Chroniques-minute

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mardi 5 décembre 2023

Le long des fissures

« Marcher pour écrire, c’est avant tout marcher. L’écriture viendra peut-être plus tard. Le premier effet de la marche, c’est le vide : la disponibilité aux chemins et la mise à distance des pensées trop présentes. » Pendant une résidence à Marseille, Patricia Cartereau et Éric Pessan décident d’explorer le sentier de grande randonnée 2013, par la chaleur caniculaire de l’été 2018, pour ensuite fixer leurs expériences croisées de peinture, dessin et écriture. L’un des intérêts de ce livre est que ce n’est pas celui d’un écrivain et d’une plasticienne dans des rôles définis et séparés ; dans les textes, il faut guetter les accords féminins pour savoir quand la narratrice s’exprime, même si au fil des pages on apprend à distinguer les styles… qui pourtant se fondent l’un dans l’autre comme seuls peuvent le faire ceux d’un couple depuis quasi trente ans à la ville. Si les écrivains marcheurs sont convoqués, si les souvenirs d’enfance ou d’adolescence reviennent à la faveur des déambulations, il n’en reste pas moins que « l’époque est à la méfiance ». On croise des hommes en armes, des clochards pas toujours célestes, des malotrus, des détritus et des crottes de chien disposées pour piéger les randonneurs. Mais le couple sait qu’« il y a de la joie à simplement sentir ses muscles lourds, à ne pas avoir passé la journée devant un écran, à s’être égoïstement coupé des soubresauts du monde ». Quand on met un pied devant l’autre, on gamberge quand même un peu, et l’on sent poindre à la lecture une écoanxiété liée à l’« ère du libéralocène », tandis que Cartereau et Pessan mesurent le privilège qui leur est accordé : « Plus je marche, plus je sais ma chance de marcher pour travailler ma langue. Ce luxe. » Loin de la glorification bobo et ampoulée d’une marche comme retour à la nature, érigée en artifice d’un développement personnel réservé aux plus riches, le couple marche « parce qu’il est inutile de le faire ». Pas pour tout le monde, et nombre de réflexions du livre traduisent en images des différences sociales – des fissures – difficilement justifiables, dans une ville, Marseille, qui les étale en plein soleil d’été. Le statut d’artiste n’est pas une sinécure non plus, mais au moins leurs vies sont-elles « bricolées de joie et de nécessité ». Et puis « la vie est migrante » et le volume gorgé d’empathie. Les mots et les images se répondent, soudain surgissent des séries de doubles pages colorées qui montrent des cailloux fascinants par la variété de leurs surfaces. Il y a à la fois du banal et de la grâce, du café du commerce et de la littérature dans cette prose et ces illustrations qui ont la sagesse de ne pas se laisser aller à l’emphase. Elles croquent un quotidien mis à distance par quelques enjambées, le temps d’une saison que le réchauffement climatique attise. « Peut-être que la littérature a aussi été inventée pour garder mémoire de ce qui n’a pas vraiment d’importance. Sans cela, qui pourrait se souvenir ? » : on se promène avec ce livre sur les ailes du papillon de l’effet du même nom.

Patricia Cartereau & Éric Pessan, Le long des fissures, L’Atelier contemporain, ISBN 978-2-85035-103-7

vendredi 1 décembre 2023

Poèmes pour les p’tits (qui savent lyre)

« Quand un grand-père poète écrit pour sa petite-fille, celle-ci dessine ce que les textes lui inspirent et cela donne un livre plein de poésie et de tendresse », nous annonce la quatrième de couverture. Tendresse au programme, poésie pour la jeunesse : et si on n’en parlait pas assez ? Car il y a bien, loin des expérimentations et des formalismes, une poésie vivante, bruissante, multiple, simple mais surtout pas simpliste pour la jeunesse, en témoigne aussi la parution régulière du magazine numérique Gustave junior. Ici, Yves Boudier, qui s’avoue « sensible à la poésie lyrique », se pose pour ses lectrices et lecteurs « qui savent lyre » — parce que s’ils et elles ne savent pas lire, en vérité, il y aura bien quelqu’un qui le fera à haute voix pour leur plus grand bonheur… — en observateur de la vie dans ses composantes naturelles. L’eau, le feu, l’air, puis la graine ou l’œuf se voient consacrer de courts poèmes d’une page à la structure similaire : « L’eau // n’est pas / une goutte / n’est pas / une averse / n’est pas / un grêlon / n’est pas / une flaque », et ainsi de suite, alternant noir et bleu dans les vers, concluant toujours par « c’est la vie ». Leçon de vie scandée qui ne pourra que plaire à un public tout acquis à la répétition ; poésie descriptive de l’environnement immédiat des plus jeunes, où le corps, le jouet, et autres objets ou concepts à hauteur d’enfant s’invitent en 24 petites pages. Mais qu’est-ce que la vie, demanderont les plus sagaces ? Le grand-père lyrique, bon prince, leur offre un dernier poème qui la célèbre, où les « n’est pas » se transforment en une litanie de « c’est ». De quoi terminer en beauté avant de recommencer, comme c’est la tradition pour les livres qui charment à cet âge. Les illustrations enfantines de Blanche Pisani complètent habilement cet opus qu’on souhaite que les parents lorgnent à l’approche des fêtes. Il n’est jamais trop tôt pour se mettre à la poésie.

Yves Boudier, Poèmes pour les p’tits (qui savent lyre), éditions Lanskine, ISBN 978-2-35963-120-3

samedi 4 novembre 2023

Tout battement est secret

« La poésie était révolutionnaire à Cuba bien avant le triomphe de la révolution de 1959 » : ainsi commence la préface de Víctor Rodríguez Núñez à cette anthologie dont Jean Portante a assuré la traduction. On veut bien le croire, tant ce volume est riche en tensions, en strophes fortes, lyriques ou postmodernes, en proses philosophiques, en histoires du présent et du passé racontées avec tendresse ou colère. Seule exception au choix éditorial de poètes et poétesses encore en vie, Fina García Marruz (décédée lors de la confection du livre, en 2022) ouvre le bal des textes avec une poignante remembrance historique intitulée « Nos Indiens » : « Ils ne nous ont pas laissé cette langue sibilante / dans laquelle les consonnes sifflaient comme des oiseaux / dans une forêt décontenancée, ou comme des flèches / rapides, des sarbacanes emplumées / volant vers les arcs ramifiés ». La poésie de Cuba s’écrit donc en espagnol. Le préfacier nous confie d’ailleurs qu’elle lui semble « l’une des meilleures que la langue espagnole ait à offrir ». Au vu de ce qui suit, on n’a pas de peine à le croire. Tenter, cependant, une synthèse de cette riche anthologie ou vouloir en citer tous les poèmes marquants ne serait pas une sinécure, mais il faut bien en parler un peu. Relevons tout d’abord que le choix des textes, si la répression du pouvoir sur les intellectuels est bien rappelée en avant-propos, ne s’interdit pas d’évoquer les objectifs de la révolution cubaine, avec Nancy Morejón par exemple : « Mes égaux, ici je vous vois danser / autour de l’arbre que nous avons planté pour le communisme. / Son bois prodigue résonne déjà. » Avec Carlos Augusto Alfonso, pourtant, le poème « Syndrome de Stockholm » sonne fort comme une contestation de l’autoritarisme, et encore plus fort lorsqu’on lit : « Je suis avec les balseros qui répètent la phrase : “Virer de bord repenti.” » Les balseros, ce sont ces personnes qui quittent Cuba pour la Floride sur des embarcations de fortune. Et que dire des « Fleurs de fer sur la poitrine d’un homme », de Luis Yussef, avec un tel titre évocateur ? Pas de censure dans un sens ou l’autre dans cette anthologie, seulement une attention particulière à la qualité des écrits, et c’est tant mieux. Autre chose qui frappe : l’image d’une nation littéraire véhiculée à travers des références nombreuses à de grandes figures artistiques internationales (Guillaume Apollinaire, Gilles Deleuze, Albrecht Dürer, César Vallejo…) ou nationales. Parmi ces dernières, l’incontournable José Martí. « prête-moi attention José Martí / afin que tu évites une fois pour toutes ce poème / car je ne suis pas le cadavre de glace / ni le cadavre d’un amour que tu sentais / comme le fils de la flatterie », écrit Lina De Feria ; plus loin, Alfredo Zaldívar, dans sa « Suite de Genève », affirme : « On pense à Martí quand on boit du genièvre / sans compagnie sans verre / sans corps / en scrutant le plafond de sa chambre vide. » Au moment de « planter [leurs] dents / dans la chair vieillie de l’amour », avec Óscar Cruz, les poètes et poétesses qu’on peut lire ici se souviennent des autres. Et puisqu’on est à Cuba, pays à l’histoire tourmentée (« [la] splendeur de la poésie cubaine se déroule au milieu de la situation morose que l’île traverse depuis les années 1990 », explique encore Víctor Rodríguez Núñez), le terroir est en outre objet poétique. Laura Ruíz Montes continue ainsi « à partager la patrie / en parts égales », dans des vers nostalgiques qui évoquent la diaspora. Et Sergio García Zamora de renchérir : « Pire qu’une maison sans grenier est un pays sans grenier : un pays fait de caves. » Évidemment, une chronique-minute telle que celle-ci ne peut qu’effleurer la surface d’une entreprise aussi profonde, aux thèmes aussi divers et aux langues aussi différentes. Et si Alex Fleites nous dit que « la Caraïbe est un fracas », que la mystérieuse destinataire de son poème « dessine un bateau qui ne sillonnera jamais les anthologies, / qui ne s’échouera même pas dans des revues littéraires », on est bien aise que cette anthologie-là existe dans l’élégante traduction de Jean Portante.

