Repéré dans plusieurs chroniques en ligne, en premier lieu celle de Patrick Joquel pour la revue Traversées, L’Homme de Skriða avait a priori tout du livre qui pouvait m’intéresser, notamment par le fait qu’il se déroule en Islande. Et effectivement, c’est un livre passionnant, qui commence — encore une chose attirante à mes yeux — par une prosopopée : « C’était ma tombe. / On m’a recueilli. / On m’a sorti de terre. » Cette voix du mort, c’est celle de Thor, dont Sophie Braganti invente, de sa « main glaneuse de mots », cette histoire à partir de documents d’archives et de l’« imprégnation d’un topos », explique-t-elle dans un court avant-propos. Au fil des pages alterneront les points de vue de la narratrice et de Thor lui-même. Si de biographie historique il n’y a point, l’époque est reconstituée avec soin, les lieux géographiques évoqués avec un regard acéré. « À l’aube le brouillard aspire le père et lorsqu’il rentre affamé dans la lumière faiblissante, le père à faim. Le père est épuisé. […] Mon père, elle l’a épousé à l’issue de tractations familiales. À coups de dot. Pour elle jamais aucun frisson. » De son village de pêcheurs natal, Thor va rejoindre un monastère, poussé par sa mère, qui n’a pu faire le mariage d’amour dont elle rêvait. Nous sommes à l’époque de l’Islande catholique, qui ne durera pas ; on pense au merveilleux film Godland (titre international, Volaða land en islandais, « pays misérable »), lequel montre le voyage d’un pasteur protestant dans cette contrée parfois hostile pour convertir la population. Le style évoque plutôt la prose coupée que la poésie proprement dite, mais le rythme que les retours à la ligne installent et les images convoquées donnent un indéniable cachet poétique à l’ensemble : « Mes pieds semblent me supplier loin des chutes des falaises dans la mer. Ils ont des sortes de pierres-hérissons installées entre les orteils, sorties des champs de lave. Les ongles comme ahuris, effrités sur les pierres ponces se dédoublent. » Sur cette « Terre insulaire dénuée d’arbres. Démunie de ses arbres au cours des siècles », ce récit d’apprentissage tout en rudesse des éléments et en douceur des sentiments à venir rappelle aussi la trilogie de romans de Jón Kalman Stefánsson. Le terme de « poème épique » utilisé en quatrième de couverture n’est pas forcément le plus adapté, puisqu’on ne connaîtra aucune péripétie digne d’une saga nordique haletante dans ce récit — quoique une surprise (dont Thor n’est pas conscient) attende lecteurs et lectrices au monastère. Mais on ne perd pas au change, car le calme et l’isolement se fondent dans la nature sauvage pour conter une vie simple protégée de la froideur des lieux par un petit bout d’humanité bâti avec abnégation : « Le miracle gonflait comme une mousse sèche après les pluies. » Au début, Thor nous allèche : « Si tu veux je te raconte. » Oui, on veut.
Sophie Braganti, L’Homme de Skriða, Esperluète éditions, ISBN 9782359841954