lundi 13 janvier 2025

L’Endroit aigu

Titre énigmatique que celui de ce recueil, tout juste éclairé par la quatrième de couverture, où on lit que l’endroit aigu « s’anime dans certains moments inconfortables. C’est le lieu d’irritation au creux du ventre où s’agitent la peur de la mort et les terreurs nocturnes ». Pourtant, point d’horreur ou de malaise dans les premières pages. Au contraire, « J’avais cœur frais et / sans atours », confie Pauline de Vergnette sur un rythme allant. Les déterminants qui sautent fleurent bon le trobar, d’autant que des rimes se glissent par endroits, juste ce qu’il faut pour que la sonorité happe l’attention. Très vite, cependant, « ça ferraille / dans la gorge lancer de pierres / de carnavals et de vipères ». Invention langagière sous la plume (« j’ai doudouché mes creux perdus », « je dermatille tant et si bien / qu’au bout du compte ma peau fait / des vaguelettes »), la trobairitz en puissance (« la rose la primevère / vont chanter une chanson ») fait osciller ses vers entre gorge nouée et joie enfantine. Comme si la poésie était un remède à l’inexorable avancée en âge, avec ce que cela comporte de désillusions : « j’ai plus envie de parler avec humains faire les choses / les adultes il faut faire il y a des responsabilités ». Parfois, les rimes deviennent omniprésentes, le rythme se fait comptine : « je préfère mon chat aux humains / mon chat je peux le prendre / dans le creux de ma main / il est vraiment gentil et doux / c’est un tout mignon petit bout ». Décidément, la poétesse n’a pas l’intention de grandir, se berce elle-même de ses strophes… puisqu’on n’est jamais mieux servi que par soi-même. Peut-on lui donner tort ? Avec l’énergie de « la chamade en tous états », elle affirme vouloir « rouler mulholland drive / ma vie ma vie je n’ai plus d’arme / sonne moi moi sonne sonne ma larme », et on embarque avec elle vers le pays magique d’une enfance qui se prolonge, par le truchement des mots qui se transforment en notes de musique ou images de film. Vers la fin du livre, revoilà l’endroit aigu. Pour le contrôler, nous dit la poétesse, elle « glisse un peu et tire plus bas et tente / (sans succès) / de [s]’efflorer à l’arme blanche », elle « force l’ouverture dans [son] ventre / et fourrage sans pitié ». Drôle de grand écart entre la douceur des comptines et l’angoisse qui vrille des clous qu’il faut s’arracher du corps. C’est ce qui rend ces quelque soixante pages palpitantes.

Pauline de Vergnette, L’Endroit aigu, éditions Lurlure, ISBN 979-10-95997-61-0


Extrait audio :

Une photo, un poème sporadique, #31

data.webp, septembre 2024
Luxembourg, 12 janvier 2025

crue dans la tête
la rivière rêve d’envahir le pont
droits les piliers
tressent un pompon d’hiver placide