Tout battement est secret. Poésie de Cuba, 1959-2022, traduction de Jean Portante, éditions Caractères, ISBN 9782854466713


Extrait audio, le poème « Trieste » (eh oui, il n’évoque justement pas Cuba !), de Rodolfo Häsler :

jeudi 26 octobre 2023

La Reposée du solitaire

La reposée, c’est cet « endroit écarté où le sanglier, les cervidés se retirent et se reposent durant le jour », nous dit le dictionnaire en ligne CNRTL, cher à l’auteur, à qui le mot échappe d’abord. Puis lui revient un texte de Maurice Genevoix où le terme est utilisé. Rien d’étonnant à cela : dans ce livre, Jean-Pascal Dubost se dévoile en écrivain de fragments qui mélangent observations, réflexions et citations littéraires, qu’elles soient poétiques ou tirées d’essais. Les écrits des autres constituent ainsi un socle solide sur lequel bâtir ses phrases, sur lequel construire un raisonnement. On pense à Quignard, qu’il mentionne, mais aussi à Schlechter, pour cette notion de solitude cultivée et pourtant connectée ; « sauvagement connectée » même, avoue l’auteur en admettant chercher « de quoi qui [le] nourrisse » — et son écriture avec — sur l’internet. « Un enfermement volontaire (le bureau) au cœur d’un lieu ouvert (la forêt) » : voilà un doux isolement, un havre propice, car « c’est dans l’enfermement que se déploie [sa] sauvagerie d’écriture ». Si la sauvagerie est si souvent évoquée, c’est que son domicile en forêt de Brocéliande lui permet d’observer les animaux et de réfléchir à ce qu’ils peuvent lui apprendre, nous apprendre. « Retrouver son humanité à travers l’animalité » est bien loin ici d’être un programme pour cadres supérieurs dans un séminaire de développement personnel ; « humanimalité » n’est pas un de ces néologismes destinés à faire passer la pilule du statu quo au moyen d’un vague concept. Non, Jean-Pascal Dubost ressent dans sa chair une véritable connexion aux bêtes de sa forêt et l’utilise pour alimenter un discours sur son choix de rester à l’écart du monde (même si les informations l’y relient parfois) tout en plaidant pour l’empathie. Proche des bêtes, proche de « la Bête » dans le film de Jean Cocteau lorsque lui revient cette intonation de l’actrice Josette Day, qui prononce ces mots avec une déférence palpable pour la noblesse du monstre. Qui est le monstre ? Le bûcheron qui, sur ordre, déboise la forêt ? L’être humain tout court ? « Je ne suis sûr de rien, et c’est sûr de rien que j’avance. » Lucidité du poète, qui se révèle tout sauf ermite. Autre socle de l’écriture : l’étymologie, dans laquelle l’auteur a un « enthousiasme grand à plonger ». Il choisit ses termes avec soin, attentif à ce qu’ils ont pu céder de sens ou ce qu’ils ont pu en gagner. « L’animal a perdu son sens étymologique car l’homme lui a pompé l’âme » : il convient alors de ne pas oublier une époque lointaine où peut-être la distinction était floue, citant Charles d’Orléans, jouant de typographie et de langue adéquates (« quelque-chose », « très-anesthésiée », aux traits d’union si délicieusement désuets ; le superbe « requoy », lieu de retrait pour les hommes, en parallèle à la reposée). « Chasseur de mots », pas d’animaux, tel apparaît Jean-Pascal Dubost dans ce petit livre où se devine une « communion faite d’apaisement ».

Jean-Pascal Dubost, La Reposée du solitaire, éditions Rehauts, ISBN 978-2-917029-56-5


Un extrait audio :

mardi 24 octobre 2023

Lettres à Madame

Constante, quasi lancinante, l’adresse à « madame » qui emplit chaque page du recueil pose la question de savoir quelle destinataire se cache derrière cette politesse scandée. « le monde est laid, madame, mais nous écrivons des lettres à des êtres symboliques » : il serait peut-être trop simple de n’y voir qu’un symbole, cependant. Nathanaëlle Quoirez ne manque pas, dans son alternance de lettres en prose poétique et de poèmes en vers libres centrés, de glisser des indices ; mais ne sont-ils pas contradictoires ? Puisque la « pupille bain de mutisme [de madame] / donne à ma plaie son engelure », on pourrait opter pour un amour vache. Mais dans ce « réel magique, pendant intime ensorcelé », avec un « poids de bure à porter », les références à Dieu sont tellement présentes qu’on verrait bien madame en madone. « votre effigie, madame, je tremble / tranchée dans l’hystérie » : l’effigie est-elle ainsi la clé ? D’autant que nombre de phrases évoquent l’accouchement, l’enfantement, que nombre de scènes se passent en milieu hospitalier — souffrance de soi, des autres, du corps qui se traduit en paroles écorchées sur la page. Et que les références à l’écriture sont aussi légion : « vous savez, madame, ma typographie ligature quand la corde manuscrite esclave, moi je désire comme l’autre jour ma soif, brusque fond d’où me brasser. » Mais foin des tentatives d’interprétation (et il y en aurait tant d’autres que celles exprimées avant), puisque la poésie consignée dans un livre appartient au fond à celui ou celle qui la lit, pas au chroniqueur, fût-il enthousiaste. En vérité, ce serait se priver du plaisir de la langue de la poétesse que de se laisser accaparer tout le long de l’ouvrage par la question de l’identité de « madame ». On se délectera plutôt des bouleversements verbaux, des télescopages de substantifs, de la modestie lyrique qui fait de l’autrice une « mouche piquée d’ego avec pour proie sa propre merde ». Car Lettres à Madame tourne parfois à la prière, mais la déférence aveugle n’y est pas de mise : « que mon dieu est petite / sangsue à la poitrine / un clou de braise le matin vermillon ». C’est avec pugnacité devant l’adversité (et là, on est face à une réalité qui ne souffre pas d’interprétation) que Nathanaëlle Quoirez apostrophe madame, la tance, la flatte, la caresse de vers et de phrases où l’on sent sous la plume « la dent cariée du verbe ». Pour, à travers elle, atteindre une délivrance — qu’elle soit guérison, amour partagé, accouchement, point final d’un recueil… — en forme de pari sur ce qui viendra : « l’avenir recuit son utopie invertébrée. »

Nathanaëlle Quoirez, Lettres à Madame, éditions Lurlure, ISBN 979-10-95997-57-3

lundi 23 octobre 2023

Mûres Métamorphoses

Makenzy Orcel respire la poésie, l’éloquence (il faut l’écouter en entretien), les mots sués et raturés, les mots choisis et triturés pour faire sens, les mots d’extase, d’ivresse, de dégoût, de rage… les mots qui marquent plutôt qu’ils ne flattent, en somme. Dans ce recueil qui en comprend deux — les poèmes titrés en romain alternant avec les poèmes sans titre en italique —, le champ sémantique de la porte envahit les pages dès le début, avec cet « autoportrait de la porte » (« j’ai mal aux traverses / la poignée gelée / le seuil étanche / sale porte ! ») auquel succéderont « clé », « ferme-la », « cadre » ou « entrebâillement », entre autres. Le poète nous fait miroiter un seuil où « l’irréductible pureté du geste » fait exiger à l’oiseau « un poème utile / un beau crime ». Pas de narration ici, pas vraiment de fil conducteur détectable (hormis cette porte omniprésente dans les titres ?), si ce n’est une totale liberté qui projette la vie intérieure sur la page : « j’ai des lignes dans ma gorge / mais ce sont mes mains qui pleurent / je suis une dernière volonté / une vie qui déborde ». Il y a « tant de fleuves à enjamber / d’autres à oublier puis retrouver », en cheminant avec Makenzy dans les replis d’une mémoire, dans les recoins oniriques d’une conception du monde. Les trois Grâces se profilent parfois, apportant un soupçon mythologique à une poésie souvent du corps incarné (« ma bouche / c’est un tunnel / l’aveugle l’infaillible / tunnel du temps / qui mène à ce nid d’ombres / et de frissons »). Le livre est court, ramassé, direct, lancé en pleine figure. On en ressort lessivé, happé par la puissance musclée d’une langue aussi travaillée qu’authentique. Métamorphosé, même : « (se) métamorphoser / c’est tenter / une lecture du rapport / aux ascendants stellaires // rompre avec la nuit ».

