Chroniques-minute

Fil des entrées

vendredi 14 novembre 2025

Orphant. Gélugraphies

Les éditions Épousées par l’écorce — dont on a discuté le nom et le format des livres dans une première chronique sur ce site — publient deux nouveaux recueils élégants associant art plastique et poésie. Dans celui-ci (le second sera évoqué plus tard), les Gélugraphies de François Génot, apprend-on au début, ont été réalisées par une température de −3 °C. Disposés avec générosité dans l’ouvrage, ces « dessins à l’encre gelée », tout en volutes et en courbes imbriquées, s’accordent parfaitement avec la relance de la règle de la tierce rime que Guillaume Artous-Bouvet a souhaitée dans Orphant. « Agénè / -se du seuil : / abroge orangeraie. // Abroge ambre du fruit, / à ciel jaune : / abrogeant. // Abrogeante âpreté / de ciel même : / infanté » : ainsi commence le texte, délivrant dès son entame une langue incantatoire qu’engendrent césures, allitérations, assonances, homophonies… Les vocables se déploient comme les courbes des dessins progressent, dans un mouvement perpétuel où chaque phonème évolue par modifications successives, tel un thème musical qui aurait atteint le stade du développement dans la forme sonate. Au cœur de cette langue virtuose, mais qui pourtant revêt par endroits des atours balbutiants, se trouve l’enfance : l’enfant poète — ou le poète retombant en enfance —, par la grâce d’Orphée, devient cet « orphant » du titre en composant cette succession de tercets. « Bleu famine », le ciel reviendra, insistant, quelques pages plus loin (« et de ciel et de ciel, et de ciel ») ; deux tercets du début cloront la partie en vers : le poète construit avec soin l’évolution de son texte, intrique les sonorités et les mots pour former un tout compact. Comme un bloc de poésie qui se suffirait à lui-même, où brûlerait le feu sacré : « Fraude feu de ton feu. / Un roux d’âtre, / à l’encan. » Plus que chercher à tout prix la signification, il faut se laisser entraîner par les syllabes, se laisser guider par la « Sœur saline suave / absentée : // sororant » de ces vers, contempler leur « Face d’effleurement », éprouver la « pourpre des soifs », « l’astreinte éreintée / par le sel ». Corps et végétaux s’y mêlent dans un presto musical rondement mené, au rythme rapide et régulier. Et quand survient, surprise ! cet ultime poème en prose après tant de tercets, où l’on retrouve quantité de mots et de sons déjà lus, l’on se prend à enfin respirer, pris qu’on était dans les rets d’un Guillaume Artous-Bouvet maestro des strophes. Le manque ne manque alors pas de s’installer : « Sel d’absence, cela. »

Guillaume Artous-Bouvet, François Génot, Orphant. Gélugraphies, Épousées par l’écorce, ISBN 978-2-9585528-3-1


Un extrait de l’ouvrage en audio :

vendredi 7 novembre 2025

Vint le grand récit

« Dans le puits des silences, je suis venue boire l’eau de la mémoire » : une Récitante se souvient, raconte « le temps des grandes barres ». De grandes barres qu’on découvre au fil du livre semblables à celles érigées dans nos actuelles banlieues — le terme figure dans le texte, point d’euphémismes ou d’expressions politiquement correctes ici —, avec même leurs noms fleuris qui cachent une réalité de béton : les Amaryllis et les Mûres. « On demande la Récitante dans le cercle de lumière ! » Et celle-ci s’avance, dans un avenir lointain ou proche, dans un monde qui pourrait être qualifié de postapocalyptique, pour mettre des mots sur la catastrophe advenue. En cela, Vint le grand récit relève tout autant des littératures de l’imaginaire (ces « vifs » qui apparaissent dans la « cage à poules de l’aire de jeux » peuvent faire penser par homophonie aux Furtifs d’Alain Damasio) que de la poésie, dont il emprunte la langue incantatoire, déployée amplement dans des poèmes en prose qui s’engendrent l’un l’autre. « Dans quel livre ancien, rouleau, grimoire, volume de peau, dans quel livre d’écorce s’écrit le grand récit. » Les pages du livre du passé se tournent, parlent de notre époque ou de celles qui l’ont amenée en pointant ses maux ; sont ainsi évoqués la migration économique au péril de la vie (« tu te contentais d’imiter le bruit de la mer que tu avais traversée avec des inconnus »), l’esclavage (« Les pères des pères de nos pères ont été importés, comme les oranges, les bananes et les dattes, les ananas plus rares et plus raffinés, les pères des pères de nos pères ont été importés avec les marchandises »)… « Qui parlera pour ceux qui se sont tus, pour celles qui se taisent, pour les bâillonnées des filatures, pour les soudeurs des chaînes de montage, pour celles et ceux qui montent les crosses des fusils qui seront retournés contre nous au premier mouvement de grève, qui parlera pour les morts, pour les vivants à moitié morts, les épuisés, les soumis, les aveuglés. » La Récitante bien sûr, son acolyte Pirogue aussi, qui porte en lui la rébellion devant le repli sur une identité fantasmée : « Oui je parle, je parle votre langue d’ici mieux que beaucoup qui s’enorgueillissent d’être nés ici. Et votre langue est la mienne, je n’en connais pas d’autres. Votre langue est mon berceau, votre langue est mon pays. » D’ailleurs, l’auteur et ses alter ego savent l’importance de la signification des mots : « Vous connaissez l’histoire de ce mot, bulldozer. Un surnom, celui d’un patron, de l’autre côté de l’océan, qui tuait ses esclaves récalcitrants à coups de poing, qui leur assénait une dose de taureau. » Les engins sont passés, ont rasé les barres. Arrive la guerre, adoucie dans le conte par des vers de Dante, Rimbaud, Thierry Metz, Paul Celan, Louis-Philippe Dalembert, entre autres. Michaël Glück, en somme, nous dit sa foi en la poésie pour l’avenir, pour le futur, après que les barres de béton auront disparu, lorsqu’une inéluctable nouvelle civilisation aura vu le jour. « Petits papiers, quelques vers, quelques lignes d’une prose inattendue, dans des langues venues de partout, poèmes de la rose des vents, murmures que vous ne pourriez arrêter. »

Michaël Glück, Vint le grand récit, éditions Le Réalgar, ISBN 978-2-491560-99-7


Le début de l’ouvrage en extrait audio :

lundi 20 octobre 2025

Verso de l’ombre

Philippe Colmant continue son chemin aux éditions Le Coudrier, y publiant avec Verso de l’ombre son cinquième recueil personnel depuis 2023 (certains ouvrages ont du reste été évoqués ici même ou sur D’ailleurs poésie). Les poèmes rassemblés dans ce volume, comme souvent chez l’auteur, découlent d’une interrogation aussi simple dans son énoncé que complexe dans la réponse qu’on peut lui apporter : que se cache-t-il derrière l’ombre ? La lumière ? Ce serait trop facile… trop manichéen, presque. Alors, Philippe rédige « Pour mieux soulever l’ombre / Et découvrir ainsi / Son mystérieux verso ». En compagnie de Camus, Shakespeare, Goethe, Rostand ou Hugo, qu’il cite au sein de son livre, il explore les contrées magiques des limbes et des faces cachées. « Qu’entrent les alchimistes ! » Il y a dans cette quête, bien évidemment, un aspect éminemment personnel : « Depuis toujours je vis / Au plus près de mon ombre, / Complice de mes pas, / Auxiliaire de vie, / Surréaliste calque / De ma réalité. » Un deuil, également : « Au chevet de mon père / Dont l’ombre décharnée / Fait comme un arbre mort », c’est « Comme si un printemps / Émergé de l’enfance / Pouvait verdir l’hiver ». Au verso de l’ombre, la vie éternelle peut-être (en poésie en tout cas), si l’on y croit ? Ou tout simplement le souvenir d’un être cher, le souvenir d’une jeunesse où, souvent, s’est plongé le poète dans ses ouvrages ? Rien n’est pourtant certain : « À quel baiser / Sourit la lune ? » Les questions demeurent sans réponse, tout comme parfois les réponses, sans questions. Si les vers sont réguliers, le plus souvent des hexamètres — quasi une marque de fabrique de l’auteur —, on observe que surviennent des longueurs différentes, par exemple des octosyllabes, voire des heptasyllabes, créant ainsi un rythme sautillant : « Les jours se suivent, s’accoudent / Avec la même lenteur / Au comptoir des habitudes / Où l’horloge du grand vide / Tic-taque dans les cœurs pleins. » À petits pas ou à grandes foulées, l’ombre fait donc l’objet d’une exploration en règle, au point même de se voir apostropher. « Mais si je t’interroge / Tu ne me réponds pas / Prisonnière à jamais / De ton vœu de silence » : las, il faut croire que le verso de la belle jouera toujours l’Arlésienne. Mais « À la patère des jours lents », l’auteur a accroché son livre, donné l’impulsion contagieuse d’une quête intérieure. « Je t’ai laissé un mot / Au verso de ton ombre. » À la lumière indécise, on le suit sur les traces de l’envers du décor, à la recherche de l’autre côté du miroir.

