sauront s’agripper aux ficelles de ses vers.

Milène Tournier, La Table du poème, illustrations de Charlotte Minaud, éditions Lurlure, ISBN 979-10-95997-62-7


Extrait audio :

vendredi 22 novembre 2024

Les Polders de l’automne 2024

Avec la même régularité depuis plus de deux cents numéros, les Polders (lancés par la désormais close revue Décharge de Jacques Morin) de la saison arrivent. La livraison de cet automne sera l’occasion d’évoquer les deux recueils parus dans cette collection, qui, sous la houlette de Claude Vercey, défriche sans cesse le territoire de la poésie française, offrant à des voix pas encore établies une publication papier au petit format, mais à la diffusion grande parmi les enthousiastes.

Commençons par Chantier, d’Elsa Dauphin. « Lieu ouvert à toutes les vies / dans son jus d’hommes et de bêtes / durs à la tâche », la bergerie évoquée dans le recueil est à rénover, et le « je » poétique s’y attelle dans ces textes narratifs qui plongent dans le concret. Il faut se ménager un « habitat de transition » — un mobil-home près du chantier —, se procurer les outils au magasin de bricolage en périphérie de ville, acheter les matériaux, puis se lancer dans ce chantier où il faudra supporter « le vent, le soleil, la pluie, les doigts gourds, la sueur, les lombaires douloureuses, les gerçures et les crevasses, les coups de soleil, les piqûres de guêpes, les tendinites, les tours de reins, les crampes, les courbatures, la fatigue, les sommeils trop lourds, les réveils poussifs ». « Un sac de ciment comme un enfant dans les bras », Elsa Dauphin façonne sa bergerie et ses vers dans un même mouvement qui lie le corps à la littérature : « Mes mots font mortier / entre le ciel et la terre / entre les pierres et les rêves ». On ressent la fatigue, l’épuisement, la frustration aussi de se construire un coin de bonheur aux dépens parfois des animaux autochtones, quand une chevêche « s’envole    abandonne / nous cède le terrain ». Mais où habiter ? « Nous sommes trop gras d’occident / pour envisager d’être nomades », alors haut les cœurs ! La poétesse fait son nid et ses vers, et l’on sent couler sa sueur en lisant ce petit volume… qui a de beaux volumes.

Elsa Dauphin, Chantier, no 203 de la collection Polder, ISBN 978-2-35082-582-3

En lecture audio, le poème « Les parpaings n’ont pas vocation à la douceur » :

 

 

 

L’autre polder de l’automne 2024, c’est Trouble-miettes, de Julie Cayeux. Ici, plus de « je » poétique, mais bien une « elle » dont on découvre les pensées troubles, les désirs sombres, le quotidien routinier, dans des poèmes narratifs qui s’affranchissent du réel pour propager des visions singulières : « Peut-être faudrait-il éplucher sa peau / par petits bouts / se cuire à la marmite / fondre ses remords jusqu’à devenir une soupe / acide ou trop poivrée / pourvu qu’elle soit infecte ». Il convient de se frayer un chemin parmi ces strophes qui râpent pour accompagner Trouble-miettes dans un voyage en bus vers un travail qui « veut user chaque parcelle de peau / soumettre sa pensée à des taches [l’absence d’accent circonflexe suggère un double sens quasi lovecraftien] mesquines / rouiller sa chair et creuser ses accrocs ». Bus, boulot, dodo (« elle s’endort aux aguets / la mâchoire crispée ») : certes, mais les bribes de réel sont mâtinées d’images relevant du fantastique ; la poésie démiurge se construit une quasi-dystopie : « Il semblerait qu’un vieux crétin / s’amuse à coudre sur nos chimères / des ailes de mouches ». Trouble-miettes, au fond, c’est une sorte de conte cruel où la vie de la protagoniste est disséquée dans toute son absurdité pessimiste. « Est-ce pire de s’habituer ou bien de renoncer ? » Et pourtant, toujours, une lueur d’espoir : « S’il y a des orages dans sa tête / c’est que le ciel se décide enfin / à y laver la nuit ». Et on le souhaite ardemment, tout au long des pages, en se plongeant avec un plaisir complice dans un morne quotidien sublimé de poésie.

Julie Cayeux, Trouble-miettes, no 204 de la collection Polder, ISBN 978-2-35082-583-0