Makenzy Orcel, Mûres Métamorphoses, Rivages poche, ISBN 978-2-7436-5997-4

vendredi 13 octobre 2023

Le Dernier Cerceau ardent

Si l’on cherche à caractériser les mots que couche Luminitza C. Tigirlas dans ce recueil, c’est dans ses vers mêmes qu’on piochera la plus juste description : sa « langue initiatrice se recouvre de râpures phonémiques bientôt cuivres », bouscule la syntaxe, reconfigure les vocables à sa guise pour articuler l’innommé en quelque sorte. Elle le dit et redit elle-même d’ailleurs : « Essaims d’urticants / m’ont pénétrée    par les vaisseaux / de ma langue ». L’innommé, ce qui plane sur le livre et qui s’y trouve à presque chaque page, c’est l’histoire commune de la Roumanie et de la Moldavie, l’impossible réunification ici personnifiée par une rivière frontalière aux noms multiples : la Prut le plus souvent pour l’Europe environnante, mais également affublée de l’article en roumain et devenant Prutul, quoique, nous dit la poétesse, « Pyreta est le seul nom qu’elle accepte en plus de celui de mère ». Tout commence à l’école, où « les puînés bégayent un alphabet rouquin / devant la professeur qui translittère / en lueurs de sang / les nuances de rouge au programme ». L’assimilation linguistique soviétique est en marche, l’autrice retrace les souffrances et les déchirements au moyen d’images allusives qui atténuent la peine dans un voile de pudeur fait de tropes. Et puis vient ce qu’il faut entendre comme une ode à la rivière mère, cette Pyreta évoquée plus haut, mais aussi comme un hymne à celles et ceux qui vivent une séparation artificielle. Car la « fantasmagorie intime » de Luminitza, servie par sa langue revêche, va au-delà de l’intime ; elle s’enracine dans la grande histoire. « Entre deux berges ondo-noyées, la rivière se tend et feint de se tenir à un cours dessiné sous les taillis des saules blancs. Elle déteste qu’on la prenne pour Frontière. » Ainsi la liberté syntaxique vient-elle faire cause commune avec la liberté (toute relative aussi) d’un cours d’eau à la fois métaphorique et réel. À la fin se trouvent reliés en lettres de feu les thèmes chers à la poétesse : « D’un trait brûlant séparé de la terre / elle écrivit : / l’enfance—les langues—l’amour ». Chant d’amour à un pays tiraillé, ode à une rivière devenue cassure bien malgré elle, nostalgie d’une enfance pourtant tourmentée, déclaration à une langue qui clame un héritage commun malmené ? Le Dernier Cerceau ardent est bien tout cela à la fois.

Luminitza C. Tigirlas, Le Dernier Cerceau ardent, éditions du Cygne, ISBN 978-2-84924-750-1


Un extrait du livre, p. 30-31 :

mardi 26 septembre 2023

Chinatown

À la lecture de Chinatown, on se trouve rapidement partagé entre l’envie de voir l’autrice, dont on sent, on sait que les vers sont autobiographiques, échapper à ce carcan sud-africain de violence et de racisme larvé qu’elle capture dans ses poèmes et la fascination pour ce qu’elle dévoile d’une société qui, en miroir, nous fait soupirer de soulagement que la nôtre n’en soit pas (encore ?) rendue là. Car rarement vie rangée et bien réglée aura forgé le déchaînement poétique, et si Ronelda Kamfer peut tancer les « bourges du ghetto », c’est qu’elle se sent un peu comme telle, même si elle tape fort sur ceux-ci. « mes poèmes ne sont pas des confessions », titre-t-elle cependant ; « mes poèmes ne sont pas pour les féministes / mes poèmes sont pour les femmes à la cuisine / mes poèmes sont pour les gosses métis et noirs / dans une classe d’enfants blancs ». L’Afrique du Sud comme nation arc-en-ciel y prend de sacrés coups : « souviens-toi qu’une femme blanche est un homme blanc », prévient la poétesse, refusant toute sororité mièvre. Comment en effet se solidariser avec « une femme blanche dans une plantation / qui crève de jalousie quand son mari / viole l’esclave » ? Les vers de Ronelda Kamfer ne sont pourtant pas uniquement rancuniers, revendicatifs, voire violents, dans leurs diatribes. Leur ton manie l’ironie avec beaucoup de panache, et la société marchande est tout autant mise en accusation que le racisme ordinaire, avec ce centre commercial qui donne son titre au livre, à la « richesse de pacotille dans / cette merde clinquante qui brûle les yeux / et cette odeur d’inutilité ». La famille y est aussi très présente, et notamment le père. Pas en bien. Pas non plus tout à fait en mal, comme si l’autrice voulait aussi faire peser le déterminisme social dans la balance au moment de composer ses vers. Et puis, au-delà des thèmes brûlants qu’aborde le recueil, il y a la langue. Excellente idée de proposer ce livre en version bilingue, qui permet de goûter le mélange si sonore et rythmé du kaaps, qui vient de l’afrikaans (langue de la colonisation), parlé au Cap et qui intègre des expressions anglaises à ce dérivé du néerlandais. Cela donne une furieuse envie de l’entendre, et la magie de l’internet le permet :

Ronelda Kamfer, Chinatown, traduit du kaaps par Pierre-Marie Finkelstein, éditions des Lisières, ISBN 979-10-96274-33-8

mardi 5 septembre 2023

Dimanche sans bigoudis

« Octave ne se souvient pas de la couleur du ciel, le jour où un de ses oncles, vif comme l’éclair, l’a ramené au monde. Un caillou dans la trachée, la mine bleue. » Plutôt qu’un recueil de poésie, on pourrait dire de Dimanche sans bigoudis qu’il se présente comme un recueil de microfictions, lesquelles oscillent entre anecdotes factices, historiettes fantastiques et réflexions philosophiques. Les petits textes de quelques lignes de Basile Rouchin, cependant, cultivent bien les images poétiques, mâtinées souvent de jeux de mots complices (« Né au bord des oueds, maté par le sirocco, Arsène cache un cœur de palmier »). C’est tout l’intérêt de cet ouvrage : la concision de ses fragments permet d’embrasser un large spectre de thématiques, stimulant ainsi la lecture par un éclectisme en forme d’éventail coloré. Quoique, à y bien regarder, certaines obsessions semblent se faire jour. La famille par exemple — on a rencontré un oncle dès le début de ce billet —, et surtout le père, qui revient dans nombre de phrases. Une sorte de fil conducteur relie en conséquence moult histoires au moyen d’une interrogation sur la filiation, scrutant le papa « grandiose », le « père assis sur un rocher », celui qui « parle d’un guide étoilé filant sous des cieux obscurs »… Ce personnage est-il garant de stabilité, d’harmonie, en tout cas rêvée ? « Je comprends qu’une telle paix ne vise ni les ménages, ni le cimetière et ses fins de combat, mais la paiternité ! » Basile évacue parfois en jeux de mots les questions brûlantes, avec une pudeur pour le coup toute poétique dans son flou. Tout en ne refusant pas la violence qu’on pourrait qualifier de domestique : « la saillie d’Ariane par le Minotaure s’achève, leur progéniture redoute le meurtre par étouffement ». Si l’on entre facilement dans cet univers onirique, c’est aussi par la profusion des prénoms. En effet, presque tous les poèmes (ce terme ne relève pas d’une coquetterie pour éviter la répétition d’« histoires » — on l’a vu, il y a bien une charge poétique dans ce livre) incluent un prénom, qu’il soit au début ou à la fin pour matérialiser une citation ou qu’il désigne un personnage mis en scène. On tombera forcément sur un prénom qui nous touche dans notre intimité, resserrant par là nos liens avec le texte. Dans cette pléthore de microfictions poétiques, parfois lyriques, parfois cyniques, l’auteur, comme le dénommé Melchior qu’il nous présente à un moment, « relève un par un les défis de la vie » en embellissant des saynètes ordinaires ou extraordinaires de mots ouvragés et d’humour dense.

Basile Rouchin, Dimanche sans bigoudis, éditions Le Citron gare, ISBN 978-2-9561971-9-5


Trois textes en audio :

vendredi 18 août 2023

La Fille du chien

« qui modèle qui ? » Voilà bien la question centrale de ce recueil, tant il semble entériner la fusion entre un chien et sa maîtresse, qui n’est certainement autre que l’autrice : dès le départ et un aparté sur le terme « poétesse », on perçoit en effet le vécu dans ces vers qui respirent l’alliance interespèces. Si modelage il y a, il est d’abord mutuel et respectueux. Comme le chien ne peut écrire de livre, Perrine Le Querrec cherche à « trouver l’écriture canine / donner sa langue au chien ». Le titre montre bien le programme, dans la tradition de The Horse and His Boy de C. S. Lewis par exemple. En promenade ou à la maison, « la pensée c’est le chien / le poumon qui se gonfle / l’aorte qui bat ». L’acuité du regard ou du flair canins se glissent dans les vers pour atteindre une sensorialité mixte : qui, de la maîtresse (« elle dresse les oreilles ») ou de l’animal (« le chien saisit / au vol les mots »), décrit ces saynètes introspectives où tous deux semblent seuls dans un monde que peuple surtout la nature ? Le parangon peut-être, avec ce s là où on attendrait « ensemble », qui laisse planer un doute quant à la réelle fusion : « seuls et ensembles / la fille et le chien étendus / sous les palmes monumentales / de la fougère ». Et puis chaque poème long est suivi d’un résumé en italique, chaque vers étant composé en général d’un unique mot. De cette manière est exprimée l’essence du texte qui précède, mais on peut également imaginer ce procédé comme une traduction en langage chien de l’essentiel. Nous voilà dans un recueil de poésie bilingue et affectueux : « os / caresses / mouillée / lumière / dit-elle / oiseau ». On voyage ainsi dans la tête de deux êtres unis par-delà la barrière des espèces, et même si « tout ici / est extrait de la caverne / de l’imagination », on s’ouvre à l’altérité canine par le biais magique de la poésie.