Philippe Colmant, Verso de l’ombre, éditions Le Coudrier, ISBN 978-2-39052-077-1


Trois poèmes en extrait audio :

mercredi 15 octobre 2025

Tentative de lutte contre l’infini quadrillage du monde

Entamer la lecture d’un livre de Thomas Pourchayre, c’est accepter de ne pas s’attendre à un genre précis, de ne pas exiger une délimitation stricte de l’acte d’écriture. Avec cette Tentative de lutte contre l’infini quadrillage du monde, l’auteur franchit même un pas supplémentaire dans cette direction, puisque cette « ode à la divergence » (je cite le sympathique envoi qu’il a rédigé sur mon exemplaire) pourrait tout autant être qualifiée de recueil de poèmes, de recueil de nouvelles ou de roman par fragments — entre autres. L’ensemble s’ingénie exactement à brouiller les pistes, pour ne pas faire du monde qui nous entoure un simple échiquier où noir et blanc alternent, monotones. Quatre-vingt-deux chapitres, appelons-les ainsi par commodité, développent ainsi chacun une historiette plus ou moins courte autour d’un thème commun : la porte. Cette « horde de portes », loin de s’en tenir à l’évident passage d’un endroit à un autre, s’attache plutôt à conter les « inégalités du chambranle », les entre-deux infinis qui font qu’on décide ou pas de rester sur le seuil. On y observe le monde scrupuleusement à travers le rectangle quasi magique de l’encadrement. Pas étonnant que figure à la fin, dans un collage conclusif, le « rectangle des Bermudes »… Surréalisme et fantastique font bon ménage dans ces micronouvelles toujours bien troussées, écrites avec précision et entrain. « On dit que la porte parlait, avant. D’une belle voix de chêne, la fibre épaisse et sablée » : bien sûr, la porte s’invite au bal des personnages loufoques, tout comme l’obscurité elle-même, ou cet homme dont le testament est explicite : « Ses copains dégondèrent la porte sur rue et la porte sur jardin. Ils en firent le couvercle et le fond de son cercueil, le premier peint en blanc, le second en noir. » En réduisant petit à petit les filets de lumière qui filtrent à travers plusieurs portes successives, on obtient « un rayon de soleil tout frêle, tout seul et miraculeux ». Tentative de lutte autoproclamée, ce livre est presque aussi une tentative d’épuisement — il regorge de références littéraires, évoquons donc Perec ! — du thème de la porte : « Balayer devant sa porte, quand il y a un paillasson, c’est comme frotter deux hérissons dos contre dos. » Méticuleux dans son style, Thomas glisse également quelques mots désuets (« Va fumer ta sale cigarette dehors ! qu’elle a jaspiné ») et surtout des termes bien lyonnais (« les sicotis familiers de la cuisine », « Six mois de spectacle bien canant au bas mot »), comme pour ancrer dans un terroir ses portes qui pourraient au fond être universelles. Un « Discours du dictionnaire » arrive d’ailleurs à la fin d’un fil narratif intercalé entre les 82 chapitres ; celui-ci, tout en encadrés typographiques, voit un radar interpeller lecteurs et lectrices sur leur localisation. Mais celle-ci ne saurait être précise, les seuils sont aussi faits pour ne pas être franchis, les portes sont aussi faites pour être collectionnées : « Et je profite de ce qu’elles sont libres de gonds pour les entraîner à se tenir droites toutes seules », nous dit un personnage. On est naturellement tout disposé à valider cette tentative de ne pas réduire le monde à la simplicité, grâce à ce drôle de volume. « Il se trouve ainsi des êtres pour s’adonner à des missions étranges et à des ouvrages obstinés, desquels il ressaute des jouissances troubles, peut-être pas si infimes, sur les rivages des joies et des plaisirs communs. » Bel autoportrait de l’auteur.

Thomas Pourchayre, Tentative de lutte contre l’infini quadrillage du monde, éditions Abstractions, ISBN 978-2-37792-197-3


Les « chapitres » 11 et 59 en audio :

samedi 4 octobre 2025

Ohé Pimoe

« soudain il n’y en a plus que pour elle / elle avale d’un coup tout ce qu’il y a / tout ce qu’il y eut / tout ce qu’il y aura » : c’est à un coup de foudre que nous invite Éric Chevillard, dont le narrateur s’éprend de la charmante Pimoe, parangon de l’amour idéal autant qu’inaccessible. Qu’à cela ne tienne : voilà notre célibataire, « poète troussant l’odelette / le madrigal », qui se lance dans une quête picaresque à la poursuite de sa belle, au moyen de vers narratifs sautillants. Fidèle à son habitude, l’auteur sert des phrases espiègles et pleines d’humour, qu’il rime et rythme ici pour en souligner les péripéties : « elle n’y était plus / le croiras-tu / abolie / depuis quand partie / seul demeurait le muret bas mais le muret bas / sans Pimoe dessus ne m’intéressait plus / banal ouvrage de granit gris », « voici toute ma personne extraite / de l’eau comme un exocet ». Au cours de cette poursuite un peu vaine, notre célibataire souffre dans son corps, mais n’oublie jamais sa bien-aimée : « coup de massue / sur le crâne / ou d’un autre truc aussi dru / gourdin merlin / ligoté serré / os en fagot / quand je reprends connaissance / c’est pour recouvrer la pensée / de Pimoe ». Même s’il adopte à un moment de relatif découragement un ton bravache, clamant que « le célibataire / il n’y a pas plus heureux sur terre », c’est toutefois avec constance qu’il recherche sa Pimoe fuyante telle une anguille. « que sais-tu Pimoe de ces heures / où la lune dans la nue est ma sœur / d’infortune » ? Ohé ! Elle est là, elle est proche, le narrateur touche au but, imagine sa félicité : « cette fois sans hésiter je l’aborderai / mes mains d’enfant sur ses seins / comme des grappins / je me ventouserai à son flanc / s’il le faut / je parasiterai son boyau / et si j’ose / je lui déclamerai le poème / que je compose depuis que je l’aime ». Las, tous les appels restent vains, toutes les aventures se soldent par un échec. On est partagé entre solidarité légitime et envie de pouffer, tant notre narrateur — notre auteur — agrémente ses vers de réflexions digressives amusantes. Un exemple ? Pimoe est un nom emprunté au Kumulipo, chant hawaïen de la création. À l’évocation de celui-ci, on peut voir en marge et en petits caractères : « rien de commun avec l’Oulipo / il y a des e dans certains mots ». Un peu potache, parfois ? Assurément, mais c’est pleinement assumé. En ces temps incertains où rire ne peut que faire du bien, Ohé Pimoe accorde une étincelle de légèreté à la lecture, une échappatoire à la dureté du monde, une plongée dans la passion. Les cent minuscules et malicieuses illustrations de Philippe Favier, répertoriées comme des notes, ajoutent aussi à ce sentiment. On vibre à la quête du narrateur, on vit cette aventure en geste amoureuse, on sourit, on s’amuse. « si ceci n’est point un récit picaresque / peint à fresque / sur le chemin avec mes pieds / chaussés de forts souliers / alors qu’est-ce que » ? Ohé !

Éric Chevillard, Ohé Pimoe, éditions Fata morgana, ISBN 978-2-37792-197-3

jeudi 2 octobre 2025

Éros-phyton

Coïncidence ou habile allusion typographique ? Lorsque, intrigué, on vérifie l’existence du mot « phyton » (qu’on sait au moins lié, en grec ancien, à la plante), c’est le langage de programmation Python qui apparaît dans un moteur de recherche. De fait, Maya Vitalia compose ses poèmes un peu à la manière du code informatique, brisant les lignes, usant de signes typiques pour offrir plusieurs rangs aux parenthèses : « (l’incipit rival / selon Thanat : Voici le fût du hêtre… {où fuit / l’Abeille}) ». Or, c’est tout le contraire d’un monde virtuel qu’elle décrit, ce qui permet un contraste bienvenu entre une certaine forme taillée pour celui-ci et un fond résolument biologique : en quelque 120 pages, la poétesse s’attache à fouiller le « taillis tatillon », à explorer en strophes le monde végétal et ses merveilles. Côté forme, il faut en outre mentionner le soin apporté à la composition par l’autrice elle-même, dans un beau Garamond qui occupe les feuilles avec finesse — ce que le format de cette chronique-minute ne peut rendre. Les espacements matérialisent la polysémie (« les buis sons d’osier », « polym orphique »), la taille inférieure caractérise les digressions ou explications (« cas de la myrrhe : / Cinyras voulait marier sa fille, alors que celle-ci était / secrètement éprise de lui ; elle tenta de se supp / rimer, accablée de honte […] et c’est par une fente de son / écorce que Myr / rha accoucha d’Ad / onis »). Le fil principal des poèmes est donc constitué par une balade/ballade au sein du monde végétal, par un herbier en vers où l’injonction se glisse au début de chaque évocation : « Envoie-toi // balader — ballader — au pré / texte d’une pensée à deux fleurs (Viola biflora) et sa tige grêle ». Maya Vitalia explore la flore avec des phrases sonores où assonances et allitérations pullulent (« Ombre-toi dessous les auspices-ombrelles de corymbes et d’ombelles », « Fends-toi d’une sarde grimace, goûtant / la renoncule de Sardaigne »), convoquant tous les sens (« ici l’inventaire de tes couleurs bien br / oyées aux qualités tactiles, olf actives ou gus / tatives »), jouant de mots : « Ergote au champ / de seigle avec les démons : fourmillante science in / fusée du vénéneux champignon (Claviceps pur / purea) imbu d’alcaloïdes // qui font le mal // des ardents, feu sacré dit “ergotisme” — dont / l’acide LSD ». Elle ne néglige pas les recettes de cuisine, enjoignant à qui la lit de « [capturer] la salicorne des rivages salés » pour « trempage en saumure de vin / vieux & conservation ». Elle décrit avec force détails les propriétés médicinales des plantes, avertit sur leur toxicité, rédige un petit manuel amoureux des tiges, des feuilles, des fleurs et des fruits. Amoureux, oui, comme l’indique le titre. Mais il ne s’agit pas seulement de l’amour physique, présent dans certaines allusions (« Délecte / -toi du latex laiteux exprimé par le rameau du figuier joyeux / et viril aux feuilles vernissées »). On sent poindre au fil des pages une véritable passion, une franche communion de vie et de pensée avec le règne végétal. Se glisse en plus dans l’ensemble une érudition point ostentatoire, qui évoque culture antique, livres ou peintures, voire actualité tragique — un « DionySOS » en Méditerranée —, à retrouver dans un index qui permettra d’affiner la relecture. Car il faut reprendre ce riche recueil afin de se délecter des formes et couleurs multiples, des magiques incantations végétales qui le parcourent. « Brise les mot / tes engourdies — fum / antes — pouf / mollement ton pied s’enfonce dans la mystique / motte ».