jeudi 9 janvier 2025

Dans la ville blanche

« Je pourrais vous raconter mille choses, tout ce que j’aime et tout ce que j’aime moins, sur la Lisbonne fictive et la Lisbonne réelle, le fado et ses nuits sans fin, les peines de joie mélangées avec le souffle du cœur, les poésies qui se promènent en liberté et celles qui se font arrêter ; les touristes que je n’aime pas et ceux que j’aime ; les choses délicieuses qu’on peut manger et celles vraiment dégueulasses qu’il vaut mieux éviter, la ville que j’ai connue il y a 30 ans et ce qu’elle est devenue, les petites notations drôles et les grands récits tragiques, pourquoi j’adorerais habiter dans la ville blanche et pourquoi il vaut mieux peut-être pas, mes rêves et mes cauchemars, la rivière et l’océan, et le pont et les lumières de la nuit, Lisboa qui brille et Lisboa qui prie et Lisboa qui rit et Lisboa qui pleure, et puis tout ce qu’on s’invente comme prétexte pour être heureux… » Ainsi se confie l’auteur luso-luxembourgeois, dans le texte « Les yeux sont faits », sur sa relation à Lisbonne, qu’il a arpentée en novembre 2024 pour en tirer ce réjouissant petit livre entre album photo, récit de voyage et recueil de proses poétiques. Paulo Lobo photographe, c’est un sens du cadre sûr, une empathie qui lui permet de tirer des visages une lumière singulière — et dans la « ville blanche », cette faculté prend tout son sens —, des réflexes qui permettent de coucher sur pellicule (aussi, parce qu’il n’y a pas que le numérique dans la vie) des instants qui s’effaceront sans que le commun des mortels les voie ; Paulo Lobo auteur, c’est une plume fluide et légère, qui ne s’embarrasse pas d’afféteries, qui prolonge le regard des clichés en invoquant les mânes de la nostalgie et de la tendresse pour les frères et sœurs en humanité. En une centaine de pages, alternant textes et photographies en noir et blanc ou en couleurs, il parle de la gentrification, la montre, mais ne se terre pas dans un c’était-mieux-avant paresseux. Malgré les transformations que sa cité de cœur a subies depuis des décennies, il cherche inlassablement la beauté, ce « miracle qui peut arriver à tout le monde », dont « il ne faut pas avoir honte ». À la Cinémathèque comme dans les rues, l’écrivain photographe se fait son cinéma. Il collectionne les endroits où l’on peut encore croire au vivre-ensemble, même si la loi du plus fort, du plus riche surtout, prévaut ici comme ailleurs. Voici par exemple Cais do Ginjal, ce « non-lieu en état de délabrement qui respire encore la vie ». Et si Paulo semble se parer des atours de l’éternel optimiste, il a une bonne excuse : « C’est Lisbonne qui m’a saisi. » Et nous avec.

Paulo Lobo, Dans la ville blanche, disponible chez l’auteur, ISBN 979-8-34-758369-0

mardi 7 janvier 2025

Nouveau livre : Hraun

Que pourrait bien ressentir une forme de vie venue d’ailleurs face aux paysages quasi extraterrestres de l’Islande ? Dans ces poèmes en prose, Florent Toniello nous invite à ressentir l’étrangeté, à travers une langue mystérieuse qui offre une voix à la nature, au non-humain, et s’accorde ainsi aux photographies zen de Thomas Fleckenstein.

Comment on prononce ? Comme ça !

Hraun, Michikusa Publishing, janvier 2025, ISBN 978-99987-957-4-7


soif de brûlure, de feu translucide venu d’un ventre qui gargouille de rumination créatrice. le jet s’élève, tranche à vif le panorama morne, puissante exhibition de sève ardente. reçoit sur mon corps d’ailleurs les bienfaits d’ici, les gouttes qui s’évaporent à l’instant de mon contact.

lundi 9 décembre 2024

Une photo, un poème sporadique, #30

data.webp, septembre 2024
Luxembourg, 9 décembre 2024

tu cherches à traduire les arbres
face à l’herbe rase gorgée de gadoue fraîche
les feuilles au sol se gaussent de tes tentatives stériles
— l’histoire des cernes se trace en toi aussi
fais-toi plaisir : oublie le dictionnaire