Perrine Le Querrec, La Fille du chien, éditions des Lisières, ISBN 979-10-96274-32-1

samedi 5 août 2023

Le Tombeau de Jules Renard

Voilà un petit livre réjouissant, qui brille de concision et de malice. Sur le modèle des Histoires naturelles de Jules Renard (si vous ne les connaissez pas, un tour sur le site ebooksgratuits.com vous permettra de les lire), Ivar Ch’Vavar propose un ensemble de tercets consacrés à la faune, gentiment décalés et souvent empreints d’un anthropomorphisme cocasse ou émouvant — n’est-ce pas, « petites mains humaines » de la taupe ? Découvrons donc la corneille : « elle nage – crawl et brasse – / dans le ciel tout gris tout blanc / et croasse après sa race. » Le poète concentre toute la puissance des mots, des métaphores, des assonances, des rimes, des homophonies pour capturer en un instant une image qui fait mouche. Tiens, d’ailleurs, « mouche à damier et dermeste du lard » : « pendant que la mouche à damier nous distrait / à arpenter tout l’échiquier, le dermeste / du lard se glisse dans le placard. » Il y a aussi de l’action dans ces saynètes de la vie animale. Et qui dit vie animale dit fables, évidemment : « quand le goupil mange un couscous / plus que la poule ou la semoule / son vrai régal c’est le pois chiche. » Humour permanent, jeux de mots subtils, la palette des effets est large pour un ouvrage d’à peine cinquante pages — dont dix pour la préface de Laurent Albarracin, très informative. Jules Renard écrivait pour les enfants, mais gare pourtant : ça n’est pas le cas ici, (quelques) allusions grivoises obligent. Ainsi, « la grenouille, une jeune fille / nue, fait comme toute jeune fille / nue renversée sur le dos ». Mais lorsque l’on verse dans le scatologique, c’est avec beaucoup de délicatesse, tel ce « ténia monomaniaque » qui « édifie / dans la nuit de nos cloaques l’infini / simulacre (mais tout flasque) du rachis ». Le poulpe prend le pouls, le lama veut un baiser… tout ce bestiaire remue, virevolte, sautille dans les vers allègres, pour laisser place dans une courte seconde partie à des « Haïkus de l’agneau » dont sera absent l’agneau (oui, il y a une explication). Malicieux, on vous dit !

Ivar Ch’Vavar, Le Tombeau de Jules Renard, éditions Lurlure, ISBN 979-10-95997-48-1

mardi 11 juillet 2023

Le Givre promis

La belle et intrigante couverture d’Emma Real Molina annonce la… couleur : on y voit un visage grisé entouré de mains bleutées (ou violettes, peut-être : je suis daltonien, et j’apprécie d’autant plus le premier vers de ce recueil, « Avec quelles couleurs décrira un daltonien sa ville natale ? »). D’évidence, il sera ici question de longueurs d’onde perceptibles par les yeux, de nuances, de teintes, le contraste de l’image nous l’assure. Mais je lis ce livre au retour d’une promenade dans l’ouest de la péninsule de Reykjavík, pour aller admirer le panache de l’éruption du Litli-Hrútur. Et Miguel Ángel Real, lui, écrit : « avancer / vers quelle pluie. / devons-nous choisir ? / une lave / ne répond pas / au silence. / le feu gît. / la vapeur du contact / sera aussi / le gaz toxique. // et pourtant, l’éclat. » De couleurs et donc de volcans, il est ici question. Volcans de sentiments bien sûr, on y reviendra. La langue du poète est en général ample, fluide ; l’allégorie de la lave vient immédiatement à l’esprit, car parfois se cristallisent les mots dans des poèmes compacts et directs, voire tranchants, comme celui justement cité ci-dessus. La vie, « de ses mains de sarment », entend y « fissurer les armures » pour « atteindre l’instant-antidote / contre le givre promis ». Miguel laisse la bride sur le cou aux vers pour qu’ils l’emmènent vers tous les horizons de ce monde qu’il qualifie de « dune infranchissable ». Ce qui est émouvant, c’est qu’il ne renonce pas à l’observer avec tendresse, ce monde. Ainsi, nombre de poèmes célèbrent l’amour (« De mes doigts/bistouris aux phalanges trop fines / j’ai tatoué sur ta peau une absence d’orages, / remplacé tes vertèbres par un verbe, / découpé l’ignorance des gouttes d’eau ») ou l’amitié, avec la retenue d’un funambule qui saurait ne pas dépasser les limites du lyrisme trop prononcé. On lit des exergues, des dédicaces — à ce propos, je dois divulguer que « Six acrostiches, dont un indocile » mentionnent mon nom, ce que je ne savais pas avant d’ouvrir le livre ! —, des histoires en forme de chansons de geste : « Il n’ose pas s’aventurer dans un monde médiéval, / sous une voûte dont le métier est d’ourdir les peurs / et de tisser, dans l’obscurité de la frondaison, / des mythes qui berceront l’humanité. » Le fil du recueil est tout de même jaune (« On voudrait devenir le reflet du genêt »), rouge (« D’un geste maladroit, il avait fait tomber son télescope ; c’est alors qu’il comprit que jamais l’humanité ne pourrait atteindre la planète Mars ») et bleu (« Le froid n’est pas une barrière ni un mirage : / la certitude bleue / d’une matinée qui surmonte le temps »). Dans ce tout coloré et volcanique, on est happé par la fluidité des mots, l’éruption des sentiments, l’ouverture vers des horizons proches autant que lointains. Si, selon lui, « le langage est une révolution à concevoir », le poète a déjà bien commencé son rôle de guide.

Miguel Ángel Real, Le Givre promis, éditions Tarmac, ISBN 979-10-96556-55-7

mardi 27 juin 2023

Quelque part, le feu

Il y a toujours quelque part une certaine frustration à lire une anthologie où figure un poème par auteur ou autrice, encore plus lorsque ce sont pas moins de 125 contributeurs et contributrices qui ont répondu à l’appel de l’anthologiste. Bien sûr, Quelque part, le feu n’échappe pas à cette règle — on en voudrait plus parfois, tant certaines écritures nous touchent ; mais d’autres yeux se feront plus doux pour d’autres vers, alors on se fait une raison, puisqu’il en faut pour tous les goûts. Et puis je dois donner cet avertissement : j’ai participé à ce recueil. Voilà. Ceci étant posé, l’anthologie dirigée par la dynamique Claudine Bertrand (on imagine l’effort nécessaire à mettre en place un tel livre) est tout à fait intéressante. En effet, elle permet de flâner à sa guise dans la vaste forêt de la poésie contemporaine francophone (tous continents mêlés), afin d’en comprendre les tendances telles que sanctionnées par un sujet particulier, le feu en l’occurrence. Ce qui frappe au fil des pages, c’est le nombre de contributions qui s’emparent de l’acception potentiellement tragique du feu : « Quelqu’un sera évaporé au milieu d’un baiser / […] Juste une boule de feu, silencieuse, / Qui nous engloutit comme une amibe », écrit Claudio Pozzani (Gênes), faisant du volcan la métaphore d’une catastrophe écologique que d’autres décrivent sans mots couverts. Ainsi Claudine Bertrand (Québec, anthologiste de cet ouvrage on l’a vu) évoque-t-elle « La terre mère / noyée sous nos pas / le pôle Nord à la dérive / entre orages et incendies / en forêt amazonienne / charriant leur pollution ». Les volcans s’invitent à plusieurs reprises, de fait — Max Rippon (Marie-Galante) : « Les brasiers sont partout, le long des cannaies imberbes » ; Daniel Maximin (Guadeloupe) : « Soufrière, tu te places au plus haut pour le premier accueil de Soleil et Étoile »), tandis que beaucoup de poètes et poétesses mettent leurs strophes sous le signe d’un avenir pas forcément radieux, dans une langue métaphorique souvent, lyrique par moments, fréquemment riche d’allusions et de figures de style. On navigue cependant, nombre de contributions oblige, dans une mer de surprises. D’abord celle de définir le sujet du feu par ce qu’il n’est pas, telle Hélène Fresnel (Paris) : « Ce n’est pas une attaque ni un déferlement / mais c’est sans mesure / tendresse / et don ». La chaleur du foyer se glisse ainsi dans les pages, avec notamment Malick Diarra (Sénégal) et ses « Chaleur mesurée, odeur de gâteau, régal, sourires ». Certains poèmes appliquent un baume apaisant sur la violence d’autres, équilibrant les sentiments contrastés. On nous emmène même dans l’espace, comme Françoise Coulmin (Normandie), qui croque la Guyane et sa base de lancement de fusées : « Un feu de nouveau monde / puissant souffle de flammes / pour propulser tous ces engins d’exploration / vers    peut-être    l’Ailleurs ». S’il y a d’ailleurs peu de poésie narrative dans ce recueil irrigué on l’a vu par le lyrisme, certaines contributions s’emparent pourtant de ce style. Face à face, Lydia Padellec (Bretagne) et Angèle Paoli (Corse) évoquent de terribles feux de forêt, aux monts d’Arrée (« S’embrasaient landes, bruyères et carex / Dans un crépitement de crâne fêlé ») et dans le maquis (« visions hallucinées d’espaces en fusion    la statue de la Vierge émergeant    noircie »). « Le monde à feu / Un monde affreux » (Jérôme Tossavi, Bénin) se taille la part du lion… Mais le feu de l’amour n’est pas en reste, que sert Anne Cillon Péri (Cameroun) dans « Le feu au cul », pas gnangnan pour un sou : « Le temps jette l’huile sur le feu d’une / Sortie de l’âtre conjugal tandis que / L’éloignement agresse le désir comme une arme à feu ». On aura compris, puisque le cadre temporel d’une chronique-minute est ici dépassé, que ce recueil saura allumer les désirs de poésie les plus divers !