En lecture audio, deux poèmes tirés du moment où la protagoniste arrive à l’abribus :

mercredi 20 novembre 2024

Ouvert

Du « Rimbaud slovène », mort en 1926 à 22 ans des suites d’une méningite, fort productif de son vivant mais publié plus tard, je connaissais vaguement le nom sans avoir lu sa poésie. Jusqu’à ce que son compatriote Angel Arh m’offre il y a peu ce petit volume à l’élégante mise en pages en noir et blanc, comprenant non seulement des poèmes, mais aussi des extraits de lettres ou de carnets. Cette plongée en à peine plus d’une centaine de pages dans l’univers de Kosovel révèle toute l’impétuosité de sa jeunesse (« C’est bon d’être jeune et fort, / et dans l’âme et le cœur beaucoup d’erreurs »), mais également la maturité précoce de ses réflexions sur la vie, l’humanité ou l’art, parcourues d’une rébellion puisée dans l’époque troublée de sa courte vie : « Il faut révolter l’homme jusqu’au tréfonds, jusqu’aux couches les plus profondes de son âme. » L’approche quasi philosophique du poète qui transparaît dans les pensées n’est cependant pas un carcan, puisqu’il sait faire son miel de choses on ne peut plus concrètes : « Une bouteille dans un coin / en dit plus / qu’un recueil de rimes creuses. » Habillant la réalité d’un « petit manteau / de mots », il peut tout aussi bien exercer l’humour en évoquant une barrique de harengs que proclamer haut et fort sa « foi en l’humanité. Pour moi, c’est un mot sacré ». Le choix des textes (par Mateja Kralj) reflète l’ébullition d’idées permanente de l’auteur, offrant à lire des vers virtuoses et des images fortes : « Quand l’alcool se met à bouillir dans ma tête / et que le cœur s’ouvre comme une campanule, / j’agite mollement le voile / devant mes rêves. » Contemplatif aussi à ses heures, Kosovel chante sa région calcaire natale avec douceur et lyrisme : « Le clair de lune se pose sur les chemins du Karst, / sur les champs déchirés, les genévriers entre les rochers, / mon âme inquiète sanglote, / blessée comme par le tranchant de la rosée. » Plutôt qu’un grand écart de thèmes et de styles, c’est à une formidable unité d’énergie éclectique à la fois cérébrale et concrète qu’invite ce volume. Par-delà la mort tragique et survenue trop tôt… mais les poètes ne disparaissent jamais pour de vrai, non ? « Oh, mais la mort n’existe pas, n’existe pas ! / Tu tombes seulement, tu tombes seulement, / tu tombes, tu tombes / dans un abîme de bleu infini. »

Srečko Kosovel, Ouvert. Pensées et poèmes choisis, traduit par Zdenka Štimac, Éditions franco-slovènes, ISBN 978-2-9564657-5-1


Extrait audio, le poème « Un réverbère sur le bord du chemin » :

mardi 5 novembre 2024

Le Tutoiement des morts

« Il avait les attaches et les jambes fines comme celles d’une femme, les yeux d’un rêve bleu sombre, vingt mille lieues sous la mer, un nez à ne rien perdre des odeurs de ce monde, d’épaisses moustaches claires et une joie que l’appétit gonflait souvent, appétit pour le vent, la vérité, les viandes et les histoires. » Ainsi se voit décrire le père du narrateur du Tutoiement des morts, père à qui se consacre ce roman aux forts accents de prose poétique (ce qui justifie son apparition dans cette rubrique vouée quasi exclusivement à la poésie). C’est que l’auteur, Alexandre Billon, est poète, et ça se sent. Le récit fourmille en effet d’images, d’entrechocs entre mots… mais de réflexions philosophiques aussi — notamment cette constante interrogation sur comment penser sa propre inexistence, comme si le narrateur cherchait confirmation auprès des grands philosophes que sa vie avec son père a eu une signification, un sens. Se dessine au fil des pages le portrait attendri d’un géniteur fantasque, d’un médecin en psychiatrie génial (il sera chef de clinique « dans le même hôpital qu’Artaud ») rattrapé par les symptômes de ses patients, d’un inventeur frustré, d’un consommateur de drogues impénitent, d’un funambule de l’existence, d’un père aux mille visages en somme, « humain comme une réclame pour la mortalité », parti bien trop tôt. Le fait que le narrateur se prénomme Alexandre, comme l’auteur, ajoute à l’émotion que suscite la lecture : impossible de ne pas pressentir une part de vécu dans ces pages parfois légères, parfois poignantes, qui brassent la psychologie tant d’un enfant tout jeune que d’un adulte qui se lance dans les études et dans la vie hors du cocon familial. Drôle de cocon, toutefois, avec son divorce, ses galères de logement prises à la rigolade : « On rêvait. On était des étrangers : fatigués, mycosés, sans chez-soi, mais dans ce vieux débarras déguisé en chambre, à faire et à refaire, cahin-caha, le branlant Univers, on était assez bien. » En plus de sa langue virevoltante, se dégage du Tutoiement de morts une énergie communicative, une volonté de garder en mémoire les moments les plus agréables d’une relation complexe. Pas de sensiblerie, non, mais la véritable quête d’un passé qui constituerait le meilleur garant d’un avenir sans trop d’anicroches. Alexandre, devenu père, ne renonce pas aux enseignements que prodiguent les gosses : « Ils font de la micrométaphysique gaiement — en jouant aux patins à roulettes — sans y penser — et mieux que les grands malins. » Hymne au père et roman poétique d’apprentissage philosophique, le livre conserve en toutes circonstances son sourire doux, comme une cuillerée de miel versée dans le grog des souvenirs.

Alexandre Billon, Le Tutoiement des morts, éditions de l’Arbre vengeur, ISBN 978-2-37941-399-5

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