vendredi 30 mai 2025

Une photo, un poème sporadique, #47

tram.webp, mai 2025
Parc national Banff, 9 mai 2025

je te conduirai là-bas
pression faramineuse éléments en fusion
point de glace salvatrice
point de compensation carbone
tu nageras parmi
les ingrédients réchauffés de la cuisine des hommes
barboteras dans le destin de la croûte terrestre
troubles desseins
étendue sans limite
à perte de vue notre vie synthétique

Des figures et des corps

La poésie de Murièle Modély est toujours ancrée dans la chair. Aussi n’est-il pas surprenant que ce recueil s’ouvre sur une souffrance, par l’évocation d’un curieux syndrome dont le médecin consulté s’obstine à répéter qu’il est dans la tête. Et pourtant : « les crabes sont ces monstres qui n’en finissent pas / de grignoter la joie — leurs yeux / à facettes plantés / sur les fanes / de ta poitrine ». Décrire la douleur lorsque « la maladie de vivre n’est pas franche » n’a rien d’une sinécure, mais, après tout, la poétesse n’a-t-elle pas comme il se doit la maîtrise des mots, des métaphores ou des comparaisons ? « Tu vois dans la transparence / de torses fragiles d’autres bêtes flotter : / elles toquent doucement et cela fait / comme des bulles d’eau qui explosent / sourdement quand elles remontent à la surface » : alors que des « araignées agiles / […] se faufilent et impriment / tous les espaces blancs », on s’interroge avec elle sur cette douleur lancinante et étrange. Lui succède cependant une douleur bien identifiable liée au deuil. À l’enterrement de son père, « le cercueil glissait / doucement le long des cordes / serrant un nœud coulant / sur [sa] langue », dans des poèmes où la figure de style laisse place à plus de narration, plus de faits d’emblée tangibles. Et ce qui devait arriver arrive : « Chaque mot écrit, au funérarium / chez le notaire, à la mairie / efface de sa petite éponge / administrative et crasse / toute possibilité de poème ». Des figures et des corps nous propose ainsi le journal a posteriori d’un double deuil, celui du père et celui de la poésie, laquelle ne veut plus naître dans un monde de douleur. Après le décès, « on ne sent sous les doigts / que les croûtes de pensées / les cellules mortes des mots / amenées à tomber » ; les mois — les années, même… — passent, et « en grattant un peu, le mort perd / son r et ravive la langue d’un petit e / que le mot soit la motte de terre jetée / un matin tôt sur le cercueil du père ». Lentement reviennent les phrases, qui se mélangent dans une dernière partie intitulée « Points de vue », où le regard de l’autrice s’attarde sur les autres et leur octroie son inspiration retrouvée. De la femme dans le métro « qui tient dans ses bras / un ours blanc / énorme » à l’homme invisible qui, encore arrêté au feu qui vient de passer au vert, « perçoit soudain / le battement infime / des vers filaments / coulant de ses rétines », en passant par la femme « qui a coincé le coq entre ses cuisses » pour l’égorger, Murièle reprend goût à la poésie et écrit les saynètes tragicomiques de la vie qui continue. Pour que « les mots se rétablissent », il aura fallu « Laisser les morts marquer d’un jet acide leur territoire ». La poésie se nourrit de douleur et de vie.

Murièle Modély, Des figures et des corps, éditions Tarmac, ISBN 979-10-96556-88-5


Un poème, « La fille au baiser », en extrait audio :

lundi 26 mai 2025

point invisible

« je tends des cordes des linceuls / me soufflent de la rouille sous les paupières des machines à coudre / là-bas dans les cours d’oradour sur glane » : après une visite au village martyr d’Oradour-sur-Glane — où la vue de vieilles machines à coudre dans les ruines des bâtiments l’a marquée —, Ulrike Bail a conçu l’idée de ce recueil, qui entre-tisse les mots de la couture avec ceux de la mémoire, « contre la dévoration omniprésente du temps ». La poésie pourrait être imaginée parfois comme l’art de relier les mots ensemble, de les coudre, voire de les raccommoder au réel ; la poétesse luxembourgo-allemande prend ici cette définition au pied de la lettre, usant d’un vocabulaire spécialisé tel d’un creuset pour ses poèmes où « les mots encordés tanguent / et tanguent jusqu’à la phrase suivante ». Tout en minuscules, elle nous guide entre point de croix, point de surfilage ou bords engloutis, afin de lier de métaphores l’univers sémantiquement riche de la couture et le vaste monde : « quelle surpiqûre sépare le rivage de l’abîme / la dune est fragile ». Fragile, oui, diaphane par moments comme un fil de soie, son écriture au rythme lancinant, à la veine minimaliste convoque les aiguilles du souvenir autant que celles qui percent le tissu — ou les doigts jusqu’au sang. Le point fourrure est l’occasion d’évoquer la souffrance animale, en l’occurrence celle des visons : « les fermes à fourrure les récoltes de pelage les sols grillagés / les mots souillés d’excrément tombent entre les barreaux ». Toutes les formes de souffrance se déploient à partir de cette vision initiale d’Oradour, accolées à ces mots de la couture qui les font poindre. La traduction de Ludivine Jehin et de Jean-Philippe Rossignol garde la qualité incantatoire de la langue allemande d’Ulrike, tout en proposant ces infimes variations qui font des vers transposés des poèmes français à part entière. À coup sûr un défi, relevé de bien belle manière. On ressort de ce recueil avec des fils plein la tête, de l’empathie pour le monde aussi… avec en tête le futur souvenir « cousu durablement comme si l’on pouvait / laisser filer le monde à jamais ».

Ulrike Bail, point invisible (wie viele faden tief), traduit de l’allemand par Ludivine Jehin et Jean-Philippe Rossignol, Blancs volants éditions, ISBN 978-2-9594828-0-9


Un poème, « textile » en extrait audio :

jeudi 22 mai 2025

Les Polders du printemps 2025

Une rubrique désormais semestrielle sur ce site ? Pourquoi pas… En tout cas, voici, après l’évocation des deux parutions Polder de l’automne dernier, celle des deux nouveautés de ce printemps.