Quelque part, le feu, sous la direction de Claudine Bertrand, éditions Henry, ISBN 978-2-36469-263-3


Parce qu’il était impossible de citer tout le monde dans une chronique-minute, voici tout de même les noms des 125 poètes et poétesses : Al Hamdani, Al Masri, Althen, Atalla, Augry, Barnabé-Akayi, Baros, Barrière, Basso de March, Bekri, Bénard, Benjamin, Benkirane, Ber, Bertoncini, Bertrand, Bianu, Bohi, Boni, Borer, Boudet, Boudier, Boulad, Boulila, Bralda, Brancion, Carcillo- Mesrobian, Cartier, Chambon, Chegeni, Cillon-Perri, Clancier, Cloutier, Compère-Demarcy, Corre, Coudray, Coulmin, Danjou, Davin, De Jesus Bergey, Delayeau, Des Rosiers, Desmée, Després, Diarra, Dracius, Dubost, Dumay, Dupon, Dupuy-Dunier, Durân-Barba, Fabre G, Faure, Fournier, Francœur, Freixe, Fresnel, Fumery, Gafaïti, Glück, Goffette, Guénette, Guézo, Guilbaud, Guivarch, Hurtado, Imasango, Ivanova-Jarrett, Klein, Kohlhaas-Lautier, Konorski, Kurtovitch, Lamoureux, Lange, Laye, Le Boël, Leroux, Leuwers, Lévesque, Libert, Machado, Mahy, Maximin, Mbaye, Merle, Morillon-Carreau, Ndione, Nichapour, Nimrod, Nys-Mazure, Oumhani, Padellec, Paoli, Parvex & Blaquière- Roumette, Péglion, Persini, Pey, Peyrouse, Poblete, Poindron, Pont-Humbert, Pozier, Pozzani, Regy, Renard, Reuzeau, Ribeyre, Rippon, Roy, Sanchez-Rojas, Sarner, Scotto, Selvaggio, Shishmanian, Sioui, Toniello, Tossavi, Tyrtoff, Ughetto, Vieuguet, Viguié, Wallois.

vendredi 12 mai 2023

Solitude Europe + Brefs Déluges

Double exception pour ce billet : c’est de deux livres qu’il sera question, et ceux-ci datent respectivement de 2018 et 2020. Si j’ai tenu à les évoquer plusieurs années après leur sortie, c’est que j’ai eu le plaisir de rencontrer leur auteur, qui se trouvait il y a peu en résidence poétique à l’abbaye de Neumünster. Tant d’ouvrages de poésie paraissent qu’il est difficile de suivre le rythme ; tant Solitude Europe, pourtant récompensé de plusieurs prix, que Brefs Déluges n’avaient donc pas rejoint ma bibliothèque avant ma rencontre avec Sébastien. Le premier recueil — ou plutôt « livre de poésie », un terme que préfère l’auteur — est un voyage narratif dans une Europe aussi rêvée que revêtue d’atours autobiographiques, où la passion du poète pour le cinéma, qu’il enseigne à Louvain-la-Neuve, est d’emblée décelable dans la construction des images. Chaque poème est ainsi un court-métrage, tandis que le film de genre se faufile dans maintes pages : fantastique (« Notre hôtel est quelque peu particulier / Et cela ne tient pas seulement à sa façade biscornue / Par les nuits de grand vent, il ébranle sa formidable masse / Et remonte vers le nord ») ou polar (« Il y est question / D’un rendez-vous derrière le château d’eau / D’un fusil à pompe / De la gare centrale et de la gare de l’Est / Et d’un même imperméable que porteront deux hommes différents ») s’invitent par exemple. La langue se présente précise dans les descriptions, mais évite les métaphores trop abstraites ou trop poétisantes ; on pense à Carver dans ces poèmes en forme de micronouvelles. Les pages nous mènent à Constance, à Tallinn, sur une plage de la Baltique, en bord de Meuse, voire à Greenville, en Caroline du Sud : oui, ce n’est peut-être pas en Europe, mais la « radieuse reine du bal » qui y est évoquée en est originaire, ce qui permet au poète d’exposer une « nouvelle géographie qui prend forme / Et qui redessine les contours du monde ancien ». Livre de pérégrinations, livre du temps suspendu à des saynètes fascinantes d’un continent, Solitude Europe semble aussi refuser l’accélération du monde, comme quand il décrit « l’un de ceux qui se consument trop rapidement » avec tendresse — à quoi servirait la poésie, sinon ? On sent dans ces lignes beaucoup d’humanité, celle forgée en regardant du coin de l’œil nos contemporains dans toute leur beauté pour en tirer des histoires. Il en résulte une poésie narrative de très grande classe, qui se lit de façon très fluide. « Les métaphores autrefois / Souples comme des anguilles / Séchaient à l’écart » : Brefs Déluges reste dans la veine de son prédécesseur, puisqu’il refuse aussi la poétisation à outrance. Toutefois, ce livre présente un caractère plus onirique dans la narration, privilégiant un certain flou — au sens d’un large espace d’interprétation —, s’éloignant à l’occasion de son modèle cinématographique, ou tout du moins ironisant sur son omniprésence : « Le monde ne ressemble pas à un plan de coupe / Dans une série américaine ». Au sein d’ensembles formant des poèmes-chapitres, les très courts textes numérotés, très ramassés, porteurs d’une image forte en quelques lignes, lancent des piques qui constituent autant d’images mentales. La présentation sur la page revêt en outre une grande importance. Et le cinéma de genre demeure : ainsi a-t-on droit à l’horreur, avec ces « hommes mâchant la chair crue », ou, dans le poème-chapitre « Résidentiel », à une visite dans un lieu qu’on peut comprendre comme étant postapocalyptique (après les déluges du titre, bien sûr). Sébastien expérimente dans ce deuxième ouvrage une construction fragmentée qui contraste avec l’ampleur des poèmes du premier, tout en maintenant un cap ferme et assumé : la narration. On lit ses vers d’un trait, avec le sentiment d’écouter un conteur au coin du feu.

Sébastien Fevry, Solitude Europe et Brefs Déluges, Cheyne éditeur, ISBN 978-2-84116-261-1 + 978-2-84116-290-1

 

vendredi 14 avril 2023

Droit de peau

C’est au très sympathique Marché de la poésie de Virton, en mars 2022, que j’ai entendu Malika El Maizi pour la première fois. Elle lisait, entre autres, un texte qui se trouve dans ce recueil, « Contre>peau » : « La contre>peau c’est cet ourlet que tu portes, / Resté toujours visible / En trace de fabrication // Vêtement à l’envers / Revers contre toi / Envers comme endroit ». Avec douceur mais fermeté, avec sensualité mais sans lourdeur, la poétesse y glisse un hymne à la différence, à la tolérance, où les grains forment, à rebours d’une société qui divise, une contre>peau « ni ancestrale ni ethnique », « ni afro ni féministe ni danseuse du ventre », « décolonisée malgré elle ». L’individu et son corps s’érigent en remparts à caresser contre les turbulences du monde, dans un poème en forme de parenthèse enchantée. C’est le souvenir de ce texte qui m’a incité à me procurer Droit de peau. L’autrice cultive dans le court recueil une opposition entre le repli (de peau !) sur soi et l’actualité qui effraie : la peau « Étalée NOIRE » de George Floyd fait l’objet d’un poème-hommage efficace, tandis qu’on peut lire plus loin ce que Malika appelle un « poème pour baiser » (« Le muscle en / creux // Quand le mien / Ne peut / plus // Las de l’avoir trop / prise / En langue à / queue »). Si la peau se retrouve dans bien des titres et à l’intérieur de bien des poèmes, la poétesse, attentive à ne pas proposer un ensemble monobloc, varie les thèmes et la forme. « Anderen », autre poème-hommage — cette fois à Adil, jeune homme de 19 ans mort après avoir percuté avec son scooter une voiture de police à Bruxelles —, se décline ainsi en français, arabe et néerlandais. Point de véhémence dans l’évocation de cet épisode tragique ; la langue se coule dans une manifestation pacifique pour réclamer la justice, sans invective. Dans le recueil, on préfère effleurer, frôler, raser, laissant au contact sensuel le soin de convaincre. Ce qui n’enlève rien à la persuasion qui s’en dégage. L’expérience est brève mais intense, et on se prend à tendre les mains pour exercer cet « unique  imprescriptible  vital  banal  contaminant  obsédant  illégitime  puissant  orgasmique  viral  droit de PEAU ».

