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mardi 24 octobre 2023

Lettres à Madame

Constante, quasi lancinante, l’adresse à « madame » qui emplit chaque page du recueil pose la question de savoir quelle destinataire se cache derrière cette politesse scandée. « le monde est laid, madame, mais nous écrivons des lettres à des êtres symboliques » : il serait peut-être trop simple de n’y voir qu’un symbole, cependant. Nathanaëlle Quoirez ne manque pas, dans son alternance de lettres en prose poétique et de poèmes en vers libres centrés, de glisser des indices ; mais ne sont-ils pas contradictoires ? Puisque la « pupille bain de mutisme [de madame] / donne à ma plaie son engelure », on pourrait opter pour un amour vache. Mais dans ce « réel magique, pendant intime ensorcelé », avec un « poids de bure à porter », les références à Dieu sont tellement présentes qu’on verrait bien madame en madone. « votre effigie, madame, je tremble / tranchée dans l’hystérie » : l’effigie est-elle ainsi la clé ? D’autant que nombre de phrases évoquent l’accouchement, l’enfantement, que nombre de scènes se passent en milieu hospitalier — souffrance de soi, des autres, du corps qui se traduit en paroles écorchées sur la page. Et que les références à l’écriture sont aussi légion : « vous savez, madame, ma typographie ligature quand la corde manuscrite esclave, moi je désire comme l’autre jour ma soif, brusque fond d’où me brasser. » Mais foin des tentatives d’interprétation (et il y en aurait tant d’autres que celles exprimées avant), puisque la poésie consignée dans un livre appartient au fond à celui ou celle qui la lit, pas au chroniqueur, fût-il enthousiaste. En vérité, ce serait se priver du plaisir de la langue de la poétesse que de se laisser accaparer tout le long de l’ouvrage par la question de l’identité de « madame ». On se délectera plutôt des bouleversements verbaux, des télescopages de substantifs, de la modestie lyrique qui fait de l’autrice une « mouche piquée d’ego avec pour proie sa propre merde ». Car Lettres à Madame tourne parfois à la prière, mais la déférence aveugle n’y est pas de mise : « que mon dieu est petite / sangsue à la poitrine / un clou de braise le matin vermillon ». C’est avec pugnacité devant l’adversité (et là, on est face à une réalité qui ne souffre pas d’interprétation) que Nathanaëlle Quoirez apostrophe madame, la tance, la flatte, la caresse de vers et de phrases où l’on sent sous la plume « la dent cariée du verbe ». Pour, à travers elle, atteindre une délivrance — qu’elle soit guérison, amour partagé, accouchement, point final d’un recueil… — en forme de pari sur ce qui viendra : « l’avenir recuit son utopie invertébrée. »

Nathanaëlle Quoirez, Lettres à Madame, éditions Lurlure, ISBN 979-10-95997-57-3

samedi 5 août 2023

Le Tombeau de Jules Renard

Voilà un petit livre réjouissant, qui brille de concision et de malice. Sur le modèle des Histoires naturelles de Jules Renard (si vous ne les connaissez pas, un tour sur le site ebooksgratuits.com vous permettra de les lire), Ivar Ch’Vavar propose un ensemble de tercets consacrés à la faune, gentiment décalés et souvent empreints d’un anthropomorphisme cocasse ou émouvant — n’est-ce pas, « petites mains humaines » de la taupe ? Découvrons donc la corneille : « elle nage – crawl et brasse – / dans le ciel tout gris tout blanc / et croasse après sa race. » Le poète concentre toute la puissance des mots, des métaphores, des assonances, des rimes, des homophonies pour capturer en un instant une image qui fait mouche. Tiens, d’ailleurs, « mouche à damier et dermeste du lard » : « pendant que la mouche à damier nous distrait / à arpenter tout l’échiquier, le dermeste / du lard se glisse dans le placard. » Il y a aussi de l’action dans ces saynètes de la vie animale. Et qui dit vie animale dit fables, évidemment : « quand le goupil mange un couscous / plus que la poule ou la semoule / son vrai régal c’est le pois chiche. » Humour permanent, jeux de mots subtils, la palette des effets est large pour un ouvrage d’à peine cinquante pages — dont dix pour la préface de Laurent Albarracin, très informative. Jules Renard écrivait pour les enfants, mais gare pourtant : ça n’est pas le cas ici, (quelques) allusions grivoises obligent. Ainsi, « la grenouille, une jeune fille / nue, fait comme toute jeune fille / nue renversée sur le dos ». Mais lorsque l’on verse dans le scatologique, c’est avec beaucoup de délicatesse, tel ce « ténia monomaniaque » qui « édifie / dans la nuit de nos cloaques l’infini / simulacre (mais tout flasque) du rachis ». Le poulpe prend le pouls, le lama veut un baiser… tout ce bestiaire remue, virevolte, sautille dans les vers allègres, pour laisser place dans une courte seconde partie à des « Haïkus de l’agneau » dont sera absent l’agneau (oui, il y a une explication). Malicieux, on vous dit !