« Je pose mon verre / et j’entre / en magie » : dès le début du recueil et le poème « Déprise », le ton est donné. Il s’agit ici, pour Élise Feltgen, de se détacher de la morne réalité du « printemps en février » pour imaginer d’un esprit joyeux et poétique un monde alternatif, où « nous hurlerons de joie pendant 28 siècles ». Lâcher prise, pour utiliser un vocabulaire à la mode ; mais la langue de la poétesse est bien plus subtile : « le moelleux du matin / amulettes quotidiennes / nos présences vacillantes contemplent avec effroi les montagnes de violence qui nous ont constituées ». S’« il n’est de poésie que quotidienne », alors celle-ci apporte l’émerveillement, se demandant avec ingénuité — car il faut de l’ingénuité pour habiter ce monde parfois malade — « par quel miracle mon pied droit est posé sur mon pied gauche ». Le corps, en effet, parcourt les textes comme support physique du poème, tandis que l’extérieur, la nature donnent du grain à moudre aux figures de style. Le regard se fait à la fois introspectif et empli d’empathie pour le vivant qui nous entoure : « je suis un corps-sirène / perméable à tous vents / sensible à l’ancolie, l’ortie et l’escargot ». Fantaisie et rêve, corps célestes et corps physique se mêlent un instant à la lecture, pour que restent à la fin « seul le vent léger, très léger / et l’odeur des pivoines ».

Élise Feltgen, La fenêtre est restée ouverte, no 205 de la collection Polder, ISBN 978-2-35082-602-8

En lecture audio, le poème « Calamités » :

 

 

 

« Fissures comme des cicatrices glisser les doigts le couteau faire tomber les strates l’enduit soufflé » : le deuxième Polder de ce printemps prend le contrepied de son confrère en s’ancrant dans la réalité. La peintre en bâtiment qu’a été Charlotte Minaud s’y livre à un récit en prose poétique de son expérience, où le blanc des murs alterne avec le noir des pensées. « Je ponce. Je pionce. Je pense. Je panse » : en phrases courtes, en phrases chocs parfois, l’autrice dissèque la vie de chantier, ses « produits qui sentent fort », « Et puis le dos toujours. Douleur sourde. Comme un point de côté », avec une lucidité qui annihile l’idéalisation. On pense au tout récent Polder 203, Chantier, d’Elsa Dauphin ; dans Murs/Fragments de chantier, cependant, c’est toute l’organisation professionnelle du travail qui écrase l’acte réjouissant de retaper sa propre maison. On trime pour les autres, avec à la clé un salaire certes, mais « Un merci. Parfois. Un bravo. Pas souvent ». « On entre dans le bâtiment comme entrer dans les ordres », mais on en sort usé, laminé, « Jusqu’à jeter nos corps moches à la benne du chantier ». Empli de poésie du corps encore — un point commun avec l’autre Polder printanier —, le recueil montre celui-ci fatigué, mais pas complètement accablé. Comme si la dignité empêchait de voir les choses en noir, peut-être parce que les murs se couvrent de blanc : « Bien poncer, c’est un métier. »

Charlotte Minaud, Murs/Fragments de chantier, no 206 de la collection Polder, ISBN 978-2-35082-603-5

En lecture audio, un court extrait :

mardi 20 mai 2025

Une photo, un poème sporadique, #46

tram.webp, mai 2025
Winnipeg, 6 mai 2025

amples tournis vers les entrailles
d’une terre accueillante
— le prix de la liberté
se repaît des minerais raffinés
présente la facture des slogans
— la roue du karma impossible tourne
dans le sens des aiguilles d’une montre déréglée

lundi 19 mai 2025

Les Chants des belladones

Difficile de rendre compte d’une telle anthologie (56 poèmes aux formes variées) dans le carcan habituel d’une chronique-minute, plus adapté aux recueils ; mais évidemment, un livre combinant poésie et littératures de l’imaginaire — en l’occurrence le fantastique — a ici toute sa place… et s’il faut un peu pousser les murs de la contrainte de longueur, du paragraphe unique et du temps de lecture, qu’il en soit ainsi !

Dégageons dès lors trois fils rouges pour évoquer cet ouvrage. Le premier est le nombre important de poèmes rimés (« Ils ont crié, résisté et pleuré, / Mais nous n’avons pas lâché. / En charpie leurs corps chétifs, / Lambeaux arrachés, sang sur nos griffes » ; dans « Sang meurtri », de Benjamin Meduris), souvent composés dans le noble alexandrin (« Je suis la corneille, l’oiseau équarrisseur / Qui se goberge de vos immondes humeurs » ; dans « Nuit au cimetière », de Régine Bernot). Quand les textes respectent les douze pieds avec la règle du e muet et ne forcent pas trop les rimes — gageons que nombre des auteurs et autrices ne sont pas des poètes pratiquant au quotidien, ce qui parfois se sent —, on s’approche d’un certain classicisme qui sied plutôt bien au fantastique, à l’horreur ou à l’épouvante. Après tout, Poe ou Baudelaire ne plantaient pas beaucoup de vers libres, et un rythme hypnotique et régulier — on dénombre peu d’enjambements dans les strophes — est garant de fascination, à l’occasion morbide. Dans « Le tableau », Anna M. Daubas va même jusqu’à commencer en alexandrins (« Sur un piton rocheux se dresse solitaire / La maison de mon oncle abouchée au couchant ») pour mieux en briser le rythme lorsque sa narration bascule : « Le dieu ivre s’élance au bord de son tableau / suivi par les sacrifiantes / il y a du sauvage dans les coups du pinceau / – c’est étrange / la puissance d’un mythe ».

