« Il avait les attaches et les jambes fines comme celles d’une femme, les yeux d’un rêve bleu sombre, vingt mille lieues sous la mer, un nez à ne rien perdre des odeurs de ce monde, d’épaisses moustaches claires et une joie que l’appétit gonflait souvent, appétit pour le vent, la vérité, les viandes et les histoires. » Ainsi se voit décrire le père du narrateur du Tutoiement des morts, père à qui se consacre ce roman aux forts accents de prose poétique (ce qui justifie son apparition dans cette rubrique vouée quasi exclusivement à la poésie). C’est que l’auteur, Alexandre Billon, est poète, et ça se sent. Le récit fourmille en effet d’images, d’entrechocs entre mots… mais de réflexions philosophiques aussi — notamment cette constante interrogation sur comment penser sa propre inexistence, comme si le narrateur cherchait confirmation auprès des grands philosophes que sa vie avec son père a eu une signification, un sens. Se dessine au fil des pages le portrait attendri d’un géniteur fantasque, d’un médecin en psychiatrie génial (il sera chef de clinique « dans le même hôpital qu’Artaud ») rattrapé par les symptômes de ses patients, d’un inventeur frustré, d’un consommateur de drogues impénitent, d’un funambule de l’existence, d’un père aux mille visages en somme, « humain comme une réclame pour la mortalité », parti bien trop tôt. Le fait que le narrateur se prénomme Alexandre, comme l’auteur, ajoute à l’émotion que suscite la lecture : impossible de ne pas pressentir une part de vécu dans ces pages parfois légères, parfois poignantes, qui brassent la psychologie tant d’un enfant tout jeune que d’un adulte qui se lance dans les études et dans la vie hors du cocon familial. Drôle de cocon, toutefois, avec son divorce, ses galères de logement prises à la rigolade : « On rêvait. On était des étrangers : fatigués, mycosés, sans chez-soi, mais dans ce vieux débarras déguisé en chambre, à faire et à refaire, cahin-caha, le branlant Univers, on était assez bien. » En plus de sa langue virevoltante, se dégage du Tutoiement de morts une énergie communicative, une volonté de garder en mémoire les moments les plus agréables d’une relation complexe. Pas de sensiblerie, non, mais la véritable quête d’un passé qui constituerait le meilleur garant d’un avenir sans trop d’anicroches. Alexandre, devenu père, ne renonce pas aux enseignements que prodiguent les gosses : « Ils font de la micrométaphysique gaiement — en jouant aux patins à roulettes — sans y penser — et mieux que les grands malins. » Hymne au père et roman poétique d’apprentissage philosophique, le livre conserve en toutes circonstances son sourire doux, comme une cuillerée de miel versée dans le grog des souvenirs.

Alexandre Billon, Le Tutoiement des morts, éditions de l’Arbre vengeur, ISBN 978-2-37941-399-5