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mardi 3 octobre 2023

Pour Traction-brabant 105 : Entre nous les proies les plus dangereuses

Il y a tant d’allusions à des séries télévisées ou à des films américains dans ce recueil que le poète prévient, dans sa note explicative finale : beaucoup sont « trop fugaces pour être mentionnées ». On ne saurait donc jurer que Desperate Housewives y est évoqué ; Sébastien Fevry nous emmène en tout cas dans un univers poétique où une « allée de garage / [ressemble] à une piste sacrificielle » et où on se demande « qui était la femme derrière les rideaux / et quel homme soupirait à ses pieds, le visage enfoncé / dans la moquette épaisse ». Les poèmes fonctionnent comme autant de saynètes où un secret se révèle, un instant clé se déploie, un paysage se dévoile : « tout se ressemble / dans ce pays qui étale largement sa surface / procédant par étagements successifs / d’étendues d’eau triste ».

Pour autant, il ne faudrait pas voir Entre nous les proies les plus dangereuses comme un livre où la connivence sous forme de références télévisuelles et cinématographiques communes est exigée des lecteurs et lectrices. D’abord parce que, justement, le poète conclut par une note qui liste quelques œuvres faisant l’objet de ces adaptations très libres, mais aussi parce que lesdites références ne sont qu’une des strates qui rendent les poèmes appréciables. En témoigne la première section, « Chose étrange », inspirée de la série Stranger Things : la succession des textes, loin de se borner à paraphraser les images, plante une atmosphère singulière qui se termine sur « Ce qu’il subsiste des années 80 », « quand la nostalgie s’appelait encore / chose étrange ». Pour qui n’a pas vu les épisodes en question, les images sur papier agrippent quand même l’esprit avec force. Le message d’une certaine saudade est très clairement perceptible, de manière autonome.

D’ailleurs, les strophes ne citent presque pas (en tout cas pas en langue originale) les titres des œuvres évoquées, créant ainsi une atmosphère propre, une variation poétique sur un thème audiovisuel. Seul est mentionné nommément le film Manchester by the Sea, dont on sent qu’il a durablement marqué l’auteur. Celui-ci, dans un poème homonyme, dépeint donc ce « bateau le long du quai / dont le moteur se fait entendre pour dire / qu’il est prêt à quitter le port ». En bateau parfois, en voiture souvent dans ce pays qui l’érige en totem (« Tes phares éclairent la profondeur / d’un terrain vague »), toujours rôde cependant le spectre de l’accident. On pense à Fargo, et on a raison : le film est mentionné dans la note finale. On pense aussi à The Sweet Hereafter (De beaux lendemains en version française), et on a raison aussi, même si ce long métrage fait peut-être (ou ne fait même pas) partie des références fugaces et par là quasi invisibles. Le recueil creuse nos propres souvenirs autant que ceux de son auteur.

L’écran devient alors feuille, la feuille présente des images nouvelles et fascinantes. En ces temps de binge watching à l’envi, Sébastien Fevry démontre que la poésie est compatible avec la consommation audiovisuelle, qu’elle est en outre complémentaire. « Ils avaient fermé le cinéma et s’étaient arrangés / pour que rien ne subsiste de réellement vivant » : quand bien même cela adviendrait, ses vers resteraient sur le papier et dans les têtes comme bien plus que des hommages.

Sébastien Fevry, Entre nous les proies les plus dangereuses, Cheyne éditeur, 88 p., 19 €, ISBN 978-2-84116-330-4
Cette chronique a paru dans le numéro 105 du poézine Traction-brabant, à découvrir ici si le cœur vous en dit. Merci à Patrice Maltaverne pour son accueil.