Maya Vitalia, Éros-phyton, éditions Les Murmurations, ISBN 979-10-97446-22-2

jeudi 18 septembre 2025

Lésion suspecte au niveau de l’ego

Dans son avant-propos, Franz Griers situe le genre de son livre entre « tirade fragmentée », « brèves de comptoir, mais à table », « aphorismes noyés » et « transcription d’éclairs (de génie) ». Il est vrai que ce petit opus échappe aux classifications rigides, même si, en définitive, on peut le voir comme un long monologue qui aurait tout à fait sa place sur une scène de théâtre. « À vrai dire, je cherchais quelqu’un et c’est tombé sur toi » : le narrateur, dans un bar, s’accroche à un inconnu (on l’imagine), engage le dialogue. Il passe en revue ses vies professionnelle ou sentimentale, des « Questions générales d’actualité », des nouvelles de sa santé ou des considérations philosophiques, dans un réjouissant vidage de cerveau peut-être à visée autothérapeutique : « Excuse-moi de te mettre mal à l’aise, mais pour une raison que j’ignore, tu parviens à me faire dire ce que j’ai sur le cœur par ta simple présence. » Alors, bien sûr, comme souvent dans une conversation à sens unique, on trouve des phrases toutes faites, des banalités et des poncifs (« que me soit décernée la Palme d’or du lieu commun » — au moins y a-t-il de l’autodérision !), qui au début de la lecture peuvent agacer les non-piliers de bar. Mais l’auteur est malin. Se glissent les fameux aphorismes (rappelons que la maison d’édition est connue pour une collection qui leur est vouée) : « L’énergie consacrée au jugement d’autrui tarit la capacité d’autocritique » ; « L’autosatisfaction est-elle une énergie renouvelable ? » Les punchlines également : « Au small talk, préférons la big vision. Je vais poster cette phrase sur LinkedIn sans préciser à quoi je fais référence. Ce soir avant de me coucher, je compterai les likes et les commentaires lyriques en ricanant. » Dans le fond, ce livre est aussi une ode aux relations réelles, même percluses de banalité, dans un monde de plus en plus virtuel. Mais dans ce verbiage aviné et fort nourri de spleen perce aussi une véritable lucidité sociale, voire sociologique, lorsqu’on lit que « le rapport d’oppression a envahi nos liens sociaux comme une gigantesque mycose, jusque dans les plus banals recoins du flirt ». « Quelle dénonciation demeure possible une fois le langage et les images désinfectés ? » : c’est donc sans chichis et sans pincettes, sans euphémismes et sans périphrases que le narrateur assène des vérités mais invite dans le même temps à la réflexion. Tout en restant concis (74 pages) et en préservant vaillamment l’humour (« L’adolescence pathologique semble avoir remplacé l’âge adulte. L’humour est une des victimes collatérales de cette mutation. »), qu’il soit grivois, subtil ou tiré par les cheveux. L’équilibre est instable, mais fascine comme si tous les doutes et toutes les fragilités d’une génération défilaient.

Franz Griers, Lésion suspecte au niveau de l’ego, Cactus inébranlable éditions, ISBN 978-2-39049-121-7


« Éléments accablants » en extrait audio :

jeudi 4 septembre 2025

À la marge

Elle est « trop vive, trop brûlante, trop affamée pour [s]’arrêter », Catherine Andrieu. Et cette « urgence tatouée dans les os » lui fait publier déjà une dizaine de livres cette année. Une production qu’on ne peut chroniquer en permanence, ce qui oblige à faire des choix. Dans sa bibliographie abondante, ce petit recueil a pour lui, entre autres, la concision : dix-sept poèmes — précédés d’un avant-propos — qui résument bien la poétique et la pratique de l’autrice. Dès le début, on y retrouve cette « faille [qui] s’ouvre sous l’azur docile », cette impulsion venue d’un manque, d’un deuil, d’une tristesse qui, souvent, est le point de départ de son écriture. « L’amour se fait crime, / l’adoration devient meurtre, / un baiser arraché à la mort » : les marges évoquées par le titre révèlent des personnages sans cesse sur le bord du gouffre (« des bouches figées écoutent / sans entendre le gouffre des femmes »), où il convient cependant de ne pas tomber. « Nous sommes toutes des monstres », insiste la poétesse, et son poème dédié aux femmes dépasse, on le sent, l’accord féminin pour englober l’humanité. D’un asile psychiatrique, depuis l’Ukraine en guerre, « dans le patio aux citronniers agonisants », elle s’attache à donner voix à celles et ceux qu’on délaisse ou que tout simplement on ne voit pas. Elle qui souvent propose des vers volubiles, parfois un flux de paroles quasi inarrêtable, se fend d’images nettes dans leur brièveté : « L’Amérique saigne en contrejour ». Au fil des poèmes, la métaphore du train se taille une place de choix, même s’il part à l’occasion « trop tôt / vers des destinations qu’on ne nomme plus ». Le monde décrit n’est pas bien beau, tout de même : « L’or se fane dans les vitrines, / les miroirs avalent les visages, / et le vent n’emporte que ce qui ne pèse rien », car « nul ne paie ce qui ne se vole pas ». L’optimisme n’est certes pas présent, mais le désir de tendre le micro aux personnes oubliées par une société qui les écrase est bien là, « et sous nos cils, le feu danse encore ».

Catherine Andrieu, À la marge, éditions Unicité, ISBN 978-2-38638-226-0


Le poème VII en extrait audio :

vendredi 22 août 2025

Poèmes pour Qui (aime encore lyre)

De sa précédente incursion dans la poésie jeunesse, Yves Boudier semble avoir de tellement bons souvenirs que le revoilà embarqué dans un livre pour les petits… mais aussi, cette fois, pour les ados et les grands. « De nos jours, le smartphone, l’ordinateur, la console… les objets qui nous entourent, les lieux, les choses que l’on aime et les sentiments que l’on partage, créent les variations que chante toujours notre lyre, redonnant la parole aux mots oubliés dans la tourmente du siècle », nous dit le poète dans un court avant-propos. Il se lance donc dans un inventaire (à la Prévert, pourquoi pas ?) des termes de notre époque — avec ses modes, ses addictions, ses manies — dans un format récurrent de deux pages en vis-à-vis. La première relève du genre de ce que l’on pourrait appeler le recueil dont vous êtes le poète, en clin d’œil aux livres dont vous êtes le héros. D’abord, le mot qui servira au poème, suivi de la mention « n’est pas… » et de plusieurs lignes à compléter par lecteurs et lectrices en veine de poésie énumérative. Puis la mention « … c’est une lyre », pour bien marquer le fait que la poésie émane aussi des objets d’un quotidien banal ou branché. Enfin, la place pour une citation « à trouver ». Bon prince, l’auteur, sur la deuxième page, se plie à l’exercice. Il décortique ainsi lui-même en vers le téléphone, l’ordinateur, la série, le manga, le piercing, les expressions « en mode » ou « genre ». Voyons ce que cela donne pour une célébrité langagière du moment : « Du coup… / n’est pas donc / n’est pas ergo / n’est pas alors / n’est pas après / n’est pas soudain / n’est pas pourquoi / n’est pas si bien que / n’est pas finalement / n’est pas en conséquence / n’est pas si je comprends bien / … c’est une lyre ». Rappeler des mots moins utilisés mais pertinents, capturer la beauté de la langue dans sa diversité, voilà un noble but qui procure assurément poésie simple, mais efficace. La citation est de Montaigne : « Le jambon fait boire Or, le boire désaltère Donc, / le jambon désaltère ». On le voit, c’est avec une belle dose d’humour et d’ironie, sans condescendance aucune, qu’Yves se livre à l’exercice qu’il propose. À la fois semblable à un cahier de coloriages pour adultes — pour le délassement qu’il procure — et à un manuel d’atelier d’écriture avec des enfants, ce petit livre suscite habilement la poésie en captant l’air du temps.

Yves Boudier, Poèmes pour Qui (aime encore lyre), éditions Lanskine, ISBN 978-2-35963-169-2

mardi 19 août 2025

Vacarmes contenus

Au recueil, la parole d’Emmanuelle Rabu est rare, et d’autant plus précieuse qu’elle est toujours peaufinée avec passion. La poétesse connaît les mots, les aime… et ils le lui rendent bien. Dans ce nouvel opus paru chez les sympathiques Lisière éditions, elle fait le choix des « leitmotivs lancinants », constate Lambert Schlechter en quatrième de couverture : de fait, tout le livre semble se balancer comme une voiture sur les rails d’un chemin de fer, en hexamètres réguliers, éternels cahots d’un voyage dans le temps autant que dans l’espace. « Nous sommes dans le train / Je rassure Grand-père / la vitre peut s’ouvrir / l’air est frais, vivifiant » : le grand-père a été rescapé du camp de Mauthausen ; le voyage en TGV de sa petite-fille, à notre époque, fait ressurgir des « mémoires grimoires », mélange les décennies et les situations (les fenêtres d’un TGV ne s’ouvrent pas, le glissement est subtil). Un soldat apparaît-il dans cette atmosphère singulière ? « mon grand-père a terreur ! », s’écrie la narratrice… mais ce ne sont que les fantômes du passé qui s’incarnent dans le présent : le militaire a « les lèvres pleines / des piercings aux sourcils ». Les « Photons des entités », rayonnant telle la « Jaunisse du colza », remontent le temps à la vitesse de la lumière, embarquant passagère et lectrices ou lecteurs sous le « cathéter caténaire ». On revit le temps des amours : « Le désir est levain / Redeviens boulanger ! » ; on crie au temps des douleurs : « J’ai mal à la torture / aux plaies rougies des fers ». Un moment, on pense, dans ce mélange tourbillonnant d’époques, que le grand-père est encore là. Et pourquoi pas, puisqu’« il est vivant / quatre-vingts ans plus tôt » ? « Plus de Wifi à bord », il faut se replier sur le carnet où noter cette petite histoire dans la grande Histoire, sous les yeux d’un contrôleur omniprésent et un tantinet curieux. « Monstres tapis, les non-dits » révèlent peu à peu les contours d’un voyage où deux siècles se télescopent. Mais l’amnésie guette, semble à la manœuvre dans la motrice : « Nous arrivons en gare / Terminus de ce train / Oubliez tout à bord ». La petite-fille a-t-elle exorcisé les démons de l’hérédité ? Que reste-t-il encore des blessures d’antan dans les âmes biberonnées à l’instantanéité ? Emmanuelle Rabu illustre son livre avec des photos en noir et blanc retravaillées, dont les détails en apparence anodins trouvent leur signification profonde dans les mots qu’elle sème sur les voies. Demeure, également, ce qui pourrait constituer un lancinant leitmotiv sous-jacent : « Que vaut un être humain / pour les foudres de guerre ? »