Le travail sur la forme, au-delà d’une certaine facilité slamée, caractérise de fait les poèmes les plus réussis de l’anthologie. Travail sur la langue au moyen de figures de style, par exemple, lorsque la forme est plus libre : « La lune tisse des carcasses d’oiseaux de cendres, / Elle les fait virevolter sur le tableau du ciel nocturne ; / Attachées par les tendons des cuisses, / Elle les regarde pendre / Telles des marionnettes étoilées » (dans « La nuit », d’Armelle Royline). Mais aussi véritable prose poétique : « Étreinte du bout du temps. Caresse au bord du gouffre. Échange de flux dans le courant tumultueux des passions, des mondes qui s’entrechoquent et s’enlacent à jamais dans le chaos sans cesse répété de la naissance » (dans « L’étreinte des vampires », de Sylwen Norden) ; « La vérité nous encerclait mais nous avions perdu l’usage des mots, nos mémoires poudrées de cendres et nos langues crucifiées. Autour de nous le temps se morcelait. Des fragments entiers de la route s’écroulaient avec fracas » (dans « Mort pour la patrie », d’Émilie Querbalec, dont les romans revêtent d’ailleurs souvent un aspect poétique). Et puis du rythme : « Le tueur s’élance / À la charge de son fusil / La proie dans sa beauté immobile / Chante pour un rayon de lune / La nuit s’abat / Emportant la mélodie du soupir » (dans « Le tueur, la mort et le spectre », de Pierre Brulhet, qu’on pourrait pour le coup lire dans une revue de poésie contemporaine). Si la plupart des textes sont relativement courts, on lira aussi avec plaisir « Capturer la lumière », de Jeannie C. Moria, qui fait montre d’une belle maîtrise dans le registre long, avec une histoire de peintre dépassé par son œuvre : « Je redoutais que ma technique tant vantée / Par tout Venise fût vaine à représenter / La Lumière absolue en ce mordant été. » Dans « Embrasser les fantômes », Céline Maltère, quant à elle, frôle le surréalisme : « Au jeu de la fortune, les âmes réincarnables défilent, espérant le verdict. Les mains frappent, invisibles : le cloître, une porcherie, la vie froide d’une veuve noire ; l’Érèbe, un jour d’hiver, une foule qui se déchaîne contre le roi maudit… Méphisto virago distribue les lots à la pelle. » « Les criminels, les ordures d’hier, / Contiennent les ordures d’aujourd’hui ! » : on a même droit à une fin en forme de morale, dans l’humoristique « Pourquoi sac poubelle ? », de Miguel Dey, qui se fait donc fabuliste. Il y a une injustice à ne pas citer plus d’exemples, mais nous ne sommes pas là dans une étude exhaustive.

Deuxième fil rouge : la place importante qu’occupent les références. Point de fantastique sans le corbeau de Poe (« Un oiseau obscur augure “jamais plus !” » ; dans « Présage volatile », d’Alexandre Majorczyk), H. P. Lovecraft (« N’est pas mort ce qui dort » ; dans « Celui qu’on appelle », de Thierry Fauquembergue), Maupassant, même en jeu de mots (« Hors-là des mots passants », d’Athénaïs Grave), ou bien des allusions au Roi en jaune de Robert W. Chambers (dans « L’appel de Malam », de Raphael Escorpiao, on parle de « Roi en Os », et on évoque d’ailleurs « Omellass », qui à coup sûr arrive de Ceux qui partent d’Omelas d’Ursula K. Le Guin). « Le concert dans l’œuf », d’Olivier Lefrancq, s’attelle à la mise en vers d’un tableau de Jérôme Bosch. Ces clins d’œil répétés — la liste n’est pas exhaustive — pourraient faire penser que l’anthologie s’adresse en priorité aux amateurs et amatrices de fantastique, dans un grand effort de métaécriture. C’est peut-être partiellement vrai, mais, on l’a vu ci-dessus, un certain nombre de poèmes, par leur langue ou leur forme, sont aussi de nature à intéresser quiconque est curieux de poésie contemporaine. Et les références, au fond, ne sont pas si nombreuses, en tout cas jamais susceptibles de brouiller la compréhension si on ne les possède pas. Ce qui est indéniable, c’est que l’ensemble des poèmes brasse des thèmes fantastiques variés, qu’ils soient classiques ou sortis tout droit de l’imagination débordante de leurs autrices ou auteurs. On tremble, on frissonne, on ressent quelques palpitations lorsque le fond se mélange à la forme pour imprimer des images étranges et terrifiantes : « je coule / comme une pluie d’été / elle va m’aspirer / L’araignée » (dans « L’araignée », de Cécile Desingues).

On connaît l’importance que revêt la couverture dans la confection d’un livre d’imaginaire (moins dans la poésie, c’est même un euphémisme !). Notre troisième et dernier fil rouge, dès lors, se trouve être le travail d’illustration, en noir et blanc au sein de l’ouvrage, de Bastien Bertine. Ses dessins au trait à la fois cru et onirique rehaussent le volume de pauses visuelles bienvenues, puisque la grande diversité des textes proposés, conjuguée au goût personnel du lecteur ou de la lectrice, ménage à coup sûr des moments où l’attention peut s’égarer. On pourrait même regretter que l’éditeur ne nous ait pas offert plus d’illustrations.

Composer une anthologie de poésie, a fortiori sur le thème du fantastique, relève quelque peu de la gageure. En effet, selon qu’on vienne du monde de la poésie contemporaine, qu’on soit enthousiaste de la poésie du passé ou qu’on se passionne pour les littératures de l’imaginaire, on aura des attentes différentes. Choisir les textes pour que tout le monde y trouve son compte n’est donc pas une sinécure. Antoine Maltaverne, Christophe Thill et Thomas Bauduret ont fait le boulot : pour qui aime la poésie contemporaine avant tout sans être trop versé dans le fantastique, certains vers paraîtront certes moins intéressants, mais le grand élan qui les anime et leur sincérité sont réels. Et l’anthologie offre de véritables moments de poésie jouissive, quoique horrifique parfois. Personne ne frissonnera au même moment peut-être, mais on peut parier que toutes et tous frémiront à un moment sans exception.

Les Chants des belladones. Anthologie de poésie fantastique, textes sélectionnés par Antoine Maltaverne, Christophe Thill et Thomas Bauduret, éditions Malpertuis, ISBN 979-10-96274-43-7. Sortie le 22 mai.