mercredi 4 décembre 2024

La Table du poème

Premier titre de la nouvelle collection « P’tits papiers » des éditions Lurlure, La Table du poème rassemble des poèmes pour enfants de Milène Tournier illustrés par Charlotte Minaud. La poétesse y mélange textes courts, basés sur une idée forte déclinée avec tendre concision (« La tortue enlève sa carapace. / Elle est nue dehors. / La carapace, nue dedans »), et textes plus longs, narratifs, parfois philosophiques, qui permettent à la jeunesse d’entrer dans son univers d’autrice où l’émerveillement devant les petites choses du quotidien fait poésie : « Pour dix fois son visage, / Regarde le dos / De ta maman, / Une fois, longtemps. / Et pense dans ta tête des mots / Qu’elle n’entendra pas. / Il y a deux endroits dans le monde / Où personne, même les mamans, / Ne nous voit : / Quand on est dans leur dos, / Quand on est dans notre tête. » Si le vocabulaire et la syntaxe sont adaptés à un lectorat d’enfants, puisque « le langage est une maison à plusieurs pièces », le livre ne verse toutefois pas dans la simplicité. Au contraire, on ressent une véritable envie d’élever petits lecteurs et petites lectrices, de les inviter à porter un autre regard sur ce qui les entoure : « Invente, chaque matin, / Ce qui va t’arriver. » Oui, « La peur se mélange au sommeil / Et ça fait nos cauchemars », certes « Parfois nos paumes / deviennent des poings », mais ce sont avant tout la tendresse et l’enthousiasme pour la vie qui se dégagent de ce recueil. L’illustratrice semble communier en pensée avec la poétesse, tant ses dessins se fondent dans les mots, telles de petites capsules d’imaginaire enchâssées dans les strophes — et vice versa. « La poésie, / L’oiseau que ses pattes gênent, / Pour voler » : et le livre pourtant de prendre son envol, portant comme un ballon celles et ceux, enfants comme adultes, qui sauront s’agripper aux ficelles de ses vers.

Milène Tournier, La Table du poème, illustrations de Charlotte Minaud, éditions Lurlure, ISBN 979-10-95997-62-7


Extrait audio :

mardi 3 décembre 2024

Une photo, un poème sporadique, #29

data.webp, septembre 2024
Dinant, 30 novembre 2024

pas d’ombre au tableau des triomphes
la pierre triture les présomptions
marteau en main je burine
lettres vides d’idées pleines

*

pas de triomphe au tableau des ombres
les présomptions triturent la pierre
burin en main je martèle
lettres pleines d’idées vides

vendredi 29 novembre 2024

Une photo, un poème sporadique, #28

data.webp, septembre 2024
Luxembourg, 29 novembre 2024

à la claire-voie de novembre
donne de la voix — touche
de tes doigts le vent
pris qui croyait prendre

mercredi 27 novembre 2024

Anthologie subjective : Albert Gatez

Discrétion ne signifie pas absence de talent. Parmi les écrits de poètes ou poétesses qui n’ont pas souvent les honneurs de la célébration se lisent des textes de qualité, avec une patte reconnaissable ou des images puissantes. Il en va ainsi d’Albert Gatez (1927-1999), poète virtonais — mais aussi peintre et sculpteur — à qui les éditions Traversées, sises dans sa ville, ont rendu hommage en 2022 en publiant un volume de ses poèmes. En voici deux glanés parmi le livre, duquel se dégage une sensibilité extrême doublée de la lucidité de qui sait manier la politesse rigolarde du désespoir temporaire.

Albert Gatez, Poèmes, éditions Traversées, ISBN 9782931077054


Je me suis perdu, un peu bleu
Désert — l’étrange porteur de saisons —
Étranger d’être
D’être temps qui n’existe pas
D’être centre en ton automne
D’être bouche à ta source
D’être chien
Dis-moi donc que je suis beau
Que je suis étrange, que je suis orphelin.
Captive — tu résorbes à petit feu
L’illusoire vertige de notre néant
Oui, tu peux me tricoter
Un pourpoint rigolo
Il faut une tunique écarlate
Pour ma tristesse d’âne

*

Use mes souliers à dompter chagrin
À déboursoufler bedaine
À vendre ma peau misère
Aux tronches de bouc écarlates
Aux chasseurs, mal empaillée
À l’épicier triple dose
Vend du pousse-au-crime
À crédit et du bœuf minute
Non, non, mes seigneurs
Ne m’aurez pas la bouche pleine
La dent creuse souillée
Même
Avec des caleçons longs, longs
Comme les gendarmes
À marée basse, bilboquet
Un doigt dans le cul
Et l’autre nulle part.