Malika El Maizi, Droit de peau, Chloé des Lys éditions, ISBN 978-2-39018-255-9

lundi 10 avril 2023

Shoshana

Ce recueil ose. C’est l’autrice elle-même qui le dit, dans le premier poème, intitulé très justement « Prélude à une audace » : « Percer un pays fermé jusqu’à le désongler de ses défenses, / entre lui et nous la possibilité d’une fente ». Shoshana, en hébreu, c’est la rose. On pourrait dès lors dire que ce recueil ose la rose, ose l’éclosion du désir sous le soleil brûlant de la ville, de la mer et du désert. Si les poèmes forment un circuit qui part et aboutit à Tel-Aviv, en passant par la mer Morte, le Sinaï ou Jérusalem, Coralie Akiyama place sa chronique de voyage sous l’égide des corps qui se séduisent et rayonnent de sensualité. Cette fente du début, on la retrouve sur un mur de maison d’où se faufile un insecte ou bien dans les fissures du mur des Lamentations ; mais « Le papier de la prière s’impatiente / Il se sent mieux au chaud dans une fente sacrée // La feuille veut la faille comme le sexe cherche l’autre sexe ». Les poèmes s’enfoncent dans les interstices avec une gourmandise revendiquée, sans jamais verser dans le scabreux. Au contraire, l’acte d’amour physique y est toucher, pollinisation plutôt que coulissement monotone — la shoshana que caressent les insectes est le fil rose du recueil, lorsque même les mers qui se meurent sont « enrosies comme des déserts ». Et puis, « Ici, on s’expose », annonce le titre d’un poème où l’on découvre « Les strings de bain jusqu’aux hanches / Les hanches de mer multicolores » ou « Des hommes torses nus groupés sous des cascades / Les poils de ville, débuts de fesses aux balcons / Les ventres d’avant la plage ». Les « Cent nuances de nu » émoustillent, glissent des poèmes d’amour où le sel de la transpiration des corps est un prélude à celui de la mer Morte. Parfois, il faut reprendre son souffle. Alors Coralie abandonne un temps la rose et la fente qui irriguent son recueil pour ménager des pauses, parlant du café de Michel ou du minibus gratuit du samedi à Tel-Aviv. Et puis tout redémarre, tout pulse de désirs tendus. « Tonus. L’amour, après que le désert a tout rayonné sur son passage,  / Laisse la chaleur chevillée au corps. » Oui, Shoshana est un livre tonique, à la sensualité subtile mais débordante, où la construction étudiée tisse entre poèmes l’« architecture agaçante » du désir. Mais point d’agacement à la lecture : des flashes de corps enlacés dans la lumière crue, des étamines et des pistils de rose qui se rencontrent enfin. Le feu du soleil moyen-oriental alimente celui de la passion… et on y succombe, comme la poétesse, avec force délectation.

Coralie Akiyama, Shoshana, éditions Douro, ISBN 9782384062232

 

samedi 1 avril 2023

Tectonique du temps

Dès la couverture, l’allitération du titre fait résonner le tic-tac d’une horloge — et le caractère tonique du recueil s’annonce, bien sûr. Tic, tac, tic, tac ! semblent répliquer à l’intérieur les hexamètres de Philippe Colmant ; mais quelquefois la mécanique s’emballe ou se grippe, d’autres vers réguliers s’invitent au bal des heures. Le temps s’étire ou se dilate selon le bon vouloir du poète, Chronos contemplateur et démiurge. « Apostrophe du temps : / Si je dis “Mouvement” / Tu réponds “Mécanisme”. // Serais-je à dévisser / Pour devenir amas / De pièces détachées / De toute contingence ? » : des engrenages d’une coûteuse montre suisse, il n’est pourtant point question ici, évidemment. Le temps qui parcourt le recueil, au point que le mot figure dans la quasi-totalité des poèmes, est celui qu’on saisit et qui fait qu’« On va vers l’un, vers l’autre // On va de soi à soi ». Les secondes qui s’égrènent doivent être, pour Philippe, utilisées pour vivre une aventure intérieure et extérieure, « amender la vie / Ce merveilleux désastre ». Cultiver l’amour, par exemple : « L’amour est l’antidote / Au poison de l’ennui ». Il convient de s’employer pour ne pas finir « enterré / Dans un trou de mémoire ». Les images sont riches, les licences poétiques, affûtées ; au fil des pages se déploie une voix qui montre la voie sans verser dans le développement personnel. Parfois résignée (« De son côté le temps / De ses fines aiguilles / Tricote les destins »), parfois pugnace (« En attendant, vivons ! »), parfois amoureuse (« ton corps, promesse / À mes paumes d’amour »), la petite musique rythmée du poète susurre à l’oreille des encouragements, soupire devant l’incoercible passage du temps, dans un va-et-vient bien humain de sentiments, tel le balancier d’une horloge. Pour peu qu’on remonte celui-ci — et la poésie y pourvoit, justement —, il ne s’arrêtera jamais : « Si le sort est scellé / Le terminus connu / Il reste l’imprévu / De l’étrange voyage. »

Philippe Colmant, Tectonique du temps, Le Coudrier, ISBN 978-2-39052-047-4

 

mardi 7 mars 2023

Hilarité confite

« Il faut tenir son journal de confinement, et il doit vite se distinguer des milliers ou millions de journaux de confinement. Un spasme qui cherche une validation éditoriale quand un Français sur trois affirme avoir le désir d’écrire un livre. » Pour Christophe Esnault, nul besoin de validation éditoriale, au vu de sa bibliographie déjà bien fournie… et en plus, il a l’élégance de servir son journal de confinement après un certain temps, hors de la hâte qui a vu beaucoup des aspirants à l’écriture qu’il égratigne se précipiter vers les éditeurs comme des moustiques sur une peau bien tendre. Se distingue-t-il, alors ? Oui, assurément ! Les saynètes que Christophe offre dans Hilarité confite, loin de s’ancrer simplement dans un réel bousculé par l’absurde — tout le monde en a fait l’expérience, ce serait redondant —, sont autant de microcontes parfois surréalistes, parcourus par un humour aux allures de sérieux diariste. Le premier texte voit le narrateur piquer le caducée d’un médecin pour profiter de l’aura accordée aux soignants : il y a de la révolte dans ce petit livre, de la révolte de gilet jaune assumée, une envie de damné de la terre de clamer son existence et de mettre fin aux privilèges. Que s’est-il donc passé pour que le narrateur saute le pas ? « Habituellement, les gens ne font rien de leur vie, maintenant ils le savent », pardi. Sous la surface amusante d’historiettes de confinement pulse la mise au jour des entraves sociétales qui s’exercent en permanence, qu’on soit enfermé chez soi ou pas. Peut-être avec un brin de masochisme : « Je cherche les policiers de ma ville, je souhaite qu’ils me contrôlent, je n’ai pas d’attestation pour circuler, on devrait réussir à s’entendre. » L’auteur enfonce le clou dans Cas contact de cas social, qui suit, en brossant le portrait d’individus face au virus, en toute inégalité. Si l’humour reste le fil conducteur du livre, on ne peut s’empêcher quelquefois de rire jaune (comme la couleur de la couverture). Heureusement, l’écriture sociale de Christophe, comme à son habitude, se/nous morigène avec le sourire, atténuant les égratignures qu’elle inflige grâce à un solide sens de la dérision.

Christophe Esnault, Hilarité confite, suivi de Cas contact de cas social, Cactus inébranlable éditions, ISBN 978-2-39049-076-0

jeudi 23 février 2023

Les filles dorment de l’autre côté

« Il existe un parc infini / Où mémoriser / L’enfance // C’est le parc de l’exil » : ce nouveau recueil de Zoé Valdés que publient les éditions Jacques Flament est toujours traversé par le fil rouge de l’exil, comme l’était Anatomie du regard. L’autrice continue d’y régler ses comptes avec son île natale (« Cuba en 1959 en a fini avec les fleurs / Au profit du vert militaire et du gris des barbes / Les papillons se sont évaporés à l’étranger / Comme le reste »), mais, incorrigible amoureuse, elle y fignole aussi des poèmes d’amour — enfin, plus exactement des poèmes du souvenir d’amours passées, autant d’étapes de la recherche (vaine ?) d’un « prince bleu / Ou de n’importe quelle couleur ». Mais la vraie déclaration qui irrigue tout l’ouvrage est faite à Caracas, « une ville qui tient sur un pétale », « au parfum de coing / Ou de goyave dorée ». Valdés y déambule en vers et en strophes, nostalgique pour toujours de Cuba mais conquise par Chacao, une des municipalités de la capitale vénézuélienne. Ses poèmes, très souvent courts, s’attachent tant à narrer qu’à imprimer des images, dans une langue fluide et simple que la traduction rend sans fioritures excessives. Elle sait se faire violente par moments, voire véhémente, tout comme elle sait décrire un amour physique aux cascades de Soroa avec ce qu’il faut de détails pour émoustiller, en y injectant un humour léger et railleur. Une poésie douce-amère mais pas simpliste, empreinte de fantastique même, lorsqu’on rencontre Lamorgue, « Un être enkysté dans l’entraille / D’une tarentule ». Une poésie, finalement, qu’il fait bon lire avec notre passé en tête, une ville ou une personne qu’on a aimées, comme un hommage magique que l’autrice leur rendrait à travers sa propre expérience.

