Un écrivain de science-fiction qui se fend d’un recueil de poésie, publié dans la nouvelle collection d’imaginaire du Seuil, Verso, ça ne pouvait que m’intéresser. D’autant qu’il se coltine à un thème particulièrement d’actualité, le devenir des émotions de chair face à l’omniprésence textuelle des machines et des intelligences artificielles (c’est l’objet du chapitre « Cyborgs » de mon recueil Flo[ts], paru en 2015, alors bon, je ne pouvais que succomber) : « À défaut d’une grande réforme de l’existence et de ses conditions matérielles, la poésie esquisse encore la possibilité d’un geste différent, et d’humble résistance. » L’excellent La Nuit du faune, publié par Albin Michel Imaginaire il y a quelques années, bénéficiait d’ailleurs d’une écriture très poétique. La poésie comme résistance, avec son « travail de la lyre », c’est donc ce que le recueil propose. Et force est de constater qu’il est éminemment lyrique : dans un rythme où l’alexandrin donne la mesure (même si tous les vers ne sont pas sur ce modèle), Lucazeau convoque toutes les technologies de pointe, tous leurs mots clefs, leurs tournures, et les mélange à un langage inspiré des classiques pour composer des odes parfois dotées de titres en latin, avec un programme bien particulier : « Chaque trouvaille dans le travail du langage et chaque harmonie structurée d’assonances, et chaque rythme qui refuse la banalité de la prose produite par des processus ou par des algorithmes, constituent une victoire contre la trivialité, c’est-à-dire, aujourd’hui, la liquidation du sens dans la production d’un langage automatisé. » Ainsi le « vrombissement de machines vivantes » pulse-t-il dans des lieux où « des prophètes brandissent de banales utopies / enlardées de logos et de technologie », le tout dans un « itératif dédale » connecté « en liaison hypertexte ». Pétri de culture classique, le poète convoque entre autres Dante (« Au mitan de ma vie je m’égarai dans une sombre forêt »), mélange les niveaux de langage (« Ma bite a pénétré de suintants polymères », oui, c’est un alexandrin), sert une poésie un peu surannée, un peu trop lyrique peut-être pour le caractère disruptif des innovations technologiques qu’il chante ou qu’il bafoue — mais il est honnête, nommant une des parties « Esquisses d’un lyrisme pour les jours obscurs ». Cela étant, voilà aussi une poésie sincère qui pourra toucher celles et ceux qui, lecteurs et lectrices de science-fiction, ne connaissent que peu la poésie contemporaine. Jeter des ponts entre les deux genres fait sens. Gageons que les éditions du Seuil ont vu là une opportunité commerciale, Romain Lucazeau ayant déjà un nom bien installé dans le milieu de l’imaginaire, mais après tout, c’est de bonne guerre. Un auteur de science-fiction peut parfaitement ressentir dans sa chair l’appel de la poésie : « L’urbanisation des astres / Travaille mon bas-ventre et raidit mes désirs ».

Romain Lucazeau, Langage|machine, éditions du Seuil, collection Verso, ISBN 978-2-38643-126-5


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