lundi 25 novembre 2024

Une photo, un poème sporadique, #27

data.webp, septembre 2024
Bláa Lónið (Blue Lagoon), 22 juillet 2023

[à la faveur d’une nouvelle éruption]

croque-lave se joue des étangs photogéniques
défie les fières structures du plaisir bleu
emporte la fée électricité vers un dépotoir de mer

dans les ravages se cache un Barjavel rigolard
tremper dans la glaise : une ambition sine die
comme la paix qui remue sous les oripeaux des discours

vendredi 22 novembre 2024

Les Polders de l’automne 2024

Avec la même régularité depuis plus de deux cents numéros, les Polders (lancés par la désormais close revue Décharge de Jacques Morin) de la saison arrivent. La livraison de cet automne sera l’occasion d’évoquer les deux recueils parus dans cette collection, qui, sous la houlette de Claude Vercey, défriche sans cesse le territoire de la poésie française, offrant à des voix pas encore établies une publication papier au petit format, mais à la diffusion grande parmi les enthousiastes.

Commençons par Chantier, d’Elsa Dauphin. « Lieu ouvert à toutes les vies / dans son jus d’hommes et de bêtes / durs à la tâche », la bergerie évoquée dans le recueil est à rénover, et le « je » poétique s’y attelle dans ces textes narratifs qui plongent dans le concret. Il faut se ménager un « habitat de transition » — un mobil-home près du chantier —, se procurer les outils au magasin de bricolage en périphérie de ville, acheter les matériaux, puis se lancer dans ce chantier où il faudra supporter « le vent, le soleil, la pluie, les doigts gourds, la sueur, les lombaires douloureuses, les gerçures et les crevasses, les coups de soleil, les piqûres de guêpes, les tendinites, les tours de reins, les crampes, les courbatures, la fatigue, les sommeils trop lourds, les réveils poussifs ». « Un sac de ciment comme un enfant dans les bras », Elsa Dauphin façonne sa bergerie et ses vers dans un même mouvement qui lie le corps à la littérature : « Mes mots font mortier / entre le ciel et la terre / entre les pierres et les rêves ». On ressent la fatigue, l’épuisement, la frustration aussi de se construire un coin de bonheur aux dépens parfois des animaux autochtones, quand une chevêche « s’envole    abandonne / nous cède le terrain ». Mais où habiter ? « Nous sommes trop gras d’occident / pour envisager d’être nomades », alors haut les cœurs ! La poétesse fait son nid et ses vers, et l’on sent couler sa sueur en lisant ce petit volume… qui a de beaux volumes.

Elsa Dauphin, Chantier, no 203 de la collection Polder, ISBN 978-2-35082-582-3

En lecture audio, le poème « Les parpaings n’ont pas vocation à la douceur » :

 

 

 

L’autre polder de l’automne 2024, c’est Trouble-miettes, de Julie Cayeux. Ici, plus de « je » poétique, mais bien une « elle » dont on découvre les pensées troubles, les désirs sombres, le quotidien routinier, dans des poèmes narratifs qui s’affranchissent du réel pour propager des visions singulières : « Peut-être faudrait-il éplucher sa peau / par petits bouts / se cuire à la marmite / fondre ses remords jusqu’à devenir une soupe / acide ou trop poivrée / pourvu qu’elle soit infecte ». Il convient de se frayer un chemin parmi ces strophes qui râpent pour accompagner Trouble-miettes dans un voyage en bus vers un travail qui « veut user chaque parcelle de peau / soumettre sa pensée à des taches [l’absence d’accent circonflexe suggère un double sens quasi lovecraftien] mesquines / rouiller sa chair et creuser ses accrocs ». Bus, boulot, dodo (« elle s’endort aux aguets / la mâchoire crispée ») : certes, mais les bribes de réel sont mâtinées d’images relevant du fantastique ; la poésie démiurge se construit une quasi-dystopie : « Il semblerait qu’un vieux crétin / s’amuse à coudre sur nos chimères / des ailes de mouches ». Trouble-miettes, au fond, c’est une sorte de conte cruel où la vie de la protagoniste est disséquée dans toute son absurdité pessimiste. « Est-ce pire de s’habituer ou bien de renoncer ? » Et pourtant, toujours, une lueur d’espoir : « S’il y a des orages dans sa tête / c’est que le ciel se décide enfin / à y laver la nuit ». Et on le souhaite ardemment, tout au long des pages, en se plongeant avec un plaisir complice dans un morne quotidien sublimé de poésie.

