Si le titre de ce recueil est un clin d’œil revendiqué à Cioran, selon la quatrième de couverture, il m’a aussi fait penser à Perec, puisque l’ouvrage pourrait constituer une tentative d’épuisement des acceptions et des expressions liées au verbe tourner. On y avance comme lorsque, enfant — et pourquoi pas adulte, je le confesse —, on lisait le dictionnaire tel un roman, puisant dans les définitions l’incroyable aventure de la vie vécue par les autres. Ici, bien entendu, il s’agit de poésie, plus exactement de poésie rythmée, sonore (l’autrice ne cite-t-elle pas Tarkos ?) ; les mots s’y entrechoquent comme « une double hélice folle dans un espace virtuel d’auto-engendrement ». « Parce que venus au monde on tourne », tout simplement. Et avec ce verbe tourner, les significations abondent. Béatrice Machet, après un… tour de la question, nous le rappelle d’ailleurs à la fin : « Tourner est plus que tourner / et les différentes acceptions / les plusieurs sens du mot / se rassemblent en un concept entre suspens et chute / qui fait du temps une affaire de cycles / qui fait des souvenirs un manège du temps présent ». Et nous en serons passés par une visite vertigineuse du monde à la lumière crue du vocabulaire, celui de l’esprit mais aussi celui, bien réel, des tourments actuels, tournant « le dos à la guerre », égratignant l’extractivisme : « On tourne on vrille on extrait on carotte on forage. Et si rien alors sables bitumineux feront l’affaire. » On se souviendra que Béatrice est une traductrice infatigable de la poésie des peuples autochtones américains : ceux-ci se voient lésés de leurs droits dans nombre de projets d’exploitation des hydrocarbures. Le recueil ne tourne pas autour du pot, donc, et ne rechigne pas à se coltiner avec le plus dégoûtant des réels. Mais il virevolte aussi de phonèmes rêveurs, les secoue, les tord, extrait des acceptions les excitations et des dictons les bonds en avant. Ça cogne dans la langue, ça fuse de toutes parts. On reconnaît au passage des citations, détournées pour coller au verbe choisi, telles ces « roquettes de la vérité […] bien mal embouchées ». Le fond et la forme se tournent autour : « Narcisse et son spin interne. Plus on tourne et plus on est philosophe. » Et plus on est poète, assurément. En tournant les pages, la sensation de vertige — au sens d’ivresse de la découverte — s’affirme. Et l’habile polysémie pratiquée par la poétesse, tantôt rageuse, tantôt contemplative, ne nous quitte pas un instant : « On tourne parce que le monde est révolution. »
Béatrice Machet, Tourner. Petit Précis de rotation, Tarmac éditions, 70 p., ISBN 979-10-96556-43-4