Martinis

Cela se passait
chez le fils de l’architecte
dans la villa plutôt cossue
d’une banlieue résidentielle.
La pluie tombait sans discontinuer
tandis que le père recevait ses clients
à l’étage et que la mère buvait des martinis
à la cuisine pour récupérer d’un accident
de voiture survenu vingt ans plus tôt. Par la fenêtre
on apercevait deux chaises longues
sur la pelouse, mais personne n’aurait pu dire
que les fibres optiques déroulaient leurs anneaux
sous le sol et qu’à l’intérieur passaient des objets
contondants qui venaient briser le crâne des petits vertébrés
dont la présence à l’écran nous tenait lieu de compagnie.

vendredi 12 mai 2023

Solitude Europe + Brefs Déluges

Double exception pour ce billet : c’est de deux livres qu’il sera question, et ceux-ci datent respectivement de 2018 et 2020. Si j’ai tenu à les évoquer plusieurs années après leur sortie, c’est que j’ai eu le plaisir de rencontrer leur auteur, qui se trouvait il y a peu en résidence poétique à l’abbaye de Neumünster. Tant d’ouvrages de poésie paraissent qu’il est difficile de suivre le rythme ; tant Solitude Europe, pourtant récompensé de plusieurs prix, que Brefs Déluges n’avaient donc pas rejoint ma bibliothèque avant ma rencontre avec Sébastien. Le premier recueil — ou plutôt « livre de poésie », un terme que préfère l’auteur — est un voyage narratif dans une Europe aussi rêvée que revêtue d’atours autobiographiques, où la passion du poète pour le cinéma, qu’il enseigne à Louvain-la-Neuve, est d’emblée décelable dans la construction des images. Chaque poème est ainsi un court-métrage, tandis que le film de genre se faufile dans maintes pages : fantastique (« Notre hôtel est quelque peu particulier / Et cela ne tient pas seulement à sa façade biscornue / Par les nuits de grand vent, il ébranle sa formidable masse / Et remonte vers le nord ») ou polar (« Il y est question / D’un rendez-vous derrière le château d’eau / D’un fusil à pompe / De la gare centrale et de la gare de l’Est / Et d’un même imperméable que porteront deux hommes différents ») s’invitent par exemple. La langue se présente précise dans les descriptions, mais évite les métaphores trop abstraites ou trop poétisantes ; on pense à Carver dans ces poèmes en forme de micronouvelles. Les pages nous mènent à Constance, à Tallinn, sur une plage de la Baltique, en bord de Meuse, voire à Greenville, en Caroline du Sud : oui, ce n’est peut-être pas en Europe, mais la « radieuse reine du bal » qui y est évoquée en est originaire, ce qui permet au poète d’exposer une « nouvelle géographie qui prend forme / Et qui redessine les contours du monde ancien ». Livre de pérégrinations, livre du temps suspendu à des saynètes fascinantes d’un continent, Solitude Europe semble aussi refuser l’accélération du monde, comme quand il décrit « l’un de ceux qui se consument trop rapidement » avec tendresse — à quoi servirait la poésie, sinon ? On sent dans ces lignes beaucoup d’humanité, celle forgée en regardant du coin de l’œil nos contemporains dans toute leur beauté pour en tirer des histoires. Il en résulte une poésie narrative de très grande classe, qui se lit de façon très fluide. « Les métaphores autrefois / Souples comme des anguilles / Séchaient à l’écart » : Brefs Déluges reste dans la veine de son prédécesseur, puisqu’il refuse aussi la poétisation à outrance. Toutefois, ce livre présente un caractère plus onirique dans la narration, privilégiant un certain flou — au sens d’un large espace d’interprétation —, s’éloignant à l’occasion de son modèle cinématographique, ou tout du moins ironisant sur son omniprésence : « Le monde ne ressemble pas à un plan de coupe / Dans une série américaine ». Au sein d’ensembles formant des poèmes-chapitres, les très courts textes numérotés, très ramassés, porteurs d’une image forte en quelques lignes, lancent des piques qui constituent autant d’images mentales. La présentation sur la page revêt en outre une grande importance. Et le cinéma de genre demeure : ainsi a-t-on droit à l’horreur, avec ces « hommes mâchant la chair crue », ou, dans le poème-chapitre « Résidentiel », à une visite dans un lieu qu’on peut comprendre comme étant postapocalyptique (après les déluges du titre, bien sûr). Sébastien expérimente dans ce deuxième ouvrage une construction fragmentée qui contraste avec l’ampleur des poèmes du premier, tout en maintenant un cap ferme et assumé : la narration. On lit ses vers d’un trait, avec le sentiment d’écouter un conteur au coin du feu.

Sébastien Fevry, Solitude Europe et Brefs Déluges, Cheyne éditeur, ISBN 978-2-84116-261-1 + 978-2-84116-290-1