Julie Cayeux, Trouble-miettes, no 204 de la collection Polder, ISBN 978-2-35082-583-0

En lecture audio, deux poèmes tirés du moment où la protagoniste arrive à l’abribus :

mercredi 20 novembre 2024

Ouvert

Du « Rimbaud slovène », mort en 1926 à 22 ans des suites d’une méningite, fort productif de son vivant mais publié plus tard, je connaissais vaguement le nom sans avoir lu sa poésie. Jusqu’à ce que son compatriote Angel Arh m’offre il y a peu ce petit volume à l’élégante mise en pages en noir et blanc, comprenant non seulement des poèmes, mais aussi des extraits de lettres ou de carnets. Cette plongée en à peine plus d’une centaine de pages dans l’univers de Kosovel révèle toute l’impétuosité de sa jeunesse (« C’est bon d’être jeune et fort, / et dans l’âme et le cœur beaucoup d’erreurs »), mais également la maturité précoce de ses réflexions sur la vie, l’humanité ou l’art, parcourues d’une rébellion puisée dans l’époque troublée de sa courte vie : « Il faut révolter l’homme jusqu’au tréfonds, jusqu’aux couches les plus profondes de son âme. » L’approche quasi philosophique du poète qui transparaît dans les pensées n’est cependant pas un carcan, puisqu’il sait faire son miel de choses on ne peut plus concrètes : « Une bouteille dans un coin / en dit plus / qu’un recueil de rimes creuses. » Habillant la réalité d’un « petit manteau / de mots », il peut tout aussi bien exercer l’humour en évoquant une barrique de harengs que proclamer haut et fort sa « foi en l’humanité. Pour moi, c’est un mot sacré ». Le choix des textes (par Mateja Kralj) reflète l’ébullition d’idées permanente de l’auteur, offrant à lire des vers virtuoses et des images fortes : « Quand l’alcool se met à bouillir dans ma tête / et que le cœur s’ouvre comme une campanule, / j’agite mollement le voile / devant mes rêves. » Contemplatif aussi à ses heures, Kosovel chante sa région calcaire natale avec douceur et lyrisme : « Le clair de lune se pose sur les chemins du Karst, / sur les champs déchirés, les genévriers entre les rochers, / mon âme inquiète sanglote, / blessée comme par le tranchant de la rosée. » Plutôt qu’un grand écart de thèmes et de styles, c’est à une formidable unité d’énergie éclectique à la fois cérébrale et concrète qu’invite ce volume. Par-delà la mort tragique et survenue trop tôt… mais les poètes ne disparaissent jamais pour de vrai, non ? « Oh, mais la mort n’existe pas, n’existe pas ! / Tu tombes seulement, tu tombes seulement, / tu tombes, tu tombes / dans un abîme de bleu infini. »

Srečko Kosovel, Ouvert. Pensées et poèmes choisis, traduit par Zdenka Štimac, Éditions franco-slovènes, ISBN 978-2-9564657-5-1


