« Je suis écrivain, donc, mes outils ont servi à comptabiliser les esclaves, à soumettre les populations, à confisquer les communs au profit d’un petit groupe de nantis qui avaient pour eux la maîtrise de l’écriture et l’usage des forces de police. » Loin d’une idéalisation béate, Éric Pessan cherche ici, dans un style qui s’apparente souvent à la réflexion à haute voix, à comprendre ce qu’est la culture et pourquoi elle est si importante — tout le monde s’accorde à le dire, mais les bonnes intentions sont-elles toujours suivies d’effets concrets ? —, sans pour autant gommer les aspects polémiques. Le titre, d’ailleurs, fait référence à une phrase (« Le texte est le coyote ») lâchée par une personne que l’on pourrait qualifier d’initiée, sans contexte, sans explication, lors d’une soirée en librairie. L’écrivain avait la référence (il s’agit d’une performance de Joseph Beuys), mais sait aussi que tout le monde ne l’avait pas pendant la soirée. Il en va ainsi d’une certaine culture : avouer son ignorance ne se fait pas. Page après page, Pessan plaide, convoquant moult exemples d’ateliers d’écriture qu’il a animés ou de rencontres faites lors d’une résidence dans la région de Montbéliard, pour une culture inclusive et diverse. Celle-ci comprendrait aussi bien les pulps de science-fiction que Madame de La Fayette, Bach que Céline Dion, les films grand public que les productions pointues… sans pourtant que ce soit une sinécure : « On ne devrait jamais dire que lire ou aller au musée ou écouter une symphonie est facile. C’est un grand mensonge. La culture demande des efforts. Le problème n’est pas là. Le problème est : pourquoi valorise-t-on l’effort sportif et non l’effort culturel ? » (On pourrait remarquer que l’effort fourni pour écouter une chanson de Taylor Swift ne peut se comparer en intensité à celui nécessaire à comprendre et à apprécier une fugue de Bach, mais là n’est justement pas le propos.) La clé, répète-t-il, est l’éducation. Prenant son exemple personnel, il montre que quelqu’un qui n’était pas destiné par son milieu familial à être écrivain à plein temps a pu le devenir grâce au soutien de profs ou de personnes de bon conseil, dans l’ouverture et la tolérance. Même s’il est difficile de vivre du métier d’écrivain, il ne le cache pas, pointant les inégalités flagrantes dans toute la chaîne du livre. En ces temps incertains, de repli souvent, de mépris parfois, il fait cependant montre de solidarité, d’optimisme, d’allant. Quiconque participe de près ou de loin à la création de culture devrait lire ce petit livre plein de sagesse, parfois d’amertume, mais rarement de pessimisme quand on a choisi l’action. « Tout comme il est de plus en plus admis que la diminution de la biodiversité est une catastrophe, j’aimerais une défense massive de la culturodiversité. Il n’y aura jamais trop de livres, de spectacles, d’artistes ou de concerts, puisque la réduction s’opère toujours dans les marges ; elle élimine les plus faibles, les formes de création minoritaires, les expérimentations, les recherches les plus aventureuses. Une coupe ici, une entaille là et peu à peu seuls les plus forts survivront, ceux qui s’adressent au plus grand nombre, ceux qui font les meilleures ventes, les plus grandes recettes, les billetteries les plus rentables. Et ceux-là ne sont pas ceux qui innovent, inventent, font des pas de côté. » Il faut continuer à écrire et lire des livres, de tous genres, des pièces, toutes les pièces, écrire et voir des films, tous les films, concevoir et voir des expositions, de toutes les époques, et surtout refuser les coupes budgétaires qui nivellent par le bas.
Éric Pessan, Théorie du coyote, éditions La clé à molette, ISBN 979-10-91189-35-4