Chroniques-minute

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lundi 15 février 2021

Dans les agates

talon.jpg, fév. 2021

Stimulant petit recueil que celui de Michel Talon. On sait que Patrice Maltaverne, le taulier des éditions Le Citron Gare, va chercher dans son poézine Traction-brabant les poètes qu’il souhaite publier — tout en effectuant un véritable travail éditorial collaboratif. Pas étonnant donc que Talon, un pilier dudit poézine, se voie proposer aujourd’hui un recueil. Et c’est une excellente occasion de lire sa poésie du quotidien au phrasé rythmé, souple et polymorphe dans un ensemble de textes cohérent et sur la durée. Car la frustration que génère une revue, fût-elle aussi éclectique et bien pensée dans son inorganisation ostentatoire que Traction-brabant, c’est évidemment de découvrir une écriture sans pouvoir s’y plonger pendant longtemps. Ici, on accompagne l’auteur dans ses pérégrinations poétiques : « J’écoute s’époumoner les tilleuls. / Un orgue nu dévale ma pensée. Irrésistible. » Ce sont des fragments de vie, d’impressions, courtes phrases parfois sans verbe mais à la narration évidente. Les choses s’y personnifient, les êtres se fondent dans le mélange des scènes : « Relais H. Dans les gobelets, le café tape le journal, / l’ouvre en grand. Les titres ronflent ou gazouillent. » Le talent de Michel Talon est de ne pas forcer les images, sans pour autant se laisser aller à une langue facile ou trop simplement naturelle. Il y a du travail dans ces poèmes, un travail de collage des mots, des êtres et des choses où « Les Cubaines sur leur 31 accompagnent / un poème de Lorca » et où « Le givre a chaussé ses petites bottines vernies, sans voix ». Le patchwork guide l’émotion, l’assemblage est celui des meilleurs crus ; les couches successives se déposent jusqu’à ce que l’agate prenne forme, et on contemple le travail des millénaires en de simples poèmes brefs.

Michel Talon, Dans les agates, éditions Le Citron Gare, ISBN 978-2-9561971-4-0

mardi 29 décembre 2020

L'Attrape-soleil

attrape-soleil.jpg, déc. 2020

« Tu attends, couchée, que j’aie achevé mon méfait. // Nous faisons l’amour dans des voitures volées / de préférence rutilantes à intérieur cuir. » Morten Søndergaard a l’art de planter une ambiance dès les premiers mots. Caractéristique d’un bon poète, direz-vous ? Je ne trouve pas : on peut parfaitement choisir de ne révéler qu’au compte-gouttes, et c’est très bien aussi. Mais le poète danois est cash, il ne s’embarrasse pas de verbiage. Ainsi de cette lettre à Miss Univers pour lui dire que c’est elle la perverse plutôt que lui le voyeur, car elle « [croit] vraiment que la beauté vient de l’intérieur ». C’est un humour subtil ainsi qu’un œil aiguisé qui sous-tendent la poésie de Søndergaard, laquelle navigue entre les formes et entre les sujets avec une aisance parfois un peu intimidante. Fleur bleue (« Sous terre à / la station Nørreport des baisers planent / en tournoyant sur les quais »), mélancolique avec une dose d’auto-ironie (« Je trimballe le nom de Morten / les gens sursautent quand je dis mon nom. / La morte disent-ils tout bas en reculant »), tendre, combatif… le recueil L’Attrape-soleil est une balade dans les rêves danois (oui, je revendique l’allusion au livre de Peter Hoeg !) stimulante, tant l’auteur sait se renouveler et susciter l’intérêt. « Le danois est une langue sauve / si suave qu’elle fond dans les livres. / Il faut conserver les livres danois au réfrigérateur », écrit-il dans le poème « De plus en plus de Danois ». Nul doute que la traduction rend justice au métier du poète, mais après lecture du recueil, on aimerait tellement pouvoir le lire en version originale.

Morten Søndergaard, L’Attrape-soleil, traduction de Christine Berlioz et Laila Flink Thullesen, éditions Joca Seria, ISBN 978-2-84809-329-1

samedi 12 décembre 2020

Ce que je sais

parkes.jpg, déc. 2020

Quatorze poèmes, c’est peu, mais ça suffit pour entrer dans l’univers de Nii Ayikwei Parkes, auteur ghanéo-britannique dont les éditions Joca Seria publient Ce que je sais, dans une traduction de Sika Fakambi. Oui, d’emblée, c’est l’atmosphère de l’Afrique qui prend aux tripes, avec « Sakumono la Magique » : « le ciel de matin d’argent / est un reflet fredonnant / autour de ses cuisses ». Mais il serait réducteur de voir dans l’écriture de Parkes une simpliste couleur locale du continent noir : comme toutes les poésies au fond, la sienne est un mélange ; dans son cas se font sentir sa naissance au Royaume-Uni, avec lequel il a évidemment un lien fort, et son enfance au Ghana. Alors il décrit Jamestown ou se délecte d’une mangue (son délice « ne peut se goûter / que les yeux fermés »), mais il le fait dans une langue anglaise et dans un style — rythme marqué par les enjambements par exemple — qui tient plus du poète moderne que du griot. Une voix dont on voudrait admirer encore plus de subtils glissements d’images, de situations décalées qui provoquent à la fois rires et émotion — comme dans « Sombres esprits », où le poète se voit rejoindre dans son lit par toutes ses ex-compagnes en même temps et où il finit par disparaître « dans l’ombre de leur fusion », dans une scène décidément beaucoup plus mélancolique qu’érotique. Dommage que l’intégralité des poèmes ne soit pas proposée en langue originale : ceux qui figurent dans le livre permettent d’apprécier à sa juste mesure le travail empathique de traduction.