Emmanuelle Rabu, Vacarmes contenus, Lisière éditions, ISBN 978-2-9586475-5-1


Deux poèmes (13 et 14) sur les quarante en extrait audio :

mercredi 30 juillet 2025

Signé No-one : celle du non

À l’origine de ce recueil se trouve le fascinant poème d’e. e. cummings intitulé « [anyone lived in a pretty how town] ». Béatrice Machet s’en empare pour livrer un discours en forme de prosopopée, discours que tient noone, la figure féminine que le poète américain joint à anyone, le personnage du titre. Fidèle à son inspirateur, qui « sème des graines d’explosion dans le langage, graines épelées, celles qui sur le bout de la langue brisent un sort pour en jeter un autre dans nos oreilles », l’autrice procède par vers courts, vers longs, chamboulement des espaces, blocs de textes sur la page pour intensifier ses phrases, « le flux de ce qu[’elle] ose appeler pensée ». « Dans mes parenthèses en forme de brins d’ADN, dans mes doubles hélices encellulées je sécrète enfin le nectar de ma lucidité arrivée à maturité » : son héroïne, désormais hors du carcan du poème initial, s’interroge sur sa destinée, cherche à comprendre l’individualité au beau milieu d’êtres quasi identiques en esprit. Elle se rattache à cette fin à son histoire d’amour passée avec anyone : « vous fûtes un jour mon all / mon anything / mon everything ». Les références poétiques ou musicales, on le voit (si l’on a reconnu le clin d’œil à Barry White !), s’insèrent dans un subtil jeu de miroirs. Plaidoyer pour la tolérance et la différence dans une société conformiste, le texte s’attelle à éviter le « bouquet final de stéréotypes » et propose même des formules — qui vont jusqu’aux mathématiques — pour étayer son propos : « Ce constat me convainc / d’aller voir ailleurs et plutôt que / multiplier du même à l’infini façon / clonage, façon polymérisation obscène, / je vais m’employer à additionner du / semblable pour obtenir du différent ». Pour refuser le conformisme, il faut aussi dire non. Ça tombe bien, puisque noone s’invente no-one, celle du non. Refuser, éviter, louvoyer : c’est également de cette manière que l’on peut vivre dans une société qui nivelle. En réfléchissant à haute voix, la narratrice (la poétesse ?) trace son chemin d’autonomie. « La preuve en est : je commence à préférer l’impair. »

Béatrice Machet, Signé No-one : celle du non, éditions Sémaphore, ISBN 978-2-491698-32-4


Deux pages (32 et 33) en extrait audio (en raison d’une homophonie, précisons à l’écrit un des vers, « viser le tour des alter ») :

samedi 19 juillet 2025

À tous ceux que j’oublie

On ne peut mener tous les combats de front : c’est la lourde réalité à laquelle Grégoire Damon se coltine ici. Dans À tous ceux que j’oublie — « et à toutes celles aussi », précise-t-il dûment avant de débuter —, il laisse éclater sa rage contenue, son impuissance devant la marche (très) bancale du monde : « je suis le grand lama qui tient ensemble l’existence / parfois je ne suis qu’un connard de plus / qui met un commentaire au bas d’une vidéo ». Satané boulot que celui du poète révolté qui, comme tout le monde, ressent par moments « la même flemme de baisser nos culottes / pour faire barrage à l’extrême droite ». Bien sûr, il sait que « le fascisme commence au mot d’après », qu’il faudrait « être ce type / qui tripe et qui titube / tire son corps en avant le type / agite les bras le type / voit rien mais il avance le type ». Il sait que l’argent mène la danse, mais également que « quand on aura un million d’euros / […] ça n’empêchera / ni les pubs d’affluer dans la boîte aux lettres / ni les légumes de pourrir dans le bac du frigo ». Ses imprécations, qui empruntent souvent au registre familier, dans une quasi-prose à la poésie antilyrique, sonnent comme des procrastinations couchées sur le papier. L’ironie permanente et sa consœur l’autoironie y cherchent leurs petits arrangements avec une société de guingois. Sous la menace des bombes atomiques, « sur ces grandes grises froides dures chiantes irradiées terres d’Ukraine », il ne fait bon vivre qu’en ne se prenant pas au sérieux. Au fond, « chacun mériterait / qu’on colle à ses petites médiocrités intimes / pour ce qu’elles sont : universelles / et bons prétextes à tout aimer d’amour ». Un tendre qui se cache sous des phrases de dur, le poète ? De son recueil, on pourrait dire qu’il « se gratte mais ça part pas », tant les mots se cramponnent au cerveau. Et quand il s’adresse, par-delà l’espèce humaine, aux bactéries et aux amibes, « c’est pour [leur] dire [sa] volonté d’apporter / un grand message d’apaisement / en notre commune appartenance / au vivant ». Oui, satané boulot que celui du poète prêt à porter le poids du monde sur ses épaules. Avec dans sa besace des vers où violence et douceur s’entrechoquent, « genre hydre / une hydre toute mignonne ».

Grégoire Damon, À tous ceux que j’oublie, La Rumeur libre, ISBN 978-2-35577-360-0

mercredi 9 juillet 2025

Un même désir de reconnaissance

Présenté comme un ready-made à partir de phrases d’ouvrages scientifiques, le recueil brouille les pistes dès le début en simulant la simplicité : dans une première partie intitulée « soi : un même désir de reconnaissance », les « Nom », « Prénom », « Nationalité », « Sexe », « Taille », etc., évoquent clairement une carte d’identité, a fortiori un être humain. Facile ? Voyons la suite. Dans « changement de classe : un même désir de reconnaissance » — toutes les parties adoptent pour second élément le titre de l’ouvrage —, ça se corse… « Il avance lentement », d’accord. « Son vocabulaire est étendu », qui revient comme un leitmotiv, à la rigueur. « Le jour, elles broutent les zostères », tandis que « La population continentale a le ventre noir » : voilà qui sérieusement convoque le bizarre, sous la forme de mots savants ou d’informations parcellaires. C’est tout l’intérêt du petit livre (un peu moins d’une cinquantaine de pages) de Philippe Annocque, qui progresse vers l’étrange et le vague en même temps qu’il devient plus précis dans les descriptions : « L’ovipositeur, acuminé, est bien visible. » Lorsqu’on lit que « La tarière serratiforme est incurvée vers le bas », on ne se précipite pas vers le dictionnaire ou l’internet ; il faudrait de toute façon le faire des dizaines de fois par page. Au contraire, on se laisse bercer par l’inconnu, conscient qu’on ne pourra jamais combler ce désir de reconnaissance que ressentent les êtres décrits ici, jamais nommés, enfermés dans le carcan des mots. Qu’est-ce qui peut être « de forme triquêtre, à chair subéreuse » ? Quelles créatures « passent toute la durée de leur existence à tomber lentement » ? Dans cet exercice de style fécond sur l’impuissance du langage, les encres de l’auteur renforcent par leurs allures de coupes microscopiques cette impression que ni l’écrit ni l’oral ne peuvent grand-chose devant des identités mouvantes.

Philippe Annocque, Un même désir de reconnaissance, éditions Lanskine, ISBN 978-2-35963-164-7