Ivar Ch’Vavar, Le Tombeau de Jules Renard, éditions Lurlure, ISBN 979-10-95997-48-1

vendredi 3 février 2023

Se coltiner grandir

« Un journal devrait être secret. / Pour ressembler à la vie. / Notre vie est secrète. / Le reste, c’est du jour. » Peut-être même L’Autre jour, titre du premier opus de Milène Tournier chez Lurlure ? En tout cas, la poétesse nous prévient : « Un vrai journal ne pourra commencer, je sais, qu’à la mort de mes parents. » Loin du secret qu’appellerait la rédaction d’un journal, donc, ce recueil (nommons-le ainsi par convention) en flirte pourtant avec la notion, dans son dévoilement autobiographique qui débute par une étonnante « Genèse ». Dieu y commence par inventer l’impératif. « Il est des infinitifs qui se comportent comme des impératifs », annonce d’ailleurs Milène en quatrième de couverture, prenant l’exemple de « grandir ». Alors elle se coltine à la vie, la sienne, dans une forme qui montre l’intime derrière une roborative couche de poésie. Sincère toujours, impudique jamais, tant l’expression, travaillée aux outils stylistiques les plus performants, donne à ses souvenirs les atours de la littérature libératrice. Courts poèmes, longues proses : l’alternance des formes empêche la routine du déroulement du temps, prévient la lassitude de la présentation d’une existence qui après tout n’est pas si différente des autres. La poétesse enjambe donc les écueils du genre, habilement. Lorsqu’elle s’aventure dans la composition de petits aphorismes, dans la partie « Méditations », ceux-ci se distinguent par l’attention particulière portée au langage ; ce sont de véritables poèmes, pas de simples bons mots. À la vue d’un « corps qui hésite / entre Jésus et jouir », l’« ivresse d’araignée, de se pendre à sa propre salive » nous gagne à la lecture. Oui, l’autrice a le don de rendre captivantes des tranches de vie qui relèvent du déjà-vu en y insufflant des images et en refusant de se prendre au sérieux. Au fil des pages se glisse un doute permanent, une sorte d’excuse d’être en vie qui touche et bouleverse. Enfance, adolescence, amour, mort passent au crible des phrases ou des vers… tiens, l’amour : « Et je m’avancerai vers toi, mon incompréhensible amour, / Comme sur la dalle immense s’avance / Pour la première fois / Le traducteur en face de son poète. » Se coltiner grandir constitue un titre programmatique, et se coltiner à la vie, c’est également faire l’expérience de la séparation ; là aussi, la forme est travaillée, au point qu’un renversement de perspective s’opère à la fin, avec l’homme aimé, désormais ex, qui prend la parole pour souhaiter à la femme l’écriture. Rarement au cours des deux cents pages peut-on laisser son esprit vagabonder, tant Milène joue de formes, d’images et de mots pour renouveler l’expérience de lecture. Voilà la force de ce livre, « plus chantonné qu’écrit » : cette vie pourrait être en partie la nôtre ou celle de proches, avec ses joies et ses peines, ses émerveillements et ses désillusions, mais c’est une vie de poétesse au talent de conteuse. Quand elle demande dans un des poèmes d’amour « Passe-moi de mon père à tes mains, / Comme c’est écrit sur la vitrine de la boulangerie : / “Changement de propriétaire.” », c’est aussi à nous, lecteurs et lectrices, qu’elle transmet sa vie en partage. Nous en devenons un peu propriétaires en arborant l’ouvrage dans notre bibliothèque. Merci pour le cadeau.