Un poème en extrait audio, choisi parmi ceux composés en alexandrins rimés, « Sur un nuage », de Ben Py :

vendredi 16 mai 2025

Primevères fantômes

« Je prends la suite des poètes qui écrivirent le flottement des cheveux des saules dans la douceur du matin. » Sommes-nous dans la seule et simple contemplation de la nature ? Pas du tout, bien sûr, et Orée Li, qui a « appris par cœur la douleur des fleurs », le révèle dès la partie introductive, où « le corps s’immobilise / et le regard s’ouvre / plus loin que prévu ». Plus loin, c’est, on l’apprendra, viser « la symbiose inespérée », l’harmonie totale avec un vivant autre, en l’occurrence celui des végétaux : « J’arrose mon système /    nerveux de lavande », grand huit des espèces, « cavalcade dans le tunnel sans parois ». La musique des mots (« un piano de microbiotes s’en vient ») est un prélude au mélange des formes vivantes, végétaux d’abord certes, mais les animaux ne sont pas en reste (« kératine à éclore / en germination dinosaures »). Au fil du livre, malgré le « mugissement de l’écocide » — ce n’est pas un hasard si l’une des parties convoque Rachel Carson en exergue —, contre celui-ci même, puisque la poésie est également combat, Orée Li se fond dans les plantes, « dans l’oraison des fleurs » ; son corps ne fait plus qu’un avec Brassica nigra (la moutarde noire), expérimente « en silence ce que nous pourrions appeler la conscience fluide ». Pour ce faire, le recueil mélange prose poétique, vers libres classiques ou mots savamment disposés sur la page, pour une respiration au rythme de la chlorophylle. Hors d’un corps humain aussi, la poésie est traversée par le désir, tant la fascination des multiples accouplements entre fleurs et abeilles se fait prégnante, « une ruche sauvage / au point G ». Et l’on pense aux écrits de la philosophe des sciences Vinciane Despret, même si cette dernière concentre ses recherches sur nos rapports avec les animaux plutôt que sur notre relation aux végétaux. En tout cas, Orée Li plante un recueil absorbant, où l’amour finit d’ailleurs par triompher, cyprine et sève mêlées, après une montée en tension haletante. Gage de fluidité, des glyphes non binaires à l’élégance chatoyante viennent ponctuer ses vers ; une page du livre est reproduite ci-dessous pour en donner une idée. « La poésie, c’est fait pour faire des arcs-en-ciel avec les armatures de la mort. Des arcs-en-ciel de terre » : avec Orée Li et ce superbe premier livre publié, on retourne à la terre pour entrer en symbiose avec les plantes, pour explorer la conscience de l’altérité. Oui, nous sommes aussi des fleurs.

Orée Li, Primevères fantômes, éditions des Lisières, ISBN 979-10-96274-43-7


mercredi 14 mai 2025

Une photo, un poème sporadique, #45

velo.webp, mai 2025
Winnipeg, 5 mai 2025

cycles du temps de métal
fusion vitesse lumière
— la fuite imprime son caprice

résister des quatre fers à
son inexorable attrait
: un sacerdoce pointu
qui pique un sprint dans
les cerveaux heurtés

mardi 13 mai 2025

Mémoire vive

« Je me souviens de l’enfance / comme d’une porte qui claque », nous écrit François Audouy. Et de convoquer les feuilles Canson, « un walkman portant ses chansons » — car le poète ne craint pas la rime —, puis le « buste sous un chemisier » de Marine Renoir, en quatrième D. Va-t-on assister à une vague de poésie nostalgique et potentiellement monotone, aussi travaillée soit-elle ? « Nos enfants joueront au football / et réclameront des paires de Nike ; / leurs rêves seront des rêves fantômes / des fantasmes de cités dortoirs » : non, le poète plante en fait le décor de l’enfance pour mieux se projeter dans l’avenir, habillé de son « costume d’homme ». S’ensuit un intermède qui triture la « langue perdue langue triste langue morte », la faisant « langue magie langue lagune langue sel », où l’on sent l’influence des voyages de celui qui a enseigné notamment en Afrique ; la poésie s’y voit justifiée, « poème pluie tu fais le beau temps », voici que l’auteur affirme ses intentions, affine son message : « C’est la métaphore de l’acte d’achat / la politique du déjà-vu / qui détermine les atouts, / agglutine les troupeaux de zébus. » Et lorsque arrive la partie intitulée « Adulte ère », on comprend que la mémoire vive alimente la critique actuelle, la sidération devant la conduite humaine parfois : « blessures encore tressaillements / sous ces bambous birmans complices / de suaves et silencieux supplices ». Dans un rythme souvent confié à des octosyllabes modernes, où l’e muet saute et où l’oralité fait loi, le poète s’enfonce dans la boue de notre époque, jouant de sonorités pour en capturer l’absurdité : « Dolorosa, dolorosa, accorde-nous de la dignidad / dans nos doutes dodécaphoniques / nos détresses de petits détaillants. » Là où « dans les lendemains nostalgiques / une petite tonne de projets nihilistes / hurle en silence », il fait bon versifier pour exorciser ses angoisses ou ses craintes. L’enfance, avec laquelle on a commencé le voyage, est à l’origine de tout : « Il n’y a rien d’autre / rien d’autre / jamais / qu’un enfant seul dans sa chambre / que les cisaillements du désir ». Mémoire vive, mémoire à vif. La fatalité mènerait-elle à la poésie ?

François Audouy, Mémoire vive, éditions Le Citron Gare, ISBN 978-2-9589101-1-2


Un poème en extrait audio :

lundi 12 mai 2025

Anthologie subjective : Rosemonde Gérard

Poétesse et comédienne de talent, Rosemonde Gérard n’est pas aussi connue de nos jours que son mari Edmond Rostand, et c’est bien dommage. Elle a, outre à sa propre poésie, travaillé à une passionnante anthologie, Les Muses françaises. Pour celle-ci, elle a écrit le portrait en vers de chacune des femmes citées, sans leur épargner ses éventuelles critiques, ce qui fait de l’ouvrage une lecture à la fois passionnante et didactique.