mardi 1 juillet 2025

Ptérodactyles. Logistics : The Extend

Épousées par l’écorce, voilà un nom en forme de programme pour cette jeune maison d’édition qui entend associer le phloème — tissu conducteur de la sève — au poème, les images aux mots : chaque ouvrage, à l’ample format soigné, est une rencontre entre artiste et poète. Pas forcément une collaboration, mais en tout cas une juxtaposition productive de deux œuvres à part entière, que la fusion de deux titres matérialise sur la sobre couverture. Aux Ptérodactyles d’Étienne Vaunac répondent donc les illustrations numériques Logistics : The Extend de Grégory Chatonsky. Celles-ci montrent des corps bizarres, qu’on croirait mutants ou mutilés, aux membres incomplets, inexistants, voire fantaisistes. Les teintes bleu et violet créent une lumière irréelle où la familiarité — on reconnaît des corps humains — le dispute à la perplexité. Des couleurs et une impression d’étrangeté qui, même si c’est là le hasard de la mise en commun de deux travaux distincts, caractérisent aussi les poèmes. De ptérodactyles, on ne verra pas le bout des griffes. Mais c’est tout un bestiaire qui s’invite page après page : « comme les chamois / nous nous déplaçons dans notre propre corps / cramés par l’été jusqu’à la transparence ». La langue d’Étienne Vaunac use volontiers de mots rares et précieux, les associant aux êtres vivants dans des images qu’on ressent comme des messages codés, telle cette « ptôse que forme le guéret avec la démonstration de mon doigt ». Oiseaux, fourmilions, chauves-souris, tardigrades, tamanoirs, sauterelles, jusqu’au « gisant mandrill » parcourent ainsi avec mystère les vers de cette « forêt déliée / de ses chênes ». Rien de bucolique cependant, puisque aussi « des traders font la queue devant des planches terreuses » ; on les imagine bien effectuant leurs « cotations tropicales », alors que « les torchères crépitent dans des réacteurs nucléaires / tirés à quatre épingles ». Transpalettes et tractopelles sont également de la partie. Que faut-il comprendre ? Qu’il s’agit d’une célébration, au moins. Que le poème sort de son écorce pour dessiner un monde de dinosaures oubliés, d’époques et de mots perdus qui reviennent à la lumière. Il y a certes une contrainte, mais elle échappera sans doute à qui n’est pas habile latiniste (aux dires de l’auteur !). Quand bien même, on déguste l’élégance érudite des images, les « amibes de l’impéritie » avec d’autant plus d’intérêt que les poèmes sont adressés à un « tu » qu’on découvre féminin, qu’on soupçonne, aux « châteaux de tes seins dénoués » d’être une amante. Ainsi progresse-t-on dans un recueil à clefs qui célèbre la nature et l’amour, la nature de l’amour : « c’est fête exclue de tes tempes / entre tes troncs le foin que détrempe le soir ». Parmi les « chiralités » des titres inventifs et réjouissants, « écartée dans les fentes » rejoint à la fois l’érotisme et le nom de la maison d’édition : ces « noces drainées avec la miséricorde » seraient-elles celles de la poésie, de l’art, de la nature et de l’amour ? Peut-être bien : « il est prudent de dire / qui l’on aime et de qui / l’on est aimé ». On ne peut qu’approuver ce programme, d’autant que l’objet livre est superbe.

Étienne Vaunac, Grégory Chatonsky, Ptérodactyles. Logistics : The Extend, Épousées par l’écorce, ISBN 978-2-9585528-5-5


Deux poèmes en extrait audio, « que la triste aphélie » et « la part de sporanges » :

mardi 24 juin 2025

Joies

J’avais remarqué (entre autres choses fort intéressantes) l’écriture poétique de Paideia, dernier roman de science-fiction de Claire Garand ; aussi me suis-je réjoui de lire sous la plume de Claude Vercey, pour Décharge, que l’autrice publiait un recueil de poésie. Dans Joies, elle propose cinquante poèmes courts et crus — assortis de quelques interludes plus lyriques — qui constituent autant d’instantanés où se développe une émotion mise en mots. On y trouve de petites joies quotidiennes, certes, mais la saleté subrepticement s’immisce, comme lorsque la poétesse attrape enfin un mot qui ne sort pas : « Il résiste / Je tire / Le sors en triomphe / Au milieu des vomissures ». On y lit des joies carrément masochistes aussi : « Prenez cette chaise / Attachez-moi / Liez-moi les mains / Dans le dos / Les pieds aux pieds / Braquez-moi la lumière dans les yeux ». Joies (pas si) sages, joies (franchement) perverses, un inventaire s’offre à nos yeux ébahis. « Dos contre la prairie / Je m’accroche aux herbes coupantes / Un caillou me blesse la lombaire / Je serre les dents / Corps tendu sous l’effort / Pour ne pas tomber / Dans les yeux du ciel » : dans le recueil, la « beauté puante a les yeux vitreux », la cruauté s’invite, la souffrance également. Les joies s’y conçoivent comme un éventail de sensations fortes où l’humour noir contre-balance les potentielles douleurs du corps ou de l’âme. Contrepoids tout autant, ces vers en italique qui échappent à la numérotation et déploient un lyrisme de contraste : « Sous les deux horizons / Du cosmos vergé / S’avance ma voile / Ô vent gonfleur de vessie, / Enlève les plis et les bosses / De ma lanterne somptueuse ». Le souffle d’exclamations, d’interrogations, d’un vocabulaire recherché vient ainsi mettre en pause le langage direct et percutant des cinquante textes numérotés, langage qui pourtant reprend bien vite ses droits. Une sensation de lapin pris dans les phares se dégage, une accoutumance à ces strophes qui secouent, qui agrippent, qui montrent de la joie une vision aussi holiste que troublante. L’autrice explique dans un poème qui pourrait bien ressembler à une note d’intention qu’elle « explore le laid / Comme un termite le bois ». Ses si singulières Joies sont autant de méticuleuses prospections sur une ligne de crête entre plaisir et tourment, là où sévit « À chaque pointe d’épingle / le démiurge de son univers intérieur ».

Claire Garand, Joies, éditions La Tête à l’envers, ISBN 9791092858723


Trois poèmes en extrait audio :

vendredi 13 juin 2025

L’Homme de Skriða

Repéré dans plusieurs chroniques en ligne, en premier lieu celle de Patrick Joquel pour la revue Traversées, L’Homme de Skriða avait a priori tout du livre qui pouvait m’intéresser, notamment par le fait qu’il se déroule en Islande. Et effectivement, c’est un livre passionnant, qui commence — encore une chose attirante à mes yeux — par une prosopopée : « C’était ma tombe. / On m’a recueilli. / On m’a sorti de terre. » Cette voix du mort, c’est celle de Thor, dont Sophie Braganti invente, de sa « main glaneuse de mots », cette histoire à partir de documents d’archives et de l’« imprégnation d’un topos », explique-t-elle dans un court avant-propos. Au fil des pages alterneront les points de vue de la narratrice et de Thor lui-même. Si de biographie historique il n’y a point, l’époque est reconstituée avec soin, les lieux géographiques évoqués avec un regard acéré. « À l’aube le brouillard aspire le père et lorsqu’il rentre affamé dans la lumière faiblissante, le père à faim. Le père est épuisé. […] Mon père, elle l’a épousé à l’issue de tractations familiales. À coups de dot. Pour elle jamais aucun frisson. » De son village de pêcheurs natal, Thor va rejoindre un monastère, poussé par sa mère, qui n’a pu faire le mariage d’amour dont elle rêvait. Nous sommes à l’époque de l’Islande catholique, qui ne durera pas ; on pense au merveilleux film Godland (titre international, Volaða land en islandais, « pays misérable »), lequel montre le voyage d’un pasteur protestant dans cette contrée parfois hostile pour convertir la population. Le style évoque plutôt la prose coupée que la poésie proprement dite, mais le rythme que les retours à la ligne installent et les images convoquées donnent un indéniable cachet poétique à l’ensemble : « Mes pieds semblent me supplier loin des chutes des falaises dans la mer. Ils ont des sortes de pierres-hérissons installées entre les orteils, sorties des champs de lave. Les ongles comme ahuris, effrités sur les pierres ponces se dédoublent. » Sur cette « Terre insulaire dénuée d’arbres. Démunie de ses arbres au cours des siècles », ce récit d’apprentissage tout en rudesse des éléments et en douceur des sentiments à venir rappelle aussi la trilogie de romans de Jón Kalman Stefánsson. Le terme de « poème épique » utilisé en quatrième de couverture n’est pas forcément le plus adapté, puisqu’on ne connaîtra aucune péripétie digne d’une saga nordique haletante dans ce récit — quoique une surprise (dont Thor n’est pas conscient) attende lecteurs et lectrices au monastère. Mais on ne perd pas au change, car le calme et l’isolement se fondent dans la nature sauvage pour conter une vie simple protégée de la froideur des lieux par un petit bout d’humanité bâti avec abnégation : «  Le miracle gonflait comme une mousse sèche après les pluies.  » Au début, Thor nous allèche : « Si tu veux je te raconte. » Oui, on veut.

Sophie Braganti, L’Homme de Skriða, Esperluète éditions, ISBN 9782359841954 

mercredi 11 juin 2025

Morosités

Après un premier recueil singulier, L’Oiseux, on avait envie de suivre Victor Rassov dans ses aventures poétiques. Voilà qui est désormais possible avec ce nouveau livre, où l’auteur se fixe une contrainte de six vers libres commençant par « On », utilisant souvent rejets et contre-rejets pour instaurer un rythme saccadé. Le choix d’un pronom neutre et indéfini est évidemment pensé en adéquation avec le thème que le titre dévoile. Dans une réalité aux contours flous, c’est en effet un petit traité de l’humeur morose qui nous est offert : « On n’entend plus / que la poussière. / L’espoir a dilapidé / le matin. / La joie / est jaune. » Avec des images cinglantes et « un fond de transe / un peu / atroce », Victor Rassov déroule en quelque 70 pages un flux de pensées « par apnées successives », qui tranche vif dans l’allégresse. Si l’on s’y console, c’est « entre chien et chien / à cette heure où paraît / la forme courroucée des choses » ; la volupté consiste à palper « la panse impossible / du poulpe ». La nature, la faune sont ici bien loin de la fonction apaisante qu’elles revêtent dans tant de poèmes classiques ou contemporains : « On prend peur à l’idée / d’une mésange. / À l’idée du pincement / continu qu’elle inflige / aux cœurs / creux » ; « On se fait / casser / quelque chose comme la gueule / au détour d’une ruelle / par un / papillon blanc. » Évidemment, lorsque les vers tirent en permanence « le golem par la queue », quand « on crache à la vieille gueule / de la lune cette / éternelle nuée de poncifs / tussifs » (notons que le poète ne manque pas d’humour noir charbon !), le danger est grand de sombrer dans une sinistrose assistée par recueil. Pourtant — est-ce là un effet de la concision du texte, qui sait s’arrêter quand il n’est pas trop tard ? —, si l’on se prend à lier les poèmes de Morosités à des pensées funestes, contextes social et international obligent, on referme le livre plutôt satisfait de notre condition… par contraste. Celui-ci est donc, empruntons une dernière fois les mots de Victor Rassov, « à / marquer / d’un vase canope ».