Milène Tournier, Se coltiner grandir, éditions Lurlure, 216 p., ISBN 979-10-95997-45-0

mardi 18 octobre 2022

Le Château qui flottait

Les éditions Lurlure, avec la publication de ce poème « héroï-comique », ont décidément de la suite dans les idées. En effet, à leur catalogue figurent tant de la poésie épique – on pense au délicieux Trubert – que des livres qui font la part belle à l’alexandrin – en particulier plusieurs de Pierre Vinclair. Et ça tombe bien, puisque Laurent Albarracin propose ici une épopée en vers de douze pieds par un groupe de Pieds nickelés de la poésie. « C’était un château assez vieux et merveilleux. / Tout un tas de trucs croissaient, et pas que du lierre » : et voilà nos héros, parmi lesquels nombre de usual suspects notamment des éditions Lurlure, de la revue en ligne Catastrophes (où le livre a été publié en feuilleton) ou de la maison d’édition d’Albarracin lui-même – Le Cadran ligné –, partant à l’assaut de l’édifice. La quête emprunte au style médiéval pour mieux y faire grincer des mots et expressions modernes, dans des alexandrins qui claquent et des situations improbables : « — Mais comment peut-on voguer sur la mer antique / Et dans un couloir ? demanda Charles-Mézence. / — Tu nous fais chier avec tes questions de logique / Lui fut-il rétorqué sur un ton peu amène. » Au cours de cette geste de 1 400 vers, les paladins, les paladines et l’auteur s’emploient, se taquinent, s’essaient à des considérations philosophiques détournées ou à des comparaisons farcesques : « L’espace résistait comme du Nutella / Quand tu le sors du frigo (mais qui l’a mis là ?). » D’ailleurs, prévient Albarracin, « Le beau n’est pas l’intrigue et sa véracité / Mais ce qui est imprévu que la rime amène », et l’on se régale de l’invention qu’on devine tirée du fil de sa plume. Les Blemmyes, « curieux êtres acéphales », attaquent le petit groupe d’assaillants alors que celui-ci est parvenu dans la tour de garde. Mais la créature la plus terrible est évidemment le dragon… pardon, le « leucocrotte », qu’il leur faudra combattre avec toute la force de leur intelligence collective. Quoi d’autre, du reste, pour des poètes qui n’ont pas brillé avant par leur adaptation à l’armement médiéval ? Fidèle aux épopées chevaleresques mais aussi ancré dans la modernité par son vocabulaire et son intertextualité (point besoin cependant de connaître les œuvres des protagonistes pour l’apprécier), Le Château qui flottait est un texte réjouissant et inventif de poésie narrative et ironique, toujours « Avecque l’énergie d’un bel alexandrin ».

Laurent Albarracin, Le Château qui flottait, éditions Lurlure, ISBN 979-10-95997-43-6

lundi 28 mars 2022

Tout est normal

« Une chronique fragmentée du quotidien » : c’est ainsi qu’est présenté le livre sur le site de son éditeur. Bien entendu, c’est rigoureusement exact, en dix chants et quatre interludes. Ce que je retiens cependant, c’est l’adjectif « fragmentée », qui me semble le fil conducteur du recueil. C’est que la fragmentation des vers, des phrases, des paragraphes, des strophes est omniprésente, avec ses réminiscences de collages aussi, installant un rythme qui paraît celui de la respiration de son auteur. Souvent, les tabulations avant ou au sein des vers ont, au mieux, dans une certaine poésie, juste une signification graphique, d’aération. Dans Tout est normal, cette aération sert le texte, devient expiration… puis inspiration, bonne nouvelle pour un poète ! La forme est parfaitement travaillée par Guillaume Condello, qui propose des tranches de vie composées comme autant de regards furtifs matérialisés par ses vers fuyants, à trous, parsemés d’italique, de citations. Preuve s’il en est de l’attention portée à la forme, encore : la non-utilisation du point (à de rares exceptions bien précises), sauf pour montrer la prononciation des mots, en l’espèce la diérèse (« une déclarati.on solennelle », « il aurait fallu fi.èrement lui jeter / comme des fleurs »). Et puis à un interlude en haïkus succède ce chant où l’on peut lire le japonisant : « lui aussi sans pourquoi le cerisier fleurit / encore    blanc pourquoi / (ce n’est pas /     un sakura) ». Décidément, le poète a de la suite dans les idées. Mais on n’aime pas un recueil pour sa seule maîtrise formelle, bien entendu. Du côté du fond, pour en revenir à la fragmentation, lecteurs et lectrices se voient proposer un regard observateur sur l’époque à travers des épisodes, des chants divers et variés, tel le premier intitulé « De l’autre côté de l’écran » : « au-dehors /     au téléphone / en fleurs jeunes /     garçons et filles riant / museaux de lapinous oreilles de kitty / leurs images inversées dans /     l’écran liquide où former /         des cristaux de vie ». Nirvana y rencontre Téléchat, les élections présidentielles depuis 1981 sont présentées par leurs animations graphiques qui révèlent le visage de l’heureux élu à 20 heures, l’amour est autant le souvenir de tentatives d’écriture de poèmes que la lecture d’un numéro d’Union récupéré lors d’un intérim comme éboueur. Allez, soyons franc : si ces poèmes nous touchent, c’est qu’ils savent faire vibrer en nous des expériences passées, présentes, voire à venir. Oui, l’auteur de ce billet a aussi été éboueur (mais n’a jamais lu Union) pour gagner un peu d’argent en été. Tout comme il a été démarché par des témoins de Jéhovah qui sonnaient chez toutes les personnes avec un nom à consonance italienne ; dans « Apocalypse à peu près », « Signore Condello » signe peut-être son chant le plus émouvant, où la visite des « représentants en commerce des âmes » italophones provoque une vague de souvenirs de mots calabrais, puis verse dans l’horreur : « la Bête est déjà là elle hante l’Europe en haillons le chiffre sur son front ». Mais d’apocalypse point, finalement. Juste « un frisson /     de vent » qui passe dans le dos du poète, après avoir congédié les fâcheux. Et, à nouveau, après la fragmentation du réel poétique, tout est normal.

