Tout commence avec l’indication « Allegro. Maestoso. » Déjà les mélomanes auront la puce à l’oreille et penseront à un accompagnement symphonique, impression qui se concrétisera sans équivoque avec le troisième mouvement du recueil, « In ruhig fliessender Bewegung » : nous sommes ici sous l’égide de Mahler, et plus précisément dans les notes de sa deuxième symphonie. Du reste, l’autrice le mentionne dans un appendice en forme de « piste cachée » à la fin ; c’est que si la poésie de Pauline Catherinot ne se livre jamais tout entière, navigant souvent entre non-dits et suggestions, le lien avec la musique du compositeur autrichien revêt une importance particulière qu’il convient de ne pas négliger. À commencer par le surnom de la partition, « Résurrection », qui met en tête des pistes d’interprétation de ce texte court et puissant. « (Et) L’enfouissement. On se cache derrière des milliers de peaux. On laisse les entrailles pourrir. On la bouffe dans les congélateurs — cette existence » : chacun des fragments en prose poétique commence par ce « (Et) » incantatoire, suivi de phrases denses, hachées, à maintes reprises brisées par une ponctuation alternant entre points définitifs et tirets suspensifs. On y saute d’une idée à l’autre, comme si la mémoire — après tout, il est bien question de fantômes — fournissait des souvenirs incomplets, qu’ils soient refoulés en raison de leur violence ou tronqués par le passage des années. « Les araignées entre — Contre — Je n’ai pas le — C’est du granite qui — Jambes tremblent. Pas de point d’ancrage. » Dans ce livre où tout vacille se trouvent matérialisées tant la difficulté à vivre avec le passé que l’influence de celui-ci sur le présent, même lorsque cela relève d’un mouvement inconscient. Pauline capture les hésitations et les cahots du cerveau avec une langue fortement orale, dont on devine qu’elle se déploierait de façon furieusement complémentaire dans une lecture intime à haute voix. Et cela même si l’« On finit par — Douter du je, douter du il, douter du verbe lui-même ». La bande sonore de résurrection de Mahler apparaît dès lors comme un support à l’errance avec les fantômes du passé, pour coûte que coûte construire, malgré la difficulté de la tâche. L’ensemble laisse aussi entrevoir un film expérimental fantasmé (c’est le cas de le dire, au vu du titre), puisque la poétesse parsème son texte de « cuts » cinématographique. L’objet poétique, entre sombreur des réminiscences et corporalité (« Ça se situe entre les côtes. Le corps qui lutte et se — On ouvre les paumes »), se lit comme en se réveillant d’un rêve à la fois stimulant et angoissant, dans cet état un peu second d’avant la conscience.

Pauline Catherinot, Et les regarder les fantômes, La Boucherie littéraire, 48 p., ISBN 9791096861538