Victor Rassov, Morosités, Le Cadran ligné, ISBN 978-2-493603-07-4


Un extrait audio (six poèmes) :

mercredi 4 juin 2025

Les Œuvres liquides

Parcourant Les Œuvres liquides, je me suis interrogé sur les raisons pour lesquelles j’ai si peu parlé de l’œuvre de Pierre Vinclair ici même, alors que j’ai pourtant lu une grande partie de ses recueils ou essais. Il m’apparaît que le format de la chronique-minute est, en l’occurrence, la barrière à des recensions plus fréquentes : comment en effet rendre justice au foisonnement des livres de Pierre avec un nombre de signes et un arsenal typographique volontairement limités ? Question légitime, que Claude Vercey, pour le site de l’ex-revue Décharge, semble s’être posée également… Mais il ne faut pas rechigner devant un exercice périlleux, et il est temps de réparer cette omission. « je prends des notes tel un Polaroïd low- / cost dans un couloir ombreux » : pour quoi faire ? Le poète, en plusieurs endroits du recueil, le confesse bien volontiers : « les gens que nous aimons / disparaîtront / aussi / la plupart sans laisser de livre où les entendre rire ». Alors, même si le poème « est gras et ne produit que salissures épaisses sur le cahier », il s’agit (entre autres, on le verra) de consigner dans un volume (sachant que celui-ci représente le deuxième d’une tétralogie commencée avec L’Éducation géographique) les portraits de personnes aimées, admirées, remarquées, qui ainsi survivront tant que le papier ou sa numérisation survivront — aux personnages réels du livre la vie (quasi) éternelle, quel cadeau ! On aura noté que les pages contiennent à la fois des portraits (Benjamin : « Quand il dit poulailler, association / et trésorier, le ciel se met à caqueter ») et des réflexions théoriques qui peuvent faire office de mode d’emploi ; joyeux mélange que Pierre complète par des indications géographiques, scientifiques, littéraires. Pour lui, tout doit pouvoir rejoindre le poème « sans déclencher / les ricanements des clercs de l’histoire de la poésie ». C’est ainsi que le recueil crée un maelström de vers obéissant souvent aux contraintes les plus diverses, faisant de surcroît poésie de la révélation de celles-ci : «  Je pense à la prose de Genet / dont j’ai acquis un volume des romans pendant ta sieste, / au lieu d’accumuler des tercets hasardeux par trentaines de mots ». Même si l’on peut rapidement ressentir un vertige devant la virtuosité de l’écriture — ainsi que devant le flux et le reflux d’une pensée poétique qui s’amuse à se préciser devant nos yeux — coule, telle une évidence, un fleuve majestueux dans cette succession de jeux sérieux. Il s’agit du Rhône, dont le poème épique « L’Amour du Rhône » baigne les berges du livre, comme il traversera les quatre volumes de ce projet au long cours intitulé Encadrements. On suit le cours d’eau en divers endroits, sous diverses formes versifiées, témoin ces « rails s’enfonçant / depuis les rives de la langue / à l’eau mêlée », à la confluence de celui-ci et de la Saône, renommée « confollence » et investie d’une importante charge érotique : « Ève à péniche / pénis flottant d’Adam / et sensibilité de serpent / à la syntaxe / dont l’œuvre d’amour fait l’union / articulée des choses ». Amour physique, amour tout court, amitié font bon ménage dans ces quelque 300 pages, qui passent comme le courant et charrient à la fonte des glaciers de strophes des mots parfois d’humour, souvent narratifs, à l’occasion lyriques (et naturellement politiques, dans un autre « fil narratif »). Tel le portrait du livre en liquide, faisant écho à ces multiples textes où Pierre rend également compte de ses émotions devant des tableaux à Londres, New York ou Vevey. Pas moyen de s’ennuyer, tant la verve et le verbe se stimulent mutuellement. Et la poésie fait œuvre de souvenance : « l’eau qui nous avala / sans mémoire // coule dans ce livre ».

Pierre Vinclair, Les Œuvres liquides, éditions Flammarion, ISBN 9782080466204


Deux poèmes en extrait audio :

vendredi 30 mai 2025

Des figures et des corps

La poésie de Murièle Modély est toujours ancrée dans la chair. Aussi n’est-il pas surprenant que ce recueil s’ouvre sur une souffrance, par l’évocation d’un curieux syndrome dont le médecin consulté s’obstine à répéter qu’il est dans la tête. Et pourtant : « les crabes sont ces monstres qui n’en finissent pas / de grignoter la joie — leurs yeux / à facettes plantés / sur les fanes / de ta poitrine ». Décrire la douleur lorsque « la maladie de vivre n’est pas franche » n’a rien d’une sinécure, mais, après tout, la poétesse n’a-t-elle pas comme il se doit la maîtrise des mots, des métaphores ou des comparaisons ? « Tu vois dans la transparence / de torses fragiles d’autres bêtes flotter : / elles toquent doucement et cela fait / comme des bulles d’eau qui explosent / sourdement quand elles remontent à la surface » : alors que des « araignées agiles / […] se faufilent et impriment / tous les espaces blancs », on s’interroge avec elle sur cette douleur lancinante et étrange. Lui succède cependant une douleur bien identifiable liée au deuil. À l’enterrement de son père, « le cercueil glissait / doucement le long des cordes / serrant un nœud coulant / sur [sa] langue », dans des poèmes où la figure de style laisse place à plus de narration, plus de faits d’emblée tangibles. Et ce qui devait arriver arrive : « Chaque mot écrit, au funérarium / chez le notaire, à la mairie / efface de sa petite éponge / administrative et crasse / toute possibilité de poème ». Des figures et des corps nous propose ainsi le journal a posteriori d’un double deuil, celui du père et celui de la poésie, laquelle ne veut plus naître dans un monde de douleur. Après le décès, « on ne sent sous les doigts / que les croûtes de pensées / les cellules mortes des mots / amenées à tomber » ; les mois — les années, même… — passent, et « en grattant un peu, le mort perd / son r et ravive la langue d’un petit e / que le mot soit la motte de terre jetée / un matin tôt sur le cercueil du père ». Lentement reviennent les phrases, qui se mélangent dans une dernière partie intitulée « Points de vue », où le regard de l’autrice s’attarde sur les autres et leur octroie son inspiration retrouvée. De la femme dans le métro « qui tient dans ses bras / un ours blanc / énorme » à l’homme invisible qui, encore arrêté au feu qui vient de passer au vert, « perçoit soudain / le battement infime / des vers filaments / coulant de ses rétines », en passant par la femme « qui a coincé le coq entre ses cuisses » pour l’égorger, Murièle reprend goût à la poésie et écrit les saynètes tragicomiques de la vie qui continue. Pour que « les mots se rétablissent », il aura fallu « Laisser les morts marquer d’un jet acide leur territoire ». La poésie se nourrit de douleur et de vie.

Murièle Modély, Des figures et des corps, éditions Tarmac, ISBN 979-10-96556-88-5


Un poème, « La fille au baiser », en extrait audio :

lundi 26 mai 2025

point invisible

« je tends des cordes des linceuls / me soufflent de la rouille sous les paupières des machines à coudre / là-bas dans les cours d’oradour sur glane » : après une visite au village martyr d’Oradour-sur-Glane — où la vue de vieilles machines à coudre dans les ruines des bâtiments l’a marquée —, Ulrike Bail a conçu l’idée de ce recueil, qui entre-tisse les mots de la couture avec ceux de la mémoire, « contre la dévoration omniprésente du temps ». La poésie pourrait être imaginée parfois comme l’art de relier les mots ensemble, de les coudre, voire de les raccommoder au réel ; la poétesse luxembourgo-allemande prend ici cette définition au pied de la lettre, usant d’un vocabulaire spécialisé tel d’un creuset pour ses poèmes où « les mots encordés tanguent / et tanguent jusqu’à la phrase suivante ». Tout en minuscules, elle nous guide entre point de croix, point de surfilage ou bords engloutis, afin de lier de métaphores l’univers sémantiquement riche de la couture et le vaste monde : « quelle surpiqûre sépare le rivage de l’abîme / la dune est fragile ». Fragile, oui, diaphane par moments comme un fil de soie, son écriture au rythme lancinant, à la veine minimaliste convoque les aiguilles du souvenir autant que celles qui percent le tissu — ou les doigts jusqu’au sang. Le point fourrure est l’occasion d’évoquer la souffrance animale, en l’occurrence celle des visons : « les fermes à fourrure les récoltes de pelage les sols grillagés / les mots souillés d’excrément tombent entre les barreaux ». Toutes les formes de souffrance se déploient à partir de cette vision initiale d’Oradour, accolées à ces mots de la couture qui les font poindre. La traduction de Ludivine Jehin et de Jean-Philippe Rossignol garde la qualité incantatoire de la langue allemande d’Ulrike, tout en proposant ces infimes variations qui font des vers transposés des poèmes français à part entière. À coup sûr un défi, relevé de bien belle manière. On ressort de ce recueil avec des fils plein la tête, de l’empathie pour le monde aussi… avec en tête le futur souvenir « cousu durablement comme si l’on pouvait / laisser filer le monde à jamais ».

Ulrike Bail, point invisible (wie viele faden tief), traduit de l’allemand par Ludivine Jehin et Jean-Philippe Rossignol, Blancs volants éditions, ISBN 978-2-9594828-0-9


Un poème, « textile » en extrait audio :

jeudi 22 mai 2025

Les Polders du printemps 2025

Une rubrique désormais semestrielle sur ce site ? Pourquoi pas… En tout cas, voici, après l’évocation des deux parutions Polder de l’automne dernier, celle des deux nouveautés de ce printemps.