Le poème ci-dessous est tiré du recueil Les Pipeaux, qui fait la part belle à la description de la nature. Je ne suis pas habituellement un enthousiaste de la poésie que j’appelle « des petites fleurs et des petits oiseaux », mais la facture est ici belle et classique, sent le travail que beaucoup de poèmes contemporains sur ce thème ne fournissent pas… et puis quelle trouvaille que ce dernier vers !


Le rossignol

Quand le Printemps, avec mystère,
Va, semant par toute la terre,
De ses jolis doigts cajoleurs,
Les chants, les parfums et les fleurs ;

Quand sonnent les clochettes roses
Leurs très égayants carillons,
Et qu’autour des premières roses
Volent les premiers papillons ;

Quand l’amour, comme un voleur, rôde,
Tendant ses plus perfides rets,
Le rossignol, dans la nuit chaude,
Chante au fond des sombres forêts.

Susurrant un appel très tendre,
Que l’écho redit dans les bois,
Son chant, le soir, se fait entendre :
Plus doux que le chant d’un hautbois,

Il se glisse sous la ramée,
Colporteur d’un trouble infini,
Et plus d’une oiselle, charmée,
Sans regret déserte son nid,

Pour mieux entendre les roulades,
Les sons perlés, les roucoulades,
Les trilles que tient si longtemps
Le ténorino du Printemps.

samedi 10 mai 2025

Une photo, un poème sporadique, #44

rivrouge.webp, mai 2025
Winnipeg, 2 mai 2025

[pour Sébastien, Vanessa, Roger et l’Association des auteur·e·s du Manitoba français]

depuis la rive, la rougeur me parcourt. j’avale la poussière à larges gorgées, les grêlons de particules raclent, les syllabes finiront bien par sortir. de longs serpents d’acier rythment ma sieste attentive. je renifle, j’expectore, le terroir veut s’emparer de ma fibre européenne. chaleur enfoncée dans l’épiderme, je sue les bienvenues, découvre la faune embusquée en pleine vue. l’air goûte le voyage au long cours. sous mes paupières, des métaux précieux & rares, des graines de prairies empathes.

mardi 29 avril 2025

Une photo, un poème sporadique, #43

ane.webp, avril 2025
Toronto, 28 avril 2025

hue ! vers les hauteurs
hauts les sabots
tu propulses des poils gris
des perles de sueur
qu’importe la chaleur &
le bât blessé

dimanche 27 avril 2025

Une photo, un poème sporadique, #42

chutes.webp, avril 2025
Niagara, 26 avril 2025

semelles usées
j’obéis au courant
j’avale des litres d’écume
circulation fluide dans les boyaux illuminés

jeudi 24 avril 2025

Une photo, un poème sporadique, #41

tronc.webp, avril 2025
Brooklyn, 20 avril 2025

les cercles concentriques bandent
leurs muscles d’aubier
les hauts fourneaux ploient
sous les années
l’étincelle
attend son heure
son heure de chaleur amusée

mercredi 23 avril 2025

Une photo, un poème sporadique, #40

vapeur.webp, avril 2025
New York, 22 avril 2025

fumée blanche alliée noire
les nuits se dissolvent les jours se réchauffent
dans la ville des possibilités malsaines
oscillent aux alizés d’espérance

mardi 22 avril 2025

Une photo, un poème sporadique, #39

brooklib.webp, avril 2025
Brooklyn, 20 avril 2025

brossez récurez frottez
balayez cimentez tirez
grimpez taillez soudez
cuisinez récoltez vendez
à la sauvette à mains nues
à la faveur de la nuit en équilibre
au froid polaire au gel précoce
gravez la pierre des temples pour
d’autres qui chanteront (peut-être)
dans des livres vos exploits
— la noblesse est aussi
dans les mains nues &
les pieds crevassés

vendredi 18 avril 2025

Une photo, un poème sporadique, #38

inbetwwen.webp, avril 2025
New York, 18 avril 2025

[pour Pierre Joris]

entre eux deux
végétal & minéral
j’entre — animal
dans l’entre-deux
     nouveau règne où
nous progressons vers
notre nature
     : modestes poussières d’étoiles

lundi 14 avril 2025

Une photo, un poème sporadique, #37

amanite.webp, avril 2025
Luxembourg, 13 avril 2025

vers les hauteurs hallucinogènes
une seule compagne :
l’amanite de la rampe

mercredi 9 avril 2025

L’Impatience à être sauvage

L’humour noir dans l’écriture est la soupape de sécurité qui permet à Christophe Esnault d’évoluer dans un monde anxiogène, en témoignent déjà les autres chroniques-minute qui lui sont consacrées sur accrocstich.es. Ce recueil en est une nouvelle preuve, qui, sous des abords immaculés — couverture cartonnée en relief d’excellente facture, illustrations bien intégrées d’Aurélia Bécuwe (tiens, elle aussi a eu sa chronique-minute ici), en somme ce qu’on nomme avec raison un bel objet —, cogne fort dans une contrainte qui fait mouche : vers narratifs sur tout au plus une page, assortis d’une chute en italique où se déchaînent la cruauté ou la sauvagerie du monde. « Le sandre que l’on vient de pêcher au vif / Dans les remous au pied de la chute d’eau / Pour ne pas le faire souffrir / En le laissant crever hors de l’eau / On l’assomme à coups de poing » : lecteurs et lectrices du poète y verront une réminiscence d’un autre livre qui parlait de pêche et de souvenirs, L’Enfant poisson-chat ; l’originalité de cet opus est de balayer le large spectre de cette impatience à être sauvage du titre, de montrer ces moments où la nature prend le dessus sur une culture polie et policée. La chasse et la pêche, le désir et le sexe, le corps et la douleur, la violence économique aussi, tout est prétexte à arpenter ces circonstances noires où « La fête et la joie étaient de tuer ». Mais les humains, dont on explore ici les travers, sont parfois velléitaires : « Casser la vitrine / Saisir une arme & les munitions / Aller tirer sur des bouteilles en forêt / Mais on n’a pas trop essayé ». C’est que la misanthropie règne en maître sur ces poèmes, si l’on en croit la brièveté convaincante de celui-ci : « La compagnie des autres / La compagnie des autres au-delà de quelques heures / Quelle horreur ». Il y a de la catharsis dans ce recueil où pointe l’autofiction, certes, mais surtout un humour qui n’a jamais autant mérité son surnom de politesse du désespoir. Il ne fait pas bon être un non-humain dans notre monde, comme on l’a vu pour le sandre ci-dessus, et si l’on rencontre dans le livre « L’océan en créature sauvage » qui déchaîne les forces de la nature jusqu’à quasiment emporter le père, les animaux en prennent plein la poire. Les êtres humains, quant à eux, y rêvent le plus souvent de séduction et de brutalité, impatients qu’ils sont d’exercer cette sauvagerie enfouie qui ne demande qu’à sortir au grand jour. Mieux vaut en rire avec Christophe Esnault, parce qu’il n’y a franchement pas de quoi pavoiser : « Avant le Néolithique / Quelque chose semblait encore possible / Pour échapper à la domestication globale / Chasseurs, cueilleurs, nomadisme and Co / Mais à l’expertise / au xxie siècle / Partout sur la Terre / C’est mort ». Toutefois, lorsque l’on gratte sous le pessimisme, l’auteur nous redonne comme à son habitude un peu de peps sous la forme de pilules amères… mais tellement stimulantes.

