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jeudi 22 mai 2025

Les Polders du printemps 2025

Une rubrique désormais semestrielle sur ce site ? Pourquoi pas… En tout cas, voici, après l’évocation des deux parutions Polder de l’automne dernier, celle des deux nouveautés de ce printemps.

« Je pose mon verre / et j’entre / en magie » : dès le début du recueil et le poème « Déprise », le ton est donné. Il s’agit ici, pour Élise Feltgen, de se détacher de la morne réalité du « printemps en février » pour imaginer d’un esprit joyeux et poétique un monde alternatif, où « nous hurlerons de joie pendant 28 siècles ». Lâcher prise, pour utiliser un vocabulaire à la mode ; mais la langue de la poétesse est bien plus subtile : « le moelleux du matin / amulettes quotidiennes / nos présences vacillantes contemplent avec effroi les montagnes de violence qui nous ont constituées ». S’« il n’est de poésie que quotidienne », alors celle-ci apporte l’émerveillement, se demandant avec ingénuité — car il faut de l’ingénuité pour habiter ce monde parfois malade — « par quel miracle mon pied droit est posé sur mon pied gauche ». Le corps, en effet, parcourt les textes comme support physique du poème, tandis que l’extérieur, la nature donnent du grain à moudre aux figures de style. Le regard se fait à la fois introspectif et empli d’empathie pour le vivant qui nous entoure : « je suis un corps-sirène / perméable à tous vents / sensible à l’ancolie, l’ortie et l’escargot ». Fantaisie et rêve, corps célestes et corps physique se mêlent un instant à la lecture, pour que restent à la fin « seul le vent léger, très léger / et l’odeur des pivoines ».

Élise Feltgen, La fenêtre est restée ouverte, no 205 de la collection Polder, ISBN 978-2-35082-602-8

En lecture audio, le poème « Calamités » :

 

 

 

« Fissures comme des cicatrices glisser les doigts le couteau faire tomber les strates l’enduit soufflé » : le deuxième Polder de ce printemps prend le contrepied de son confrère en s’ancrant dans la réalité. La peintre en bâtiment qu’a été Charlotte Minaud s’y livre à un récit en prose poétique de son expérience, où le blanc des murs alterne avec le noir des pensées. « Je ponce. Je pionce. Je pense. Je panse » : en phrases courtes, en phrases chocs parfois, l’autrice dissèque la vie de chantier, ses « produits qui sentent fort », « Et puis le dos toujours. Douleur sourde. Comme un point de côté », avec une lucidité qui annihile l’idéalisation. On pense au tout récent Polder 203, Chantier, d’Elsa Dauphin ; dans Murs/Fragments de chantier, cependant, c’est toute l’organisation professionnelle du travail qui écrase l’acte réjouissant de retaper sa propre maison. On trime pour les autres, avec à la clé un salaire certes, mais « Un merci. Parfois. Un bravo. Pas souvent ». « On entre dans le bâtiment comme entrer dans les ordres », mais on en sort usé, laminé, « Jusqu’à jeter nos corps moches à la benne du chantier ». Empli de poésie du corps encore — un point commun avec l’autre Polder printanier —, le recueil montre celui-ci fatigué, mais pas complètement accablé. Comme si la dignité empêchait de voir les choses en noir, peut-être parce que les murs se couvrent de blanc : « Bien poncer, c’est un métier. »

Charlotte Minaud, Murs/Fragments de chantier, no 206 de la collection Polder, ISBN 978-2-35082-603-5

En lecture audio, un court extrait :

vendredi 22 novembre 2024

Les Polders de l’automne 2024

Avec la même régularité depuis plus de deux cents numéros, les Polders (lancés par la désormais close revue Décharge de Jacques Morin) de la saison arrivent. La livraison de cet automne sera l’occasion d’évoquer les deux recueils parus dans cette collection, qui, sous la houlette de Claude Vercey, défriche sans cesse le territoire de la poésie française, offrant à des voix pas encore établies une publication papier au petit format, mais à la diffusion grande parmi les enthousiastes.

Commençons par Chantier, d’Elsa Dauphin. « Lieu ouvert à toutes les vies / dans son jus d’hommes et de bêtes / durs à la tâche », la bergerie évoquée dans le recueil est à rénover, et le « je » poétique s’y attelle dans ces textes narratifs qui plongent dans le concret. Il faut se ménager un « habitat de transition » — un mobil-home près du chantier —, se procurer les outils au magasin de bricolage en périphérie de ville, acheter les matériaux, puis se lancer dans ce chantier où il faudra supporter « le vent, le soleil, la pluie, les doigts gourds, la sueur, les lombaires douloureuses, les gerçures et les crevasses, les coups de soleil, les piqûres de guêpes, les tendinites, les tours de reins, les crampes, les courbatures, la fatigue, les sommeils trop lourds, les réveils poussifs ». « Un sac de ciment comme un enfant dans les bras », Elsa Dauphin façonne sa bergerie et ses vers dans un même mouvement qui lie le corps à la littérature : « Mes mots font mortier / entre le ciel et la terre / entre les pierres et les rêves ». On ressent la fatigue, l’épuisement, la frustration aussi de se construire un coin de bonheur aux dépens parfois des animaux autochtones, quand une chevêche « s’envole    abandonne / nous cède le terrain ». Mais où habiter ? « Nous sommes trop gras d’occident / pour envisager d’être nomades », alors haut les cœurs ! La poétesse fait son nid et ses vers, et l’on sent couler sa sueur en lisant ce petit volume… qui a de beaux volumes.

Elsa Dauphin, Chantier, no 203 de la collection Polder, ISBN 978-2-35082-582-3

En lecture audio, le poème « Les parpaings n’ont pas vocation à la douceur » :

 

 

 

L’autre polder de l’automne 2024, c’est Trouble-miettes, de Julie Cayeux. Ici, plus de « je » poétique, mais bien une « elle » dont on découvre les pensées troubles, les désirs sombres, le quotidien routinier, dans des poèmes narratifs qui s’affranchissent du réel pour propager des visions singulières : « Peut-être faudrait-il éplucher sa peau / par petits bouts / se cuire à la marmite / fondre ses remords jusqu’à devenir une soupe / acide ou trop poivrée / pourvu qu’elle soit infecte ». Il convient de se frayer un chemin parmi ces strophes qui râpent pour accompagner Trouble-miettes dans un voyage en bus vers un travail qui « veut user chaque parcelle de peau / soumettre sa pensée à des taches [l’absence d’accent circonflexe suggère un double sens quasi lovecraftien] mesquines / rouiller sa chair et creuser ses accrocs ». Bus, boulot, dodo (« elle s’endort aux aguets / la mâchoire crispée ») : certes, mais les bribes de réel sont mâtinées d’images relevant du fantastique ; la poésie démiurge se construit une quasi-dystopie : « Il semblerait qu’un vieux crétin / s’amuse à coudre sur nos chimères / des ailes de mouches ». Trouble-miettes, au fond, c’est une sorte de conte cruel où la vie de la protagoniste est disséquée dans toute son absurdité pessimiste. « Est-ce pire de s’habituer ou bien de renoncer ? » Et pourtant, toujours, une lueur d’espoir : « S’il y a des orages dans sa tête / c’est que le ciel se décide enfin / à y laver la nuit ». Et on le souhaite ardemment, tout au long des pages, en se plongeant avec un plaisir complice dans un morne quotidien sublimé de poésie.

Julie Cayeux, Trouble-miettes, no 204 de la collection Polder, ISBN 978-2-35082-583-0

En lecture audio, deux poèmes tirés du moment où la protagoniste arrive à l’abribus :