« Je pose mon verre / et j’entre / en magie » : dès le début du recueil et le poème « Déprise », le ton est donné. Il s’agit ici, pour Élise Feltgen, de se détacher de la morne réalité du « printemps en février » pour imaginer d’un esprit joyeux et poétique un monde alternatif, où « nous hurlerons de joie pendant 28 siècles ». Lâcher prise, pour utiliser un vocabulaire à la mode ; mais la langue de la poétesse est bien plus subtile : « le moelleux du matin / amulettes quotidiennes / nos présences vacillantes contemplent avec effroi les montagnes de violence qui nous ont constituées ». S’« il n’est de poésie que quotidienne », alors celle-ci apporte l’émerveillement, se demandant avec ingénuité — car il faut de l’ingénuité pour habiter ce monde parfois malade — « par quel miracle mon pied droit est posé sur mon pied gauche ». Le corps, en effet, parcourt les textes comme support physique du poème, tandis que l’extérieur, la nature donnent du grain à moudre aux figures de style. Le regard se fait à la fois introspectif et empli d’empathie pour le vivant qui nous entoure : « je suis un corps-sirène / perméable à tous vents / sensible à l’ancolie, l’ortie et l’escargot ». Fantaisie et rêve, corps célestes et corps physique se mêlent un instant à la lecture, pour que restent à la fin « seul le vent léger, très léger / et l’odeur des pivoines ».

Élise Feltgen, La fenêtre est restée ouverte, no 205 de la collection Polder, ISBN 978-2-35082-602-8

En lecture audio, le poème « Calamités » :

 

 

 

« Fissures comme des cicatrices glisser les doigts le couteau faire tomber les strates l’enduit soufflé » : le deuxième Polder de ce printemps prend le contrepied de son confrère en s’ancrant dans la réalité. La peintre en bâtiment qu’a été Charlotte Minaud s’y livre à un récit en prose poétique de son expérience, où le blanc des murs alterne avec le noir des pensées. « Je ponce. Je pionce. Je pense. Je panse » : en phrases courtes, en phrases chocs parfois, l’autrice dissèque la vie de chantier, ses « produits qui sentent fort », « Et puis le dos toujours. Douleur sourde. Comme un point de côté », avec une lucidité qui annihile l’idéalisation. On pense au tout récent Polder 203, Chantier, d’Elsa Dauphin ; dans Murs/Fragments de chantier, cependant, c’est toute l’organisation professionnelle du travail qui écrase l’acte réjouissant de retaper sa propre maison. On trime pour les autres, avec à la clé un salaire certes, mais « Un merci. Parfois. Un bravo. Pas souvent ». « On entre dans le bâtiment comme entrer dans les ordres », mais on en sort usé, laminé, « Jusqu’à jeter nos corps moches à la benne du chantier ». Empli de poésie du corps encore — un point commun avec l’autre Polder printanier —, le recueil montre celui-ci fatigué, mais pas complètement accablé. Comme si la dignité empêchait de voir les choses en noir, peut-être parce que les murs se couvrent de blanc : « Bien poncer, c’est un métier. »

Charlotte Minaud, Murs/Fragments de chantier, no 206 de la collection Polder, ISBN 978-2-35082-603-5

En lecture audio, un court extrait :

lundi 19 mai 2025

Les Chants des belladones

Difficile de rendre compte d’une telle anthologie (56 poèmes aux formes variées) dans le carcan habituel d’une chronique-minute, plus adapté aux recueils ; mais évidemment, un livre combinant poésie et littératures de l’imaginaire — en l’occurrence le fantastique — a ici toute sa place… et s’il faut un peu pousser les murs de la contrainte de longueur, du paragraphe unique et du temps de lecture, qu’il en soit ainsi !

Dégageons dès lors trois fils rouges pour évoquer cet ouvrage. Le premier est le nombre important de poèmes rimés (« Ils ont crié, résisté et pleuré, / Mais nous n’avons pas lâché. / En charpie leurs corps chétifs, / Lambeaux arrachés, sang sur nos griffes » ; dans « Sang meurtri », de Benjamin Meduris), souvent composés dans le noble alexandrin (« Je suis la corneille, l’oiseau équarrisseur / Qui se goberge de vos immondes humeurs » ; dans « Nuit au cimetière », de Régine Bernot). Quand les textes respectent les douze pieds avec la règle du e muet et ne forcent pas trop les rimes — gageons que nombre des auteurs et autrices ne sont pas des poètes pratiquant au quotidien, ce qui parfois se sent —, on s’approche d’un certain classicisme qui sied plutôt bien au fantastique, à l’horreur ou à l’épouvante. Après tout, Poe ou Baudelaire ne plantaient pas beaucoup de vers libres, et un rythme hypnotique et régulier — on dénombre peu d’enjambements dans les strophes — est garant de fascination, à l’occasion morbide. Dans « Le tableau », Anna M. Daubas va même jusqu’à commencer en alexandrins (« Sur un piton rocheux se dresse solitaire / La maison de mon oncle abouchée au couchant ») pour mieux en briser le rythme lorsque sa narration bascule : « Le dieu ivre s’élance au bord de son tableau / suivi par les sacrifiantes / il y a du sauvage dans les coups du pinceau / – c’est étrange / la puissance d’un mythe ».

Le travail sur la forme, au-delà d’une certaine facilité slamée, caractérise de fait les poèmes les plus réussis de l’anthologie. Travail sur la langue au moyen de figures de style, par exemple, lorsque la forme est plus libre : « La lune tisse des carcasses d’oiseaux de cendres, / Elle les fait virevolter sur le tableau du ciel nocturne ; / Attachées par les tendons des cuisses, / Elle les regarde pendre / Telles des marionnettes étoilées » (dans « La nuit », d’Armelle Royline). Mais aussi véritable prose poétique : « Étreinte du bout du temps. Caresse au bord du gouffre. Échange de flux dans le courant tumultueux des passions, des mondes qui s’entrechoquent et s’enlacent à jamais dans le chaos sans cesse répété de la naissance » (dans « L’étreinte des vampires », de Sylwen Norden) ; « La vérité nous encerclait mais nous avions perdu l’usage des mots, nos mémoires poudrées de cendres et nos langues crucifiées. Autour de nous le temps se morcelait. Des fragments entiers de la route s’écroulaient avec fracas » (dans « Mort pour la patrie », d’Émilie Querbalec, dont les romans revêtent d’ailleurs souvent un aspect poétique). Et puis du rythme : « Le tueur s’élance / À la charge de son fusil / La proie dans sa beauté immobile / Chante pour un rayon de lune / La nuit s’abat / Emportant la mélodie du soupir » (dans « Le tueur, la mort et le spectre », de Pierre Brulhet, qu’on pourrait pour le coup lire dans une revue de poésie contemporaine). Si la plupart des textes sont relativement courts, on lira aussi avec plaisir « Capturer la lumière », de Jeannie C. Moria, qui fait montre d’une belle maîtrise dans le registre long, avec une histoire de peintre dépassé par son œuvre : « Je redoutais que ma technique tant vantée / Par tout Venise fût vaine à représenter / La Lumière absolue en ce mordant été. » Dans « Embrasser les fantômes », Céline Maltère, quant à elle, frôle le surréalisme : « Au jeu de la fortune, les âmes réincarnables défilent, espérant le verdict. Les mains frappent, invisibles : le cloître, une porcherie, la vie froide d’une veuve noire ; l’Érèbe, un jour d’hiver, une foule qui se déchaîne contre le roi maudit… Méphisto virago distribue les lots à la pelle. » « Les criminels, les ordures d’hier, / Contiennent les ordures d’aujourd’hui ! » : on a même droit à une fin en forme de morale, dans l’humoristique « Pourquoi sac poubelle ? », de Miguel Dey, qui se fait donc fabuliste. Il y a une injustice à ne pas citer plus d’exemples, mais nous ne sommes pas là dans une étude exhaustive.

Deuxième fil rouge : la place importante qu’occupent les références. Point de fantastique sans le corbeau de Poe (« Un oiseau obscur augure “jamais plus !” » ; dans « Présage volatile », d’Alexandre Majorczyk), H. P. Lovecraft (« N’est pas mort ce qui dort » ; dans « Celui qu’on appelle », de Thierry Fauquembergue), Maupassant, même en jeu de mots (« Hors-là des mots passants », d’Athénaïs Grave), ou bien des allusions au Roi en jaune de Robert W. Chambers (dans « L’appel de Malam », de Raphael Escorpiao, on parle de « Roi en Os », et on évoque d’ailleurs « Omellass », qui à coup sûr arrive de Ceux qui partent d’Omelas d’Ursula K. Le Guin). « Le concert dans l’œuf », d’Olivier Lefrancq, s’attelle à la mise en vers d’un tableau de Jérôme Bosch. Ces clins d’œil répétés — la liste n’est pas exhaustive — pourraient faire penser que l’anthologie s’adresse en priorité aux amateurs et amatrices de fantastique, dans un grand effort de métaécriture. C’est peut-être partiellement vrai, mais, on l’a vu ci-dessus, un certain nombre de poèmes, par leur langue ou leur forme, sont aussi de nature à intéresser quiconque est curieux de poésie contemporaine. Et les références, au fond, ne sont pas si nombreuses, en tout cas jamais susceptibles de brouiller la compréhension si on ne les possède pas. Ce qui est indéniable, c’est que l’ensemble des poèmes brasse des thèmes fantastiques variés, qu’ils soient classiques ou sortis tout droit de l’imagination débordante de leurs autrices ou auteurs. On tremble, on frissonne, on ressent quelques palpitations lorsque le fond se mélange à la forme pour imprimer des images étranges et terrifiantes : « je coule / comme une pluie d’été / elle va m’aspirer / L’araignée » (dans « L’araignée », de Cécile Desingues).