Guillaume Condello, Tout est normal, éditions Lurlure, ISBN 979-10-95997-42-9

mardi 30 novembre 2021

Et voici la chanson

chanson.jpg, nov. 2021

Je dois avouer que j’ai remis plusieurs fois la lecture de ce recueil. Au bout de quelques pages, je sentais que ma lecture n’était pas en phase avec l’écriture ; je ne savais pas comment continuer. J’ai lu les comptes rendus de Pierre Vinclair et de Georges Guillain, deux passeurs qui m’ont souvent aidé dans mon approche de certains ouvrages : non, toujours pas possible de donner l’attention adéquate au livre. Et pourtant, il le méritait, je le savais. Ma brève conversation à son propos avec Hélène au Marché de la poésie me le rappelait aussi. Et puis aujourd’hui, quelque chose s’est débloqué. Et voici la chanson est composé d’instants, de sensations, de couplets hétéroclites dans un grand tout qu’on peut difficilement résumer ; la narration n’y est certes pas absente, mais elle n’est pas linéaire. Elle ne prend pas vraiment la forme de fragments, mais plutôt d’éclats — un mot auquel j’avais pensé avant de lire le second compte rendu ci-dessus, mais ça n’avait pas suffi. Des éclats de lune ou de soleil, astres auxquels sont associés les deux larrons récurrents Joug et Joui. Des apparitions les relient, des chansons viennent ponctuer le recueil. Il s’agissait dès lors d’autoriser le cerveau à entrer les multiples éclats de l’écriture d’Hélène dans de petites boîtes et de les apprécier un à un pour leurs reflets, sans chercher à en admirer l’hypothétique mosaïque. Sans pourtant se refuser à en coller certains à d’autres. Une convention de lecture exigeante, mais finalement assez naturelle une fois déclenchée. Il y a une véritable recherche visuelle (typographie, images, signes) et sonore (la lecture à haute voix facilite l’immersion) dans ce texte, qui savamment déstructure la phrase comme la ligne temporelle. Tiens, c’est même revendiqué : « Bon, c’est fini, sortez de votre trou, cette / musique doit être fracassée, la tonte est / commencée depuis longtemps, ciseaux / tombent sous l’arbre, fricassée de mots / finis, enterrés certains jusqu’au bout ». Et jusqu’au bout, image par image, avec également un humour discret mais réel, ça fricasse, ça touille, ça malaxe la pâte des lettres, ça convoque l’histoire, les rêves, l’amour, les opposés qui s’attirent. Il faut se lancer. Le dernier mot à la poétesse ? « Pas triste. Vivifiant. »