Christophe Esnault, L’Impatience à être sauvage, éditions La Nage de l’ourse, ISBN 978-2-490513-28-4


Quelques poèmes en extrait audio :

lundi 7 avril 2025

Une photo, un poème sporadique, #36

magnolia.webp, avril 2025
Luxembourg, 7 avril 2025

[pour Anna Jouy]

Je gratte la surface des pétales pour en tirer couleur. La poudre ne pèse que quelques grammes sur la balance de mes mots, mais frôle mes narines de printemps imprégnées. La saison est cruelle. J’éternue de carnation. La saison est attente. Dans la chaleur des lettres, je sue tous les avenirs qui mènent aux fruits féconds.

vendredi 4 avril 2025

Je suis l’oiseau du vent

Le titre est programmatique : Catherine Andrieu, dans son avant-dire, se revendique véritablement oiseau du vent, elle qui écrit plus tard dans le recueil qu’elle est « une errance, / un vol suspendu entre deux échos, / une plume qui danse / entre le toujours et le jamais ». Ces poèmes sont-ils l’histoire d’une ascension ou d’une chute ? Tout ce qui pour nous (et la poétesse, toujours dans son avant-dire) est certain, c’est que « le recueil suit une trajectoire ». La petite cinquantaine de pages commence par l’évocation de Camille Claudel, dont le « cri traverse le marbre, / il soulève la poussière des silences, / et nous, / honteux, / nous écoutons l’écho de ta tempête ». « Tu marches / dans l’ombre tachetée des fougères, / paume ouverte, effleurant / le secret râpeux des pierres » : le poème suivant rend-il encore hommage à la sculptrice ? On finit par deviner que non, pas vraiment ; c’est une succession de tableaux que la poétesse nous livre, les numérotant en chiffres romains, mais les liant tellement entre eux qu’on y trouve les transitions naturelles. Normal, pour quelqu’un qui « marche dans la phrase / comme on entre dans un jardin suspendu ». Catherine Andrieu est, nous dit-elle encore, « brisures de lumière / au creux des remous, / un fétu de chair happé par l’élan », et c’est cet élan qu’elle convoque ici pour nous convier dans son univers — qu’elle décline avec méthode dans plusieurs publications par an — où la mer, les amitiés (littéraires ou pas), les obsessions reviennent. « Un cerf surgit du pli du matin, / couronne vivante qui griffe l’air » : les huitième et neuvième poèmes, particulièrement émouvants, convoquent une de ces (saines) obsessions, en mentionnant tout un bestiaire — renard, merle, loup, corbeau, éléphant, fourmi, abeille, cheval, dauphin, chien, sans oublier le chat Paname, celui dont elle ressent encore le deuil — pour délivrer un message résolument antispéciste. Quand l’espèce humaine comprendra, « nous saurons enfin / que nous avons marché / sur des étoiles vivantes / sans jamais lever les yeux ». L’oiseau que la poétesse prend pour animal totem, ce « messager du rien, / funambule de l’azur », préside avec hauteur à un recueil qui, à la réflexion et avec optimisme, est finalement plus ascension que chute : « J’ai le dernier mot, / celui qui s’envole. »

Catherine Andrieu, Je suis l’oiseau du vent, Z4 éditions, ISBN 978-2-38113-089-7 (à paraître le 12 avril)


Un poème en extrait audio :

