Une rubrique désormais semestrielle sur ce site ? Pourquoi pas… En tout cas, voici, après l’évocation des deux parutions Polder de l’automne dernier, celle des deux nouveautés de ce printemps.

« Je pose mon verre / et j’entre / en magie » : dès le début du recueil et le poème « Déprise », le ton est donné. Il s’agit ici, pour Élise Feltgen, de se détacher de la morne réalité du « printemps en février » pour imaginer d’un esprit joyeux et poétique un monde alternatif, où « nous hurlerons de joie pendant 28 siècles ». Lâcher prise, pour utiliser un vocabulaire à la mode ; mais la langue de la poétesse est bien plus subtile : « le moelleux du matin / amulettes quotidiennes / nos présences vacillantes contemplent avec effroi les montagnes de violence qui nous ont constituées ». S’« il n’est de poésie que quotidienne », alors celle-ci apporte l’émerveillement, se demandant avec ingénuité — car il faut de l’ingénuité pour habiter ce monde parfois malade — « par quel miracle mon pied droit est posé sur mon pied gauche ». Le corps, en effet, parcourt les textes comme support physique du poème, tandis que l’extérieur, la nature donnent du grain à moudre aux figures de style. Le regard se fait à la fois introspectif et empli d’empathie pour le vivant qui nous entoure : « je suis un corps-sirène / perméable à tous vents / sensible à l’ancolie, l’ortie et l’escargot ». Fantaisie et rêve, corps célestes et corps physique se mêlent un instant à la lecture, pour que restent à la fin « seul le vent léger, très léger / et l’odeur des pivoines ».

Élise Feltgen, La fenêtre est restée ouverte, no 205 de la collection Polder, ISBN 978-2-35082-602-8

En lecture audio, le poème « Calamités » :

 

 

 

« Fissures comme des cicatrices glisser les doigts le couteau faire tomber les strates l’enduit soufflé » : le deuxième Polder de ce printemps prend le contrepied de son confrère en s’ancrant dans la réalité. La peintre en bâtiment qu’a été Charlotte Minaud s’y livre à un récit en prose poétique de son expérience, où le blanc des murs alterne avec le noir des pensées. « Je ponce. Je pionce. Je pense. Je panse » : en phrases courtes, en phrases chocs parfois, l’autrice dissèque la vie de chantier, ses « produits qui sentent fort », « Et puis le dos toujours. Douleur sourde. Comme un point de côté », avec une lucidité qui annihile l’idéalisation. On pense au tout récent Polder 203, Chantier, d’Elsa Dauphin ; dans Murs/Fragments de chantier, cependant, c’est toute l’organisation professionnelle du travail qui écrase l’acte réjouissant de retaper sa propre maison. On trime pour les autres, avec à la clé un salaire certes, mais « Un merci. Parfois. Un bravo. Pas souvent ». « On entre dans le bâtiment comme entrer dans les ordres », mais on en sort usé, laminé, « Jusqu’à jeter nos corps moches à la benne du chantier ». Empli de poésie du corps encore — un point commun avec l’autre Polder printanier —, le recueil montre celui-ci fatigué, mais pas complètement accablé. Comme si la dignité empêchait de voir les choses en noir, peut-être parce que les murs se couvrent de blanc : « Bien poncer, c’est un métier. »

Charlotte Minaud, Murs/Fragments de chantier, no 206 de la collection Polder, ISBN 978-2-35082-603-5

En lecture audio, un court extrait :