Extrait audio, le poème « Un réverbère sur le bord du chemin » :

mardi 5 novembre 2024

Le Tutoiement des morts

« Il avait les attaches et les jambes fines comme celles d’une femme, les yeux d’un rêve bleu sombre, vingt mille lieues sous la mer, un nez à ne rien perdre des odeurs de ce monde, d’épaisses moustaches claires et une joie que l’appétit gonflait souvent, appétit pour le vent, la vérité, les viandes et les histoires. » Ainsi se voit décrire le père du narrateur du Tutoiement des morts, père à qui se consacre ce roman aux forts accents de prose poétique (ce qui justifie son apparition dans cette rubrique vouée quasi exclusivement à la poésie). C’est que l’auteur, Alexandre Billon, est poète, et ça se sent. Le récit fourmille en effet d’images, d’entrechocs entre mots… mais de réflexions philosophiques aussi — notamment cette constante interrogation sur comment penser sa propre inexistence, comme si le narrateur cherchait confirmation auprès des grands philosophes que sa vie avec son père a eu une signification, un sens. Se dessine au fil des pages le portrait attendri d’un géniteur fantasque, d’un médecin en psychiatrie génial (il sera chef de clinique « dans le même hôpital qu’Artaud ») rattrapé par les symptômes de ses patients, d’un inventeur frustré, d’un consommateur de drogues impénitent, d’un funambule de l’existence, d’un père aux mille visages en somme, « humain comme une réclame pour la mortalité », parti bien trop tôt. Le fait que le narrateur se prénomme Alexandre, comme l’auteur, ajoute à l’émotion que suscite la lecture : impossible de ne pas pressentir une part de vécu dans ces pages parfois légères, parfois poignantes, qui brassent la psychologie tant d’un enfant tout jeune que d’un adulte qui se lance dans les études et dans la vie hors du cocon familial. Drôle de cocon, toutefois, avec son divorce, ses galères de logement prises à la rigolade : « On rêvait. On était des étrangers : fatigués, mycosés, sans chez-soi, mais dans ce vieux débarras déguisé en chambre, à faire et à refaire, cahin-caha, le branlant Univers, on était assez bien. » En plus de sa langue virevoltante, se dégage du Tutoiement de morts une énergie communicative, une volonté de garder en mémoire les moments les plus agréables d’une relation complexe. Pas de sensiblerie, non, mais la véritable quête d’un passé qui constituerait le meilleur garant d’un avenir sans trop d’anicroches. Alexandre, devenu père, ne renonce pas aux enseignements que prodiguent les gosses : « Ils font de la micrométaphysique gaiement — en jouant aux patins à roulettes — sans y penser — et mieux que les grands malins. » Hymne au père et roman poétique d’apprentissage philosophique, le livre conserve en toutes circonstances son sourire doux, comme une cuillerée de miel versée dans le grog des souvenirs.

Alexandre Billon, Le Tutoiement des morts, éditions de l’Arbre vengeur, ISBN 978-2-37941-399-5