Zoé Valdés, Les filles dorment de l’autre côté, traduction d’Albert Bensoussan, Jacques Flament, ISBN 978-2-36336-553-8

J’avais inauguré avec le précédent opus de Zoé Valdés chez Jacques Flament les lectures audio sur ce blog, que j’avais ensuite un peu oubliées. Voici donc le poème « Péome à l’agente littéraire » :

 

vendredi 3 février 2023

Se coltiner grandir

« Un journal devrait être secret. / Pour ressembler à la vie. / Notre vie est secrète. / Le reste, c’est du jour. » Peut-être même L’Autre jour, titre du premier opus de Milène Tournier chez Lurlure ? En tout cas, la poétesse nous prévient : « Un vrai journal ne pourra commencer, je sais, qu’à la mort de mes parents. » Loin du secret qu’appellerait la rédaction d’un journal, donc, ce recueil (nommons-le ainsi par convention) en flirte pourtant avec la notion, dans son dévoilement autobiographique qui débute par une étonnante « Genèse ». Dieu y commence par inventer l’impératif. « Il est des infinitifs qui se comportent comme des impératifs », annonce d’ailleurs Milène en quatrième de couverture, prenant l’exemple de « grandir ». Alors elle se coltine à la vie, la sienne, dans une forme qui montre l’intime derrière une roborative couche de poésie. Sincère toujours, impudique jamais, tant l’expression, travaillée aux outils stylistiques les plus performants, donne à ses souvenirs les atours de la littérature libératrice. Courts poèmes, longues proses : l’alternance des formes empêche la routine du déroulement du temps, prévient la lassitude de la présentation d’une existence qui après tout n’est pas si différente des autres. La poétesse enjambe donc les écueils du genre, habilement. Lorsqu’elle s’aventure dans la composition de petits aphorismes, dans la partie « Méditations », ceux-ci se distinguent par l’attention particulière portée au langage ; ce sont de véritables poèmes, pas de simples bons mots. À la vue d’un « corps qui hésite / entre Jésus et jouir », l’« ivresse d’araignée, de se pendre à sa propre salive » nous gagne à la lecture. Oui, l’autrice a le don de rendre captivantes des tranches de vie qui relèvent du déjà-vu en y insufflant des images et en refusant de se prendre au sérieux. Au fil des pages se glisse un doute permanent, une sorte d’excuse d’être en vie qui touche et bouleverse. Enfance, adolescence, amour, mort passent au crible des phrases ou des vers… tiens, l’amour : « Et je m’avancerai vers toi, mon incompréhensible amour, / Comme sur la dalle immense s’avance / Pour la première fois / Le traducteur en face de son poète. » Se coltiner grandir constitue un titre programmatique, et se coltiner à la vie, c’est également faire l’expérience de la séparation ; là aussi, la forme est travaillée, au point qu’un renversement de perspective s’opère à la fin, avec l’homme aimé, désormais ex, qui prend la parole pour souhaiter à la femme l’écriture. Rarement au cours des deux cents pages peut-on laisser son esprit vagabonder, tant Milène joue de formes, d’images et de mots pour renouveler l’expérience de lecture. Voilà la force de ce livre, « plus chantonné qu’écrit » : cette vie pourrait être en partie la nôtre ou celle de proches, avec ses joies et ses peines, ses émerveillements et ses désillusions, mais c’est une vie de poétesse au talent de conteuse. Quand elle demande dans un des poèmes d’amour « Passe-moi de mon père à tes mains, / Comme c’est écrit sur la vitrine de la boulangerie : / “Changement de propriétaire.” », c’est aussi à nous, lecteurs et lectrices, qu’elle transmet sa vie en partage. Nous en devenons un peu propriétaires en arborant l’ouvrage dans notre bibliothèque. Merci pour le cadeau.

Milène Tournier, Se coltiner grandir, éditions Lurlure, 216 p., ISBN 979-10-95997-45-0

mercredi 14 décembre 2022

Pour Traction-brabant 101 : Cent Ballades d’amant et de dame

Si Christine de Pizan (vers 1365 - vers 1430) a souvent figuré dans des anthologies, combien d’enthousiastes de la poésie peuvent se targuer d’avoir lu un de ses ouvrages en entier ? En voici venu le temps, en tout cas : de cette féministe avant le mot vient de reparaître deux fois ce chef-d’œuvre, d’abord en 2019 aux éditions Gallimard dans une traduction de Jacqueline Cerquiglini-Toulet, puis cette année — c’est à cette version que nous nous intéressons — aux éditions Lurlure dans une traduction de Bertrand Rouziès-Léonardi, lequel avait officié pour le truculent Trubert chez le même éditeur.

Ces Cent Ballades d’amant et de dame forment un roman en vers où les protagonistes s’échangent tour à tour leurs sentiments par ballades interposées, quoique les deux voix s’invitent dans certains poèmes. On y assiste à la cour effrénée de l’amant, au doux refus de la dame, qui se transforme en peut-être, puis en passion ; on y apprend l’existence d’un mari, la nécessité pour l’amant de s’éloigner pour guerroyer ; on y décèle des craquelures dans la ferveur, puis on y constate la rupture. L’habileté de Christine de Pizan est de mener tambour battant cette intrigue somme toute banale, alors que la fin’amor des troubadours s’essouffle et vit ses derniers instants en ce XVe siècle. Son secret ? Une langue rythmée et rimée fastueuse, que sert avec rigueur le carcan de la forme en général et de la ballade en particulier. « Amis, fors vous, chose n’est qui me plaise : / Sans vous veoir, je ne porroie estre aise », susurre l’amante à l’heure où les braises de la passion refroidissent déjà.

« Mon ami, sauf vous-même, il n’est rien qui me plaise : / Comment, sans vous voir, vivre un seul instant à l’aise ? », traduit Bertrand Rouziès-Léonardi. Son adaptation virtuose en français moderne choisit de conserver des rimes et de remplacer les mètres de Pizan (sept et neuf pieds majoritairement) par des mètres plus « modernes » (vers de neuf pieds et alexandrins). S’y ajoute une actualisation de la ponctuation, pour un renouvellement de la langue sans la trahir, en préservant le rythme et la musique. La présentation bilingue permet de passer de l’original à la traduction, comme un voyage dans le temps : les sentiments d’alors n’étaient évidemment pas les mêmes, le temps ne s’écoulait pas de la même façon, les conventions sociales étaient différentes. La poésie de Christine de Pizan, en version originale ou dans cette traduction habile, se joue des époques. À l’heure où les voix de femmes en poésie se fédèrent dans des anthologies propres, on lira avec ferveur aussi cette illustre prédécesseure.

Christine de Pizan, Cent Ballades d’amant et de dame, éditions Lurlure, 260 p., 21 €, ISBN 979-10-95997-44-3
Cette chronique a paru dans le numéro 101 du poézine Traction-brabant, à découvrir ici si le cœur vous en dit. Merci à Patrice Maltaverne pour son accueil.


La ballade XXXII, où se mêlent les deux voix :

— Approchez, doux ami, venez donc me parler.
— Très volontiers, ma dame, et ma joie est sincère.
— Quelques mots, mon ami, sans rien me déguiser.
— Que vous dire, ma douce, ô vous qui m’êtes chère ?
    — Si votre cœur en mon corps est greffé ?
    — Ma dame, il l’est, je m’en suis assuré.
    — Il en va de même, au vrai, pour le mien.
    — Un grand merci, belle, entr’aimons-nous bien.

— Vous n’aurez plus besoin, donc, de vous affliger.
— Non, votre doux amour m’a pour propriétaire.
— En gardant mon honneur, voulez-vous m’embrasser ?
— Ah çà, ma dame, il n’est rien qu’autant je révère !
    — N’en faites pas un motif de fierté.
    — Que je sois plutôt à la mer jeté !
    — Reçois mon cœur en échange du tien.
    — Un grand merci, belle, entr’aimons-nous bien.

— Cela vous plaira-t-il, faute de vous combler ?
— Quoi donc, maîtresse, en qui je trouve ma lumière ?
— D’obtenir un baiser, sans plus avant pousser.
— Je n’ai d’autre ambition que de vous satisfaire.
    — Ami, jurez-moi pleine loyauté.
    — J’ai promis de vous rester attaché.
    — Et moi je vous ferai beaucoup de bien.
    — Un grand merci, belle, entr’aimons-nous bien.

    — En ferez-vous selon ma volonté ?
    — Je m’y plierai, j’y suis déterminé.
    — Je t’aimerai plus que tout ce qui vient.
    — Un grand merci, belle, entr’aimons-nous bien.

jeudi 8 décembre 2022

Elle me disait bonjour une fois sur deux

« Gigolo ou poète, j’ai longtemps hésité à peindre la réalité du prix de la viande en barquette » : pas de doute, la manière d’Hugo Fontaine est bien là, dans ce mélange désinvolte d’images cramponnées à une matérialité qui pourtant aspire à s’échapper. Sauf que le poète, dans ce nouvel opus, a choisi — loin des textes souvent rêveurs ou décalés auxquels il nous a habitués — de se coltiner à la dure réalité de l’amour physique. Dure, vraiment ? Eh bien oui, qu’on en juge : « Ton érotisme me fracasse la bouche, / dans l’extra noir, je t’éclaire à la torche / je m’accroche aux verbes thermolactyls. » Et voilà Hugo qui s’emploie à sublimer de mots l’acte d’amour à sa manière d’éternel ébahi, ce qui, on s’en doute, génère force frottements et autres aspérités. Lui fondamentalement doux y va à la « machette », armé de sa « lampe frontale », sur une « planche à pain ». Pas étonnant que la viande (métaphorique et bien réelle) soit si présente dans ce recueil : la chair et la chère se mélangent avec entrain dans un restoroute sur l’autoroute A2, et un sirop de grenadine a beau se trouver sur la table, c’est à la « boucherie du coin » que l’amant s’approvisionne : « Je t’aime comme j’aime / la viande et le gros sel. » Sans mièvrerie, sans verbes éculés, le poète met son univers et son humour, peut-être même plus pince-sans-rire que de coutume, au service de l’entremêlement des corps. Et puisque « le texte prend une autre habitude / quand tu croises les jambes », la poésie s’annonce en tant que protagoniste autant que la femme qui provoque le désir. Après tout, Hugo « traîne entre deux syllabes, / dévore l’espace entre deux phrases » comme il s’attarderait entre deux seins ou enfoncerait sa langue entre deux cuisses. Ce court volume, sous couvert de plaisirs érotiques, serait-il de surcroît un traité de poésie déguisé (ou pas) ? Ce dont le poète est sûr, c’est que « les histoires d’amour / finissent par tomber du ciel / comme des excréments d’oiseaux ». Ce qui, on me l’accordera, fait tout de même pencher la balance du côté de la jouissance physique… parce qu’on imagine mal un Hugo Fontaine abandonner la poésie pour une maîtresse plus attirante. Et pourtant, un doute s’installe : « La poésie n’existe plus. / Je te mangerai / sans procéder à une deuxième lecture. » Nous, humbles lecteurs aguichés, y procéderons volontiers, tout émoustillés.