On connaît l’importance que revêt la couverture dans la confection d’un livre d’imaginaire (moins dans la poésie, c’est même un euphémisme !). Notre troisième et dernier fil rouge, dès lors, se trouve être le travail d’illustration, en noir et blanc au sein de l’ouvrage, de Bastien Bertine. Ses dessins au trait à la fois cru et onirique rehaussent le volume de pauses visuelles bienvenues, puisque la grande diversité des textes proposés, conjuguée au goût personnel du lecteur ou de la lectrice, ménage à coup sûr des moments où l’attention peut s’égarer. On pourrait même regretter que l’éditeur ne nous ait pas offert plus d’illustrations.

Composer une anthologie de poésie, a fortiori sur le thème du fantastique, relève quelque peu de la gageure. En effet, selon qu’on vienne du monde de la poésie contemporaine, qu’on soit enthousiaste de la poésie du passé ou qu’on se passionne pour les littératures de l’imaginaire, on aura des attentes différentes. Choisir les textes pour que tout le monde y trouve son compte n’est donc pas une sinécure. Antoine Maltaverne, Christophe Thill et Thomas Bauduret ont fait le boulot : pour qui aime la poésie contemporaine avant tout sans être trop versé dans le fantastique, certains vers paraîtront certes moins intéressants, mais le grand élan qui les anime et leur sincérité sont réels. Et l’anthologie offre de véritables moments de poésie jouissive, quoique horrifique parfois. Personne ne frissonnera au même moment peut-être, mais on peut parier que toutes et tous frémiront à un moment sans exception.

Les Chants des belladones. Anthologie de poésie fantastique, textes sélectionnés par Antoine Maltaverne, Christophe Thill et Thomas Bauduret, éditions Malpertuis, ISBN 979-10-96274-43-7. Sortie le 22 mai.


Un poème en extrait audio, choisi parmi ceux composés en alexandrins rimés, « Sur un nuage », de Ben Py :

vendredi 16 mai 2025

Primevères fantômes

« Je prends la suite des poètes qui écrivirent le flottement des cheveux des saules dans la douceur du matin. » Sommes-nous dans la seule et simple contemplation de la nature ? Pas du tout, bien sûr, et Orée Li, qui a « appris par cœur la douleur des fleurs », le révèle dès la partie introductive, où « le corps s’immobilise / et le regard s’ouvre / plus loin que prévu ». Plus loin, c’est, on l’apprendra, viser « la symbiose inespérée », l’harmonie totale avec un vivant autre, en l’occurrence celui des végétaux : « J’arrose mon système /    nerveux de lavande », grand huit des espèces, « cavalcade dans le tunnel sans parois ». La musique des mots (« un piano de microbiotes s’en vient ») est un prélude au mélange des formes vivantes, végétaux d’abord certes, mais les animaux ne sont pas en reste (« kératine à éclore / en germination dinosaures »). Au fil du livre, malgré le « mugissement de l’écocide » — ce n’est pas un hasard si l’une des parties convoque Rachel Carson en exergue —, contre celui-ci même, puisque la poésie est également combat, Orée Li se fond dans les plantes, « dans l’oraison des fleurs » ; son corps ne fait plus qu’un avec Brassica nigra (la moutarde noire), expérimente « en silence ce que nous pourrions appeler la conscience fluide ». Pour ce faire, le recueil mélange prose poétique, vers libres classiques ou mots savamment disposés sur la page, pour une respiration au rythme de la chlorophylle. Hors d’un corps humain aussi, la poésie est traversée par le désir, tant la fascination des multiples accouplements entre fleurs et abeilles se fait prégnante, « une ruche sauvage / au point G ». Et l’on pense aux écrits de la philosophe des sciences Vinciane Despret, même si cette dernière concentre ses recherches sur nos rapports avec les animaux plutôt que sur notre relation aux végétaux. En tout cas, Orée Li plante un recueil absorbant, où l’amour finit d’ailleurs par triompher, cyprine et sève mêlées, après une montée en tension haletante. Gage de fluidité, des glyphes non binaires à l’élégance chatoyante viennent ponctuer ses vers ; une page du livre est reproduite ci-dessous pour en donner une idée. « La poésie, c’est fait pour faire des arcs-en-ciel avec les armatures de la mort. Des arcs-en-ciel de terre » : avec Orée Li et ce superbe premier livre publié, on retourne à la terre pour entrer en symbiose avec les plantes, pour explorer la conscience de l’altérité. Oui, nous sommes aussi des fleurs.

Orée Li, Primevères fantômes, éditions des Lisières, ISBN 979-10-96274-43-7


mardi 13 mai 2025

Mémoire vive

« Je me souviens de l’enfance / comme d’une porte qui claque », nous écrit François Audouy. Et de convoquer les feuilles Canson, « un walkman portant ses chansons » — car le poète ne craint pas la rime —, puis le « buste sous un chemisier » de Marine Renoir, en quatrième D. Va-t-on assister à une vague de poésie nostalgique et potentiellement monotone, aussi travaillée soit-elle ? « Nos enfants joueront au football / et réclameront des paires de Nike ; / leurs rêves seront des rêves fantômes / des fantasmes de cités dortoirs » : non, le poète plante en fait le décor de l’enfance pour mieux se projeter dans l’avenir, habillé de son « costume d’homme ». S’ensuit un intermède qui triture la « langue perdue langue triste langue morte », la faisant « langue magie langue lagune langue sel », où l’on sent l’influence des voyages de celui qui a enseigné notamment en Afrique ; la poésie s’y voit justifiée, « poème pluie tu fais le beau temps », voici que l’auteur affirme ses intentions, affine son message : « C’est la métaphore de l’acte d’achat / la politique du déjà-vu / qui détermine les atouts, / agglutine les troupeaux de zébus. » Et lorsque arrive la partie intitulée « Adulte ère », on comprend que la mémoire vive alimente la critique actuelle, la sidération devant la conduite humaine parfois : « blessures encore tressaillements / sous ces bambous birmans complices / de suaves et silencieux supplices ». Dans un rythme souvent confié à des octosyllabes modernes, où l’e muet saute et où l’oralité fait loi, le poète s’enfonce dans la boue de notre époque, jouant de sonorités pour en capturer l’absurdité : « Dolorosa, dolorosa, accorde-nous de la dignidad / dans nos doutes dodécaphoniques / nos détresses de petits détaillants. » Là où « dans les lendemains nostalgiques / une petite tonne de projets nihilistes / hurle en silence », il fait bon versifier pour exorciser ses angoisses ou ses craintes. L’enfance, avec laquelle on a commencé le voyage, est à l’origine de tout : « Il n’y a rien d’autre / rien d’autre / jamais / qu’un enfant seul dans sa chambre / que les cisaillements du désir ». Mémoire vive, mémoire à vif. La fatalité mènerait-elle à la poésie ?

François Audouy, Mémoire vive, éditions Le Citron Gare, ISBN 978-2-9589101-1-2


Un poème en extrait audio :

mercredi 9 avril 2025

L’Impatience à être sauvage

L’humour noir dans l’écriture est la soupape de sécurité qui permet à Christophe Esnault d’évoluer dans un monde anxiogène, en témoignent déjà les autres chroniques-minute qui lui sont consacrées sur accrocstich.es. Ce recueil en est une nouvelle preuve, qui, sous des abords immaculés — couverture cartonnée en relief d’excellente facture, illustrations bien intégrées d’Aurélia Bécuwe (tiens, elle aussi a eu sa chronique-minute ici), en somme ce qu’on nomme avec raison un bel objet —, cogne fort dans une contrainte qui fait mouche : vers narratifs sur tout au plus une page, assortis d’une chute en italique où se déchaînent la cruauté ou la sauvagerie du monde. « Le sandre que l’on vient de pêcher au vif / Dans les remous au pied de la chute d’eau / Pour ne pas le faire souffrir / En le laissant crever hors de l’eau / On l’assomme à coups de poing » : lecteurs et lectrices du poète y verront une réminiscence d’un autre livre qui parlait de pêche et de souvenirs, L’Enfant poisson-chat ; l’originalité de cet opus est de balayer le large spectre de cette impatience à être sauvage du titre, de montrer ces moments où la nature prend le dessus sur une culture polie et policée. La chasse et la pêche, le désir et le sexe, le corps et la douleur, la violence économique aussi, tout est prétexte à arpenter ces circonstances noires où « La fête et la joie étaient de tuer ». Mais les humains, dont on explore ici les travers, sont parfois velléitaires : « Casser la vitrine / Saisir une arme & les munitions / Aller tirer sur des bouteilles en forêt / Mais on n’a pas trop essayé ». C’est que la misanthropie règne en maître sur ces poèmes, si l’on en croit la brièveté convaincante de celui-ci : « La compagnie des autres / La compagnie des autres au-delà de quelques heures / Quelle horreur ». Il y a de la catharsis dans ce recueil où pointe l’autofiction, certes, mais surtout un humour qui n’a jamais autant mérité son surnom de politesse du désespoir. Il ne fait pas bon être un non-humain dans notre monde, comme on l’a vu pour le sandre ci-dessus, et si l’on rencontre dans le livre « L’océan en créature sauvage » qui déchaîne les forces de la nature jusqu’à quasiment emporter le père, les animaux en prennent plein la poire. Les êtres humains, quant à eux, y rêvent le plus souvent de séduction et de brutalité, impatients qu’ils sont d’exercer cette sauvagerie enfouie qui ne demande qu’à sortir au grand jour. Mieux vaut en rire avec Christophe Esnault, parce qu’il n’y a franchement pas de quoi pavoiser : « Avant le Néolithique / Quelque chose semblait encore possible / Pour échapper à la domestication globale / Chasseurs, cueilleurs, nomadisme and Co / Mais à l’expertise / au xxie siècle / Partout sur la Terre / C’est mort ». Toutefois, lorsque l’on gratte sous le pessimisme, l’auteur nous redonne comme à son habitude un peu de peps sous la forme de pilules amères… mais tellement stimulantes.

Christophe Esnault, L’Impatience à être sauvage, éditions La Nage de l’ourse, ISBN 978-2-490513-28-4


Quelques poèmes en extrait audio :

- page 1 de 5