lundi 4 novembre 2024

Sur les traces de Sintra

Pour Muriel Carminati, Sintra restera à jamais « ce pur trésor / la mémoire du bonheur ». Aussi entreprend-elle de dépeindre en vers ses sensations, ses sentiments, ses pensées lors de son parcours dans cette ville, vers qu’elle fait précéder d’un haïku de Sōseki. Introduction pertinente au projet, puisque la poétesse utilise souvent un schéma mêlant, à l’instar de son exergue, une description naturaliste à un glissement de celle-ci vers une réflexion, une rêverie, voire un épisode historique fantasmé. « Ville vieille / carte postale en trois dimensions / rues aux pavés astiqués / réverbères rétro » est ainsi le prélude à une interrogation existentielle : « pour qui    pour quoi / je ne croise que des touristes s’obstinant à lire leurs textos ». Les touristes téléphones en prendront d’ailleurs pour leur grade tout au long du livre, avec plus loin, par exemple, ces « tourelles hollywoodiennes / coursives à créneaux de fantaisie / assaillies par tous ceux qu’obsèdent les selfies ». À la course aux pixels de masse, Muriel oppose son éthique touristique du pas de côté… le regard de la poétesse, tout simplement. Elle redéfinit la silhouette du Palais national : « ces deux mitres ce sont / deux chapelles fantaisistes / non / des derviches tourneurs alors / non pas / des astrologues aux chapeaux pointus peut-être / non plus / c’est le lieu où se concoctaient d’éblouissants festins / et subséquemment s’activaient de belle manière / toute une armée de petits / mitrons // trop mignon ! » Le ton joueur, le vocabulaire et la rime finale rappellent que l’autrice écrit aussi pour les enfants ; le regard de poétesse est-il donc un regard d’enfant ? Pourquoi pas : les anecdotes historiques (peut-être glanées dans un guide de voyage ou sur un panonceau explicatif) sont de nature à intéresser petits et grands. Et puis, parfois, Muriel use de la magie de la poésie pour accorder en prosopopée la parole à ces vieilles pierres si reluquées et commentées qu’elles doivent bien finir par vouloir s’exprimer ; ainsi en est-il du château de Regaleira, que « des touristes [ont] traité à l’instant de / lieu triste voire sinistre / le comparant à son débonnaire rival de la Pena » : « comparaison n’est pas raison / grince-t-il indigné ». Tout comme, dans une fontaine enchanteresse à l’écart des chemins battus, un satyre lance à la poétesse : « revenez quand vous voulez ma petite / vous êtes chez vous ! » Ce recueil devient dès lors celui d’une touriste éclairée, adoptée par la ville qu’elle célèbre.

Muriel Carminati, Sur les traces de Sintra, éditions Traversées, ISBN 978-2-931077-11-5


Extrait audio, le poème « Leurre » :

mardi 29 octobre 2024

Berlin en photos et poèmes sans filtre, #59

petit lever dans la grande ville
les chassies réclament frottements des yeux
il fait encore flou brume
que dire qui n’ait pas encore été écrit ?

d’abord que la lumière est prête
à la longue succion des iris
que l’air fume de pétrichor
même aux narines désabusées

s’il faut abuser alors abusons
des dernières particules de strophes qui tournoient
dans le matin qui se précise

dans le départ qui se trame
se trouvent tous les commencements
de toutes les fins

de tou-
tes les
fins

Berlin en photos et poèmes sans filtre, #58

la monnaie du pape
nargue le tapis de feuilles
de ses patenôtres

lundi 28 octobre 2024

Berlin en photos et poèmes sans filtre, #57

radieuses couleurs
avenir en teintes flamboyantes
soumettez-vous à l’ardeur des coloris
embrassez le changement qui étincelle
seuls les tessons coupent
collée de glu fraternelle
la marqueterie du progrès
ouvre la lumière vers
la génération de fières épopées

dimanche 27 octobre 2024

Berlin en photos et poèmes sans filtre, #56

bang écho clang & bling
la ville sonne creux
entre croa corneille
& chip chip du moineau
le son bat les oreilles
en succursale auto
confiée aux métalleux

samedi 26 octobre 2024

Berlin en photos et poèmes sans filtre, #55

pions de lumière vague
sous tes yeux raides
nous vaquons à nos tâches d’ombre
sous ton port dédaigneux
nous souillons les voies rectilignes
de ta pensée olympienne

vendredi 25 octobre 2024

Berlin en photos et poèmes sans filtre, #54

comme un air de départ
les rayons filent au ras
tu les attrapes & les mets
dans un panier percé
pour semer des graines de lucioles
avant la saison mauvaise

jeudi 24 octobre 2024

Berlin en photos et poèmes sans filtre, #53

[le sonnet plus ou moins classique de la semaine, sans diérèses]

moteur action ça tourne fort dans les néons
les pixels les filaments de vive lumière
obscurité tiens-toi sinon tu prendras cher
pour avoir voulu entretenir illusions

