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lundi 9 septembre 2024

Le Bracelet de jade

Nous sommes au xviie siècle, en Chine. La jeune Chen, en voyage avec son père – un lettré qui a exercé de hautes fonctions –, s’égare dans une foire et se voit remettre par un mystérieux boutiquier un bracelet de jade. Celui-ci va bientôt la fasciner, au point qu’elle en fera des rêves déroutants. Ce sont les conversations avec son père qui lui permettront de percer le secret du bijou, lequel lui ouvrira des portes insoupçonnées sur la compréhension du monde dans lequel elle vit. Un monde marqué par les turbulences des luttes de pouvoir, et dont elle est miraculeusement protégée par le travail que son géniteur accomplit pour façonner son jardin.

Si j’ai voulu lire cette longue nouvelle ou novella, c’est d’abord à cause de l’intérêt que je porte au travail de passeur de Gwennaël Gaffric : nombreuses sont les traductions de livres relevant de l’imaginaire depuis l’anglais, beaucoup moins celles depuis le chinois (ou même de langues européennes, par exemple l’italien ou l’allemand, dans lesquelles s’écrivent pourtant de très bonnes choses si l’on peut les lire en VO) ; ce traducteur lyonnais déniche toujours des textes originaux et passionnants. C’est aussi un plaisir de s’éloigner un peu des recettes du creative writing à l’américaine, ce qui, dans Le Bracelet de jade, est pleinement le cas. L’autrice, qui vit à New York et exerce comme programmeuse, mélange la tradition chinoise des jardins et les théories de l’espace-temps, servant un récit où le style quasi bucolique se marie avec le fameux sens de l’émerveillement propre à la science-fiction. Sans compter, bien sûr, l’arrière-plan politique sur les frictions entre dynasties impériales.

Grâce à une introduction fort utile, on apprend à dénicher dans le texte les citations et concepts utilisés, pour se prendre dans un récit dont la concision n’a d’égale que la richesse intérieure en forme de ruban de Möbius : « L’espace peut se déployer et se courber à volonté, et les mondes peuvent se contenir les uns les autres. » Même sans connaître le chinois, on ne peut qu’apprécier le travail minutieux de Gwennaël, qui en français propose un style coulant, fluide, telle l’eau qui s’écoule dans le jardin, gardant pourtant en ligne de mire les imposantes montagnes qui l’entourent. On serait d’ailleurs tenté de dire, pour citer Mu Ming dans un contexte différent, que ce style, pilier de l’ouvrage, est « aussi doux et inébranlable que le jade ».

Mu Ming, Le Bracelet de jade, traduit par Gwennaël Gaffric, éditions Argyll, ISBN 978-2-494665-34-7

lundi 7 novembre 2022

L'Île de Silicium

« De nos jours […], les riches changent de membres aussi facilement que de téléphone. Les prothèses hors d’usage sont envoyées ici, certaines n’ont même pas été stérilisées et contiennent encore du sang ou des fluides corporels, ce qui, vous l’imaginez, présente de grands risques en matière de gestion sanitaire. » Ici, c’est au large des côtes chinoises du Guangdong, sur l’île de Silicium, sorte de paradis du recyclage des déchets — occidentaux surtout — tenu par des familles rivales qui exploitent les « déchetiers ». Ceux-ci sont des migrants intérieurs chinois qui viennent y trouver du travail… mais aussi des conditions de vie peu enviables. De surcroît, à l’ère du tout-connecté, l’endroit a été décrété par les autorités centrales « zone à débit restreint », à la suite d’une sanction administrative. Exit donc la réalité augmentée omniprésente ailleurs. S’en est ensuivi un exode de la population locale, remplacée dès lors par des migrants d’autres provinces : « À une époque où la vitesse de l’information déterminait tout, un débit limité signifiait une absence de valeur, d’opportunité et d’avenir. » Si le monde décrit par Chen Qiufan est imaginaire — quoiqu’inspiré de sa propre origine —, il est très marqué par la méfiance envers l’autre lorsqu’il ne vient pas du même endroit, la migration économique forcée ainsi que la pulsion d’exploitation des pauvres par les riches. Autant dire qu’on n’a pas de mal à s’y insérer par la lecture tant l’anticipation y paraît crédible.