Hélène Sanguinetti, Et voici la chanson, éditions Lurlure, 979-10-95997-32-0 (le livre a paru initialement aux éditions de l’Amandier)

mardi 20 avril 2021

Pour Traction-brabant 93 : revue TXT numéro 34

txt.jpg, avr. 2021

Désormais éditée par Lurlure, TXT nouvelle mouture tient un peu du livre ; si l’impression de revue domine toutefois, c’est en raison du (roboratif) sommaire en couverture qui énumère l’ensemble des poètes qu’on pourra y lire. Mot-valise au champ sémantique multiple, « Travelangue » y annonce aussi la couleur de façon concise mais claire, puisque les pages rouges de la revue — au sens de fil rouge également —, rédigées collectivement et dispersées au fil des textes, se rapportent aux sujets du voyage et des langues. Avec un humour parfois potache (les « craductions », où par exemple le breton penn ar bed, Finistère, devient « peinard au lit »), avec une dérision qui fait plaisir à voir dans le champ poétique (rappelant la feue Tribune du Jelly Rodger), la revue saupoudre de bons mots un sommaire par ailleurs d’excellente tenue.

Car les textes choisis sont très travaillés et ont en commun le souci d’une langue poétique originale, où les référentiels grammaticaux, voire orthographiques, s’estompent au profit d’une certaine sidération par le langage. En témoigne la contribution de Stéphane Batsal, « Dead End », qui ouvre la revue : « ça caillait mais la putain de lune comme il a dit était pas à l’endroit où il voulait — où il voulait qu’elle soit située c’est ce qu’il a dit et attends là dehors debout — et (peut-être que le froid me faisait délirer) j’ai vu toutes les arêtes molles sur la voiture transportées par une houle sous la lune et le bleu pas d’origine irradiait ». On est emmené dans une histoire où des figures féminines rapportent une rencontre avec un homme à la voiture bleue, pétri d’obsessions qui deviennent un peu les leurs. Langue triturée, langue malaxée. On ne pourra énumérer tous les textes ici, mais tant Christian Prigent avec son rabelaisien « Chino au pays des Gorgibus » que Jean-Paul Honoré et son intrigant « Dictionnaire de voyage » restent dans le ton. Une poésie exigeante certes, mais qui interpelle en permanence. Beaucoup de contributions prennent en outre un tour ludique.

Autre pan important de la revue, les traductions des auteurs brésiliens Ricardo Domeneck et Augusto dos Anjos renforcent le sentiment de découverte en allant fouiller la poésie d’ailleurs : toujours le voyage ! Si le premier pratique la fluidité teintée d’humour, comme lorsqu’il s’adresse à Ulysse pour lui dire « Rentrer chez soi, à quoi bon ? / Profite du voyage, / Odyssée. Personne / ne sait ce qui s’est passé / à Ithaque / pendant ton absence », le second s’adonne à une préciosité parfois angoissée qui prend aux tripes. Voyez vous-mêmes dans l’extrait ci-dessous. Cette chronique n’ira pas plus loin dans l’épluchage de la revue, faute de place, mais celle-ci est chaudement recommandée pour son mélange détonant de voyage, d’humour, d’(auto)dérision et d’innovation linguistique.

TXT no 34, concoctée par Bruno Fern, Typhaine Garnier et Yoann Thommerel, aidés de Christian Prigent, éditions Lurlure, 200 p., 19 €, ISBN 979-10-95997-30-6.
Cette chronique a paru dans le numéro 93 du poézine Traction-brabant, à découvrir ici si le cœur vous en dit. Merci à Patrice Maltaverne pour son accueil.


Un poème d’Augusto dos Anjos, traduit du portugais brésilien par Marcelo Jacques de Moraes, avec le concours de T. G. :

AGONIE D’UN PHILOSOPHE

Je consulte mon Phtah-Hotep. Lis l’obsolète
Rig-Veda. Devant eux, rien ne me console…
L’inconscient me hante et je reste sans parole
Avec, de l’harmattan, la fureur inquiète !

De la mort d’un insecte je me délecte !…
Ah ! l’ensemble des phénomènes du sol
Me semblent réaliser de pôle à pôle
L’idéal d’Anaximandre de Milet !

L’hiératique aréopage hétérogène
Des idées, je le parcours sans une gêne
De l’âme cénobite à l’âme de Haeckel !…

J’arrache des mondes le velum épais ;
Et en tout, comme Goethe, je reconnais
L’empire de la substance universelle !

dimanche 6 décembre 2020

Le Confinement du monde

confinement.jpg, déc. 2020

Un billet en forme de sonnet pour rendre compte d’un recueil de sonnets : Le Confinement du monde, de Pierre Vinclair, chez Lurlure.