je marche dans les avenues éclairées à
l’électricité verte d’électrons gentils
de barrages purs luit lumière des habits
dans les reflets se mire le clair de mon moi

las le clair de la lune est sous des feux puissants
relégué aux calendes grecques ou à tan-
tôt si tant est que tantôt un beau jour survient

je presse le pas dans la pluie de rayons co-
lorés d’ondes vertes orangées indigo
peu me chaut d’ailleurs puisque je suis daltonien

mercredi 23 octobre 2024

Berlin en photos et poèmes sans filtre, #52

je gis m’enfonce dans le sol gras
nul ne me tend la main
face au soleil
je caresse de mon regard
ce bel horizon qui me promet salut

mardi 22 octobre 2024

Berlin en photos et poèmes sans filtre, #51

allez tords le fer des ères passées
renverse les autels de pierre gravés de reliefs biscornus
glisse sur l’onde vers des embouchures à la vase féconde
l’époque a un goût implacable d’apocalypse
aux nuages emplis de particules râpeuses
tu tiens dans tes poings la sagesse des arcadies à venir

lundi 21 octobre 2024

Berlin en photos et poèmes sans filtre, #50

cessez statues de surseoir
soignez cette paresse et immiscez-
vous dans nos vies si salubres
pour caresser de vos statures topless
les vicissitudes qui nous asservissent
les cabossures de nos existences
assaillies de sollicitations

Intiment

L’écriture de Marina Skalova, ici, se fait cri. Cri de protestation, de rage, de fureur devant la violence structurelle envers les femmes dans une société faite en majorité par et pour les hommes. Quel angle nouveau apporte la poétesse sur un thème qui, désormais et tant mieux, fait beaucoup littérature ? La poésie, justement. Une poésie narrative que nourrit son rythme : les vers sont autant de phrases scandées qui piquent, brûlent, blessent autant que peuvent blesser les hommes par manque de considération, ignorance, mais aussi par désir d’assurer leur domination. Une poésie de l’arroseur arrosé, donc, dans un océan où peu remettent en cause une société patriarcale toute-puissante. Poésie du souvenir aussi, avec l’amour d’enfance « souvent délicat et ridicule / il avait lieu sous des herbes hautes, l’été / dans la campagne autour des datchas ». C’est que l’autrice veut aussi mettre au jour, pour partir d’un cas concret et atteindre l’universel, la violence larvée qui surgit de la langue russe, dès le plus jeune âge ; elle cite par conséquent des phrases issues de ce que l’on pourrait nommer ironiquement la sagesse populaire et va même jusqu’à fournir, dans une mise en pages très réussie qui en entoure sa poésie, des extraits d’un manuel russe des années 1920 consacré à la vie sexuelle et conjugale. « Les hommes inspiraient la crainte / surtout ne pas les froisser / ne pas les offenser » : puis on remonte le fil du temps de l’enfance pour une première violence sexuelle dans un train : « Il a la main sur ta cuisse / il caresse son jean / au-dessous de sa braguette / il tient quelque chose / il fait des mouvements / au bord de sa cuisse ». Il y en aura d’autres… Viennent ensuite les consultations gynécologiques : « Les hommes envoient des sondes / dans le ventre des femmes / et dans l’espace. » L’accouchement, ses suites, l’indifférence complice du personnel, l’arrachement à la mère de l’enfant pour des vérifications médicales standardisées sans empathie, tout est crûment décrit, balancé sur la page sans ménagement. Et vous, « si on vous coupait un bout de bite, / vous seriez d’accord pour avoir des enfants » ? Intiment, dans le titre, c’est bien le verbe intimer conjugué à la troisième personne du pluriel, on l’apprend dès la première page. Le double sens qui convoque l’intimité est patent, et l’ardeur de cette écriture a pour elle sa concision et sa sidérante vitalité. Entre l’abattement et la colère, la poétesse choisit le cri.

Marina Skalova, Intiment, éditions des Lisières, ISBN 979-10-96274-39-0

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