vendredi 28 mars 2025

De la neige dans un bol en argent

D’emblée, dans un « Poème-prélude », le Taïwanais Lin Yao-teh (1962-1996) élargit les perspectives poétiques : « l’espace de [son] esprit, [ses] postures fugitives / s’arrondissent en un bol d’argent / plein de mots comme la neige / baigne l’univers de clarté sur des milliards d’années-lumière ». Nous voilà donc prévenus : l’échelle de ses vers ira de l’intime à l’infini, sur « le sentier haut et mûr de la Voie lactée ». Chantant le cosmos, les ordinateurs — dans des textes datant du milieu des années 1980 —, le poète s’ancre en visionnaire au-delà de son époque, allant jusqu’à ironiser sur « ce qui préoccupe vraiment le maire : / c’est le futur d’il y a un siècle ». La politique donc, la ville « aux inimitables lumières » aussi s’invitent dans ses mots, tranchants, ironiques, libres. Après tout, « [son] existence / a la souplesse de l’échine d’un chat », et il s’autorise la liberté d’écrire les zones grises de l’existence, quand « la majorité de la majorité / vit dans l’interstice du noir et du blanc ». On le voit, même écrits dans les années 1980, ses poèmes résonnent fortement aujourd’hui, à une époque où la binarité simpliste du discours revient en force. Lin Yao-teh mêle l’infiniment petit à l’immensément grand, fait dans la concision, puise dans les mythes nordiques pour évoquer le Ragnarök sur Jupiter dans une poésie science-fictionnelle et lyrique osée, jongle avec la ponctuation… Dans ce florilège choisi et traduit par Gwennaël Gaffric, l’expression semble tellement naturelle, les poèmes visuels sont si bien rendus qu’on oublie parfois qu’on est en train de lire une traduction. D’ailleurs, le traducteur glisse, en le signalant d’un « GG, pour LYT », un poème de sa plume en hommage à celui qu’il sert, où « la neige tombe en bruit sur les pages jaunies ». Cette neige du bol en argent dans lequel se reflète l’univers, bien entendu. Dans la steppe, cette « terre onirique, objet de conquête depuis toutes les nuits et les jours du temps », sur « la vraie / route du soi » de la Route de la soie, Lin Yao-teh capture les tremblements du monde de son époque et de la nôtre, tel le poème « U235 » qui de ses « cendres de mort en suspension » brandit la guerre nucléaire de façon apotropaïque. Et dans le long poème en prose qui conclut le livre, il s’essaie aussi à ce qu’on pourrait appeler l’aphorisme triste : « Des millions et des millions d’années plus tard, des êtres métalliques situés à des années-lumière de nous se poseront enfin sur la Terre, leurs bras d’acier déterreront une Mercedes des ruines de béton, puis, grâce à leurs circuits électroniques, ils en déduiront que c’est la première forme de vie apparue sur cette planète. » C’est une voix poétique puissante, aux ailes brisées en plein vol dans la trentaine, qui nous est donnée à lire ici, et c’est un plaisir aussi intellectuel que sensuel.

Lin Yao-teh, De la neige dans un bol en argent, traduit par Gwennaël Gaffric, éditions Circé, ISBN 978-2-84242-527-2


Un poème en extrait audio :

mardi 25 mars 2025

Une photo, un poème sporadique, #35

crapaud.webp, mars 2025
Luxembourg, 25 mars 2025

[quatrain béat de la nature]

je suis le verruqueux amant inconsolable
des petits matins poisseux des rus de printemps
je migre ces jours-ci j’espère pour longtemps
de succulents moustiques s’invitent à ma table

mercredi 19 mars 2025

Sonnets de la bêtise et de la paresse

Dans « Sonnets de la bêtise », première partie en forme d’art poétique ludique, Bertrand Gaydon clame, non sans avoir passé un contrat avec qui le lit (« En signant ce qui suit, le bon lecteur s’engage / À ne tenir l’aimable auteur en aucun cas / Responsable de maux, anxiétés ou tracas, / Et renonce à briguer intérêts ou dommages »), son irrépressible singularité dans le monde moderne du vers libre : « Il faut être un peu con pour écrire un sonnet ». Ceci posé, il livre néanmoins ses recettes pour utiliser au mieux cette forme contrainte, puisqu’il ne peut s’empêcher de la pratiquer : « Le sonnet est semblable au cheese-cake aux myrtilles : / La couche supérieure en recueille le goût / Mais la matière vive est logée en dessous ». Avec aisance et malice, le poète prône la facilité, qui fait que « dans le corps du sonnet / On met n’importe quoi du moment que ça rime / Enfin pas tout à fait, mais ce n’est pas un crime ». Les seize textes, tout en contradictions et en affirmations aussi péremptoires que sournoises, posent les jalons de la deuxième partie, « Sonnets de la paresse », plus philosophique. Dans sa postface, Bertrand Gaydon explique la genèse de celle-ci par une triple paresse : celle du recours au sonnet, une « forme statique à force de contraintes » ; celle de la subordination du sens à la forme ; et enfin, celle du recours à Dante. En effet, nombre de poèmes se voient ornés de vers tirés du Purgatoire et du Paradis, soit en version originale, soit en traduction. Mais d’autres langues (espagnol, portugais, anglais, allemand, néerlandais… — la liste des péchés capitaux dans cette dernière forme un alexandrin !) viennent se mêler au français aussi, et l’auteur de préciser : « Le sonnet se prête à l’apport d’un vocabulaire étranger, parce qu’il est incompréhensible, même écrit en français. » Il est vrai que, pour se livrer, les textes demandent une deuxième, voire une troisième lecture — Bertrand Gaydon avoue ainsi que, après avoir relu certains à tête reposée, il n’était plus certain de son idée initiale. « J’aime savoir ce qu’a voulu dire l’auteur, / non pas qu’à la fumée on reconnaît le feu [Purgatorio, XXXIII] / ni que l’intellection exige cet aveu, / mais pour en ce plain champ cerner la profondeur » : la question de la signification se pose donc, avec la lectrice ou le lecteur en vigie, « en passant au régime / de la communauté réduite aux aguets » aux côtés de l’auteur. C’est à une lecture active que celui-ci nous convoque. Et si « On bâtit l’avenir de zéros et de uns, / comme de la mémoire on recueille le grain ; / on perd le droit chemin dans la forêt logique », c’est à une intelligence tout humaine, sans artificialité, qu’il est fait appel dans ce livre. « Et quoi donc à ma mort avec moi va s’éteindre ? » Les questions existentielles fusent, enchaînées par la roue libre d’une forme à la fois contraignante et légère, tandis que les rimes marquent les sonorités entêtantes de comptines élaborées. Et, toujours, « on revient sur ses pas, car tout est poésie ».

Bertrand Gaydon, Sonnets de la bêtise et de la paresse, Le Corridor bleu, ISBN 9782493214058


Deux sonnets en extrait audio :

mercredi 12 mars 2025

« les lumières / sont la nuit ». In memoriam Pierre Joris

Photo : Nicole Peyrafitte

Je m’en souviens comme si c’était hier. C’est le 18 septembre 2015 que j’ai rencontré Pierre Joris pour la première fois, à la maison Robert-Schuman, à Luxembourg. J’étais venu par curiosité, en néophyte de l’univers littéraire, assister à un événement de l’Association des amis d’Edmond Dune consacré à la traduction. La lecture de Pierre, incarnée, envoûtante, a été pour moi une véritable révélation : à la merveille du texte, on pouvait donc ainsi ajouter la performance, subjuguer le public à la fois par les mots et la présence physique ? Lambert Schlechter m’a présenté Pierre pendant le pot de l’amitié qui s’est ensuivi, et j’ai immédiatement été conquis. Non seulement par son sourire contagieux, mais aussi par la véritable empathie qu’il savait dégager de façon toute naturelle. Impossible de ne pas se sentir à l’aise avec lui. Tout en me prenant parfaitement au sérieux, moi qui n’avais en poésie écrit que deux recueils pas encore parus, il m’a prodigué des conseils de lecture tout en écoutant patiemment mes maigres réflexions littéraires.