Tout du moins au début, lorsque débarque Scott Brandle. L’Américain est mandaté par la société Wealth Recycle pour négocier un contrat avec les recycleurs industriels. Mais ce « tueur à gages économique » a également une autre mission en tête, qu’on va découvrir au fil des pages. Quant à son interprète Dang Kai-zong, installé aux États-Unis mais originaire de l’île, il va se replonger dans ce lieu un peu oublié depuis son exil américain et y subir aussi un choc culturel, lui qui a, comme lui lancera un patriarche de sa lignée, « bu l’encre de l’Occident ». Il va même tomber amoureux d’une jeune migrante, Xiaomi, et l’arracher des griffes d’une famille concurrente de la sienne. Ce qui conduira en plus à faire de la jeune femme, après une scène de torture qui se retourne contre ses bourreaux, une humaine augmentée bientôt au cœur des préoccupations de l’ensemble des personnages du roman, pour des raisons diverses. L’anticipation devient à ce moment moins réaliste, mais pas moins intéressante, avec des morceaux de bravoure décrivant l’omniscience de Xiaomi et sa connexion à tout ce qui est connectable.

Chen Qiufan rend parfaitement l’atmosphère de ce lieu où se rencontrent les rebuts du monde riche et les ambitions démesurées de familles ou politiciens opportunistes. Il y ajoute des détails immersifs, comme ce culte du cargo chez les déchetiers immigrés, avec « une forme relativement primitive d’animalisme. Ils priaient le vent, la mer, la terre ou bien les fourneaux. Ils espéraient que les déchets des conteneurs expédiés depuis des rives lointaines soient remplis de trésors, faciles à traiter et non toxiques, et ils se repentaient même lorsqu’il leur arrivait de démonter des corps humains artificiels ». La poésie de son langage, rendue par la traduction minutieuse de Gwennaël Gaffric — qui n’hésite pas à insérer en notes, voire dans le texte, les précisions nécessaires à la compréhension de la polysémie chinoise —, se fait rêveuse souvent et crue par moments. De plus, la construction du roman, par augmentation progressive des curseurs de l’action et des tenants et aboutissants d’un complot mondial, est habilement troussée pour se terminer par un finale haletant lorsque le typhon Wutip se déchaîne sur l’île.

Peut-être pourra-t-on moins apprécier la propension de Chen Qiufan à ancrer avec une apparente insistance son récit dans la science actuelle, pour que l’on sente bien cette époque proche de nous : de nombreux détails de traitement du signal (la transformation de Fourier !), les liaisons VSAT, des précisions liées à la biologie… on a parfois l’impression que l’auteur cherche une certaine « hard science » légèrement ostentatoire, alors que les augmentations humaines dont il se fait l’écho dès la mi-roman requièrent une bonne dose de suspension d’incrédulité (qu’il parvient cependant à distiller). Mais lire un point de vue non occidental, qui est loin d’être caricatural en l’occurrence, est un sacré bol d’air dans une science-fiction dominée en France par les auteurs et autrices du cru ou anglo-saxons — un peu moins de prééminence occidentale ne fait pas de mal, après tout. Avec son récit bien mené et ses personnages ballottés entre deux cultures, deux allégeances ou deux esprits dans un même corps, L’Île de Silicium représente sans conteste une lecture stimulante, qui amorce avec force une réflexion sur le devenir tant biologique qu’environnemental de l’humanité.

Chen Qiufan, L’Île de Silicium, traduit par Gwennaël Gaffric, Rivages Imaginaire, ISBN 978-2-7436-5784-0