Hugo Fontaine, Elle me disait bonjour une fois sur deux, éditions Le Mot/Lame, 53 p., ISBN 979-10-96556-43-4

vendredi 11 novembre 2022

Tourner. Petit Précis de rotation

Si le titre de ce recueil est un clin d’œil revendiqué à Cioran, selon la quatrième de couverture, il m’a aussi fait penser à Perec, puisque l’ouvrage pourrait constituer une tentative d’épuisement des acceptions et des expressions liées au verbe tourner. On y avance comme lorsque, enfant — et pourquoi pas adulte, je le confesse —, on lisait le dictionnaire tel un roman, puisant dans les définitions l’incroyable aventure de la vie vécue par les autres. Ici, bien entendu, il s’agit de poésie, plus exactement de poésie rythmée, sonore (l’autrice ne cite-t-elle pas Tarkos ?) ; les mots s’y entrechoquent comme « une double hélice folle dans un espace virtuel d’auto-engendrement ». « Parce que venus au monde on tourne », tout simplement. Et avec ce verbe tourner, les significations abondent. Béatrice Machet, après un… tour de la question, nous le rappelle d’ailleurs à la fin : « Tourner est plus que tourner / et les différentes acceptions / les plusieurs sens du mot / se rassemblent en un concept entre suspens et chute / qui fait du temps une affaire de cycles / qui fait des souvenirs un manège du temps présent ». Et nous en serons passés par une visite vertigineuse du monde à la lumière crue du vocabulaire, celui de l’esprit mais aussi celui, bien réel, des tourments actuels, tournant « le dos à la guerre », égratignant l’extractivisme : « On tourne on vrille on extrait on carotte on forage. Et si rien alors sables bitumineux feront l’affaire. » On se souviendra que Béatrice est une traductrice infatigable de la poésie des peuples autochtones américains : ceux-ci se voient lésés de leurs droits dans nombre de projets d’exploitation des hydrocarbures. Le recueil ne tourne pas autour du pot, donc, et ne rechigne pas à se coltiner avec le plus dégoûtant des réels. Mais il virevolte aussi de phonèmes rêveurs, les secoue, les tord, extrait des acceptions les excitations et des dictons les bonds en avant. Ça cogne dans la langue, ça fuse de toutes parts. On reconnaît au passage des citations, détournées pour coller au verbe choisi, telles ces « roquettes de la vérité […] bien mal embouchées ». Le fond et la forme se tournent autour : « Narcisse et son spin interne. Plus on tourne et plus on est philosophe. » Et plus on est poète, assurément. En tournant les pages, la sensation de vertige — au sens d’ivresse de la découverte — s’affirme. Et l’habile polysémie pratiquée par la poétesse, tantôt rageuse, tantôt contemplative, ne nous quitte pas un instant : « On tourne parce que le monde est révolution. »

Béatrice Machet, Tourner. Petit Précis de rotation, Tarmac éditions, 70 p., ISBN 979-10-96556-43-4

mardi 8 novembre 2022

Et les regarder les fantômes

Tout commence avec l’indication « Allegro. Maestoso. » Déjà les mélomanes auront la puce à l’oreille et penseront à un accompagnement symphonique, impression qui se concrétisera sans équivoque avec le troisième mouvement du recueil, « In ruhig fliessender Bewegung » : nous sommes ici sous l’égide de Mahler, et plus précisément dans les notes de sa deuxième symphonie. Du reste, l’autrice le mentionne dans un appendice en forme de « piste cachée » à la fin ; c’est que si la poésie de Pauline Catherinot ne se livre jamais tout entière, navigant souvent entre non-dits et suggestions, le lien avec la musique du compositeur autrichien revêt une importance particulière qu’il convient de ne pas négliger. À commencer par le surnom de la partition, « Résurrection », qui met en tête des pistes d’interprétation de ce texte court et puissant. « (Et) L’enfouissement. On se cache derrière des milliers de peaux. On laisse les entrailles pourrir. On la bouffe dans les congélateurs — cette existence » : chacun des fragments en prose poétique commence par ce « (Et) » incantatoire, suivi de phrases denses, hachées, à maintes reprises brisées par une ponctuation alternant entre points définitifs et tirets suspensifs. On y saute d’une idée à l’autre, comme si la mémoire — après tout, il est bien question de fantômes — fournissait des souvenirs incomplets, qu’ils soient refoulés en raison de leur violence ou tronqués par le passage des années. « Les araignées entre — Contre — Je n’ai pas le — C’est du granite qui — Jambes tremblent. Pas de point d’ancrage. » Dans ce livre où tout vacille se trouvent matérialisées tant la difficulté à vivre avec le passé que l’influence de celui-ci sur le présent, même lorsque cela relève d’un mouvement inconscient. Pauline capture les hésitations et les cahots du cerveau avec une langue fortement orale, dont on devine qu’elle se déploierait de façon furieusement complémentaire dans une lecture intime à haute voix. Et cela même si l’« On finit par — Douter du je, douter du il, douter du verbe lui-même ». La bande sonore de résurrection de Mahler apparaît dès lors comme un support à l’errance avec les fantômes du passé, pour coûte que coûte construire, malgré la difficulté de la tâche. L’ensemble laisse aussi entrevoir un film expérimental fantasmé (c’est le cas de le dire, au vu du titre), puisque la poétesse parsème son texte de « cuts » cinématographique. L’objet poétique, entre sombreur des réminiscences et corporalité (« Ça se situe entre les côtes. Le corps qui lutte et se — On ouvre les paumes »), se lit comme en se réveillant d’un rêve à la fois stimulant et angoissant, dans cet état un peu second d’avant la conscience.

Pauline Catherinot, Et les regarder les fantômes, La Boucherie littéraire, 48 p., ISBN 9791096861538

vendredi 21 octobre 2022

Par elle se blesse

Un récit « impossible, lacunaire, dispersé », écrivent les éditions Flammarion dans le prière d’insérer de ce recueil. Oui, loin du volume de poèmes plus ou moins ordonnés, le livre de Julia Lepère constitue un véritable récit, parcellaire ou fragmenté certes, mais qui indéniablement conduit lectrices et lecteurs d’un point temporel à un autre. Le deuxième chant, comme pour le confirmer, présente les « Films d’un train » : il y a bien une gare de départ et une d’arrivée. Du reste, la chronologie est respectée dans les grandes lignes entre les chants, puisque le premier commence en exergue sur « juin, ce mois qui ouvre l’hiver », citation de Marguerite Duras dans L’Homme atlantique, alors que le deuxième cite The Cold Song, un air écrit par John Dryden pour le semi-opéra King Arthur composé par Henry Purcell. L’hiver est là, donc, et le troisième chant évoque lui les ifs de T. S. Eliot, qu’on imagine tout à fait sous la neige fondante tandis que pointe le printemps. Sur ce canevas global des saisons qui passent inexorablement, sous le regard d’aînés illustres, la poétesse plaque au fil des pages des temporalités parfois bousculées, où une narratrice se remémore une histoire d’amour. La langue apparaît ample, se précipite à l’occasion dans de longues tirades où même la ponctuation cède le pas à la déclamation, avant de ménager des pauses où les mots se font rares et précieux sur la page, où les vers se contentent d’un mot seul. Tout un rythme se déploie ; on sent bien sûr l’influence du théâtre chez Julia Lepère, comédienne. Si son texte se nourrit d’abord d’instantanés et d’allusions, on ne ressent pas de frustration au flou des situations évoquées et aux trous dans le récit ; au contraire, ceux-ci représentent des tremplins d’émotions. « J’attends qu’il me touche, duvet d’oiseau / Qui s’entête à la branche / J’attends que sorte la chouette effraie, je suis / Effrayée d’amour // À moins que ce ne soit une faim / Louve » : la sensualité exacerbée du texte passe aussi par une animalité qui affleure en permanence. L’amant sera également comparé à un cerf, dont le brame remplira à plein son office de séduction : « je suis déjà trop fort à L. » Pour qui a lu Je suis une cérémonie — le précédent recueil de la poétesse —, certains choix de vocabulaire (l’importance du sel par exemple), l’apparition d’une sirène (Mélusine était le personnage principal du premier opus), les images si bien trouvées qui marquent les sens jetteront des ponts bienvenus entre les deux lectures. Mais Par elle se blesse, par-delà l’histoire d’un amour passé, pose aussi les jalons d’un discours universel sur les relations amoureuses. Lequel a parfois un petit air de Sisyphe : « Je suis le rocher sang au plein milieu des terres, l’ascension vers ton nom ». L’amour, ça blesse — et pourtant la narratrice sans cesse le cultive, attirée par ses lumières : « On me disait l’histoire / D’une femme comme une mer // Percée par où passa / L’éclat du phare ».

Julia Lepère, Par elle se blesse, éditions Flammarion, 129 p., ISBN 9782080291554

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