Confinement ? Peste, je m’étais bien juré
de ne pas lire de contributions po
étiques sur ce moment où forcé repos
de consommation valait immunité.

Eh quoi ? Seuls les virus ne changent pas d’avis :
voilà que je dévore ces septante pages
où tour à tour Vinclair porte vibrant hommage
aux soignants aux bébés aux vivants aux occis.

De sonnet en sonnet d’alexandrins en trous
de vers, telles des anosmies au rythme fou,
le poète dégage les faibles écri

tures des lyriques textes opportunistes ;
sa fusée est Proton, ses tuyères Maciste
pour bouter corona hors la Gaïalaxie.

dimanche 8 novembre 2020

L’Autre Jour

tournier.jpg, nov. 2020

Il existe des livres-monde et des livres-univers ; pour L’Autre Jour, de Milène Tournier, aux éditions Lurlure, j’emploierais bien le terme de livre-époque. Pour se persuader de la pertinence de cette appellation, un petit tour par la table est suffisant : on y croise d’abord les « poèmes de famille », puis les « poèmes urbains », puis les « poèmes entendus » — entendez, justement, des retranscriptions poétiques de bribes de conversations —, et ainsi de suite. Que fait donc Milène Tournier ? Elle brosse le portrait d’une époque, la nôtre, à travers des poèmes variés qui utilisent toutes les situations de la vie quotidienne et convoquent nos espoirs, nos peurs ou nos obsessions. C’est ce qui rend le compte rendu périlleux, tant la diversité irrigue le recueil, sur le fond comme sur la forme, avec cependant cette unité que constitue l’exploration de notre civilisation par le petit bout de la lorgnette poétique. La poétesse manie les formes les plus courtes (« Laisse-moi je t’en supplie / Avoir un rôle / Dans ta respiration », dans les « poèmes ton amour »), ne dédaignant pas les aphorismes parfois, sérieuse ou narquoise. Elle fait aussi usage du traditionnel retour à la ligne dans des poèmes plus longs, comme celui-ci, qui, on en conviendra, passe au fixateur l’instantané de notre confinement de manière intelligente :

Les magasins étaient fermés, les routes bloquées.
Il fallait désormais faire son pain.
Être un humain qui fait son pain.
Les écoles étaient vides.
Les parents serraient leurs enfants dans les bras et alors que ça devait suffire, cela ne suffisait pas.
Certains se suicidaient. Les plus solitaires et ceux, surtout, qui ne s’étaient jamais imaginé faire, avant, leur propre pain.
Le siècle improvisait le siècle.
La Terre, elle, tournait. Les loups hurlaient.

Et puis les textes les plus captivants, à mon sens, sont ceux où l’autrice s’épanche dans des poèmes en prose longs et composés en fines arabesques de sens, où les télescopages ne sont pas en reste. Comme ce début magistral où elle commence en vers relativement courts, puis chemine vers plus de longueur avant de dérouler sa pensée en longues phrases, en prose poétique fluide. On pourra le lire et forger son opinion dans l’extrait que propose l’éditeur sur son site. On s’y demande, de surcroît, où se situe la limite entre poèmes, puisque poèmes au pluriel il y a, le titre de la section (« poèmes de famille ») nous le confirme : les lignes blanches sont-elles des indications ? Si l’on se le demande, d’ailleurs, c’est qu’il est difficile de quitter l’écriture de Milène Tournier. Si quelques poèmes, surtout parmi les plus courts, sont plus percutants que durablement marquants, la profondeur s’établit au long cours jusqu’à devenir abyssale, dans ce recueil de 150 pages qu’il est difficile de lâcher une fois qu’on l’a commencé. Un livre-époque donc, mais pas de ces livres-époque avec des vers sympathiques, teintés d’humour et de poésie à usage immédiat mais vite oubliée (ce n'est pas le genre des éditions Lurlure, même si ces lectures ne sont pas pour autant désagréables). Ici, le travail de la langue s’allie à un regard original qui fait perdurer les émotions provoquées par la lecture. Et puis aucun thème n’est tabou, c’est aussi ce qui compte. La preuve ? Ce court poème pour conclure, issu des « poèmes en dieu » : « Je serai je te jure / Pour les cent années encore / Ta pèlerine aux yeux fluorescents. » Milène Tournier a sûrement les yeux qui brillent quand elle écrit de la poésie.

Milène Tournier, L’Autre Jour, éditions Lurlure, ISBN 979-10-95997-26-9