Nous avons gardé le contact. Voilà aussi une autre caractéristique majeure de la personnalité de Pierre : sans que cela paraisse forcé, il savait maintenir les liens, et la liste impressionnante de ses amitiés littéraires prouve son don pour le contact humain. Avec lui, nous parlions de poésie, bien sûr, mais aussi de toutes les choses de la vie, de ses enfants et des miens, dans un grand pêle-mêle de mots français, puisque c’est dans cette langue que nous avons toujours communiqué oralement — même si nos courriels étaient plutôt en anglais —, conséquence de ma timidité encore en 2015 à parler sa langue maternelle, le luxembourgeois.

Mon emploi de journaliste au woxx m’a permis, pendant les années suivantes, de consacrer plusieurs articles au travail de Pierre, souvent en lien avec les performances domopoétiques conjointes avec son épouse Nicole Peyrafitte. À la nouvelle de son décès, j’ai regretté de ne plus avoir la carte de journaliste qui m’aurait permis un hommage dans la presse — mais d’autres s’en sont heureusement chargés au Luxembourg. C’est au cours d’un entretien pour un article qu’est née l’idée du livre Always the Many, Never the One, que lui et moi avons réalisé à partir de 2021. La première des huit conversations du livre a été menée en direct cet été-là lors de la fête organisée par le Centre national de littérature pour les 75 ans de Pierre. Il avait été lauréat du prix Batty-Weber en 2020, mais la période covid avait nécessité le report de la cérémonie, qui s’est donc tenue en 2021 ; il était par conséquent logique de faire d’une pierre deux coups et d’ajouter au solennel du prix la fête d’anniversaire. Nous avons continué nos sessions de travail en ligne, moi à Luxembourg, lui à New York. Plus que toute autre interaction avec Pierre, la confection de ce livre aura été un plongeon dans le grand bain de sa poétique et dans le labyrinthe de la poésie mondiale. Pendant cette période, plus que jamais, Pierre aura été un ami, un mentor, un professeur, un confident, une caisse de résonance… Toujours avec ce sourire et cet humour qui en faisaient un être humain d’exception. Nos conversations à bâtons rompus ont bien entendu été resserrées pour faire un livre cohérent, mais on y perçoit la richesse de ses intérêts et l’ancrage de son écriture dans le réel, tout le réel. La fiction l’intéressait peu ; c’est dans le quotidien qu’il puisait son inspiration, tordant les faits et les images pour en tirer des vers rythmés et souvent hypnotiques.

En 2022, le Marché de la poésie de Paris, pendant lequel j’avais souvent rencontré Pierre à partir de 2016 sur le stand luxembourgeois, a décidé de mettre à l’honneur la poésie luxembourgeoise. Pour des raisons de santé, il était impossible à Pierre de faire le déplacement. Je me suis donc chargé de traduire plusieurs poèmes et de les lire, pour le représenter. Ils ont paru plus tard dans la revue en ligne Catastrophes. Jean Portante aussi lui a rendu hommage en lisant plusieurs de ses propres traductions de poèmes. C’était une grande responsabilité. Je me souviens d’avoir passé deux heures au jardin du Luxembourg, le matin du jour de la lecture sur la scène du Marché de la poésie, à apprendre par cœur le poème qui conclura cet article maladroit, ainsi que sa traduction en français. Une expérience importante aussi pour véritablement se plonger au cœur de ses vers, pour en digérer toute la lumière, puisque ce poème parle de lumière.

Il y aurait tant à écrire encore. Pierre et moi avons bien entendu échangé régulièrement des nouvelles, après la parution d’Always the Many, Never the One. Des circonstances personnelles ont fait que n’ai pas pu, comme il était prévu, me rendre à New York pour le voir. Mais il reste toujours présent. Ce que j’ai appris de lui, c’est l’ouverture d’abord. L’ouverture à toutes les écritures, tous les styles, surtout ceux auxquels on n’est pas habitué. Il faut aller voir ailleurs pour écrire ici. D’où son appétit pour le nomadisme, tant réel que poétique. Aller voir aussi, et pratiquer, la traduction. Son engagement pour la traduction de Paul Celan en anglais est exemplaire. Mais je me souviens aussi de son insistance à rappeler que les cours d’écriture créative qu’il donnait à l’université étaient d’abord des cours de traduction. Toujours aller chercher ailleurs, hors de sa zone de confort. Je retiens aussi son engagement sur les questions écologiques et contre les dérives autoritaires gouvernementales aux États-Unis. Le pouvoir des mots, aussi. Utiliser les bons, les peaufiner, travailler, toujours. Car avec le choix de la poésie vient aussi une grande responsabilité, quelle que soit l’audience qu’on touche. Pierre avait aussi cette droiture totale qui lui faisait placer très haut le métier de poète. Parfois, on rencontre des personnes dont le départ bouleverse autant que celui des membres de sa propre famille. Tu en faisais partie. Merci, Pierre.


It is still night,
the words as yet as few
as there are lights
on the opposite shore

All shores are opposite
— but opposite what?

My eyes, no — they have to be in
my eyes for me to see,
they are opposite the night
and touch, the lights
are the night.

*

Dans la nuit calme,
les mots désormais aussi rares
que les lumières
sur la rive opposée

Toute rive est opposée
— mais opposée à quoi ?

Pas à mes yeux, non — elle doit être dans
mes yeux pour que je voie,
elle s’oppose à la nuit
et au toucher, les lumières
sont la nuit.

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