Nii Ayikwei Parkes, Ce que je sais, traduction de Sika Fakambi, éditions Joca Seria, ISBN 978-2-84809-340-6

samedi 10 octobre 2020

Quand je serai jeune

jeune.jpg, oct. 2020

L’écriture de Daniel Birnbaum est tout en équilibre. Pas exagérément lyrique, mais toujours dans l’émotion, souvent grâce à des chutes qui relient la tranche de vie évoquée à sa « morale » pour le poète — morale qui n’a pas la prétention d’être universelle, mais qui résonne comme la confidence d’un ami. Pas exagérément dépouillée, mais faite de mots simples, sans emphase, qui assurent une compréhension immédiate — pas étonnant que Daniel ait aussi écrit des poèmes pour la jeunesse, puisqu’il sait si bien se faire comprendre. Pas non plus de rentre-dedans ostentatoire ni d’humour m’as-tu-vu, mais un discours qui coule comme un ru discret, où les jeux de mots rencontrent l’humour subtil. Bref, tout en équilibre. C’est cette voix à la fois sage et facétieuse qu’on retrouve dans Quand je serai jeune, qui se penche avec un brin de nostalgie sur la jeunesse de l’auteur. Entre « les mugissements / des vaches à traire / qui crient la vie de tous côtés » et « la rivière / qui partait dans un grand éclat de rire / éclaboussant le ciel et les joncs », on part avec l’auteur dans une campagne quasi idéale, où lui et ses camarades étaient « comme de jeunes plantes » qui avaient « quelque chose d’immortel / sous le vert tendre ». Des années qui ont formé son regard (évoquées aussi dans Les Années Creuse chez Jacques Flament) et qui proposent, à l’ère du numérique envahissant, « un véritable / octet d’humanité ».

Daniel Birnbaum, Quand je serai jeune, éditions p.i. sage intérieur, ISBN 978-2-9560128-5-6


Caveau

Savez-vous comment c’est
l’intérieur d’un caveau
c’est assez simple en fait
trois couchettes superposées de chaque côté
comme dans les vieux trains de nuit
en seconde classe
où l’on choisissait sa place
si l’on arrivait les premiers
et que ce n’était pas réservé

avant de faire au revoir
à ceux qui restaient sur le quai
parfois avec une larme à l’œil.

lundi 3 août 2020

Anatomie du regard

anatomie.jpg, août 2020

Les vers de Zoé Valdés sont ancrés profond dans l’exil. L’écrivaine, réfugiée en France, subit celui-ci comme un « chant / Aux vaines pérégrinations » : c’est bien à Cuba que son cœur bat toujours. Rien de poétique ou d’allusif à son explication : « Dans mon pays on emprisonne les poètes », règne « la guerre quotidienne de la bête immonde / Contre la poésie ». Alors, pour la mémoire, elle caresse la mer qui borde La Havane, où elle se retrouve en songe au détour d’un boulevard parisien. Mais ce ne sont pas des regrets qu’on sent dans ces vers : au contraire, on y devine une sorte de nostalgie à l’envers, de ce que la vie aurait pu être s’il n’y avait pas eu la déchirure du départ forcé. Beaucoup de tendresse donc, ce qui explique peut-être aussi que l’autre thème récurrent de ce recueil soit l’amour. Rarement crue, même si elle s’y autorise parfois, Zoé Valdés est plutôt amoureuse discrète : « Et je m’approche / Douce et silencieuse / Pour embrasser immodérée / Ta nuque. » Une voix caressante qui fait fi de la violence faite à la poésie, à Cuba ou ailleurs, pour observer le quotidien, en apaisement, et composer un hymne à la famille, parfois disparue : « Ma mère pousse dans la tige / D’un mandarinier // Mon père est un marbre taillé / Sous le soleil du New Jersey ». Pas d’artifices, pas de déconstruction savante du langage : rien d’autre que la justesse des sentiments qui affleure sous les mots simples, mais tellement vrais, de la sincérité érigée en art poétique.

Zoé Valdés, Anatomie du regard, traduction d’Aurora Delgado, Jacques Flament alternative éditoriale, ISBN 978-2-36336-431-9.

Écoutez « Sur une plage de Miami » :

samedi 1 août 2020

Gris sauvages

grissauvages.jpg, août 2020

Parce qu’Emmanuelle me l’a offert, parce que c’est un très beau petit livre, parce que ce n’est pas de la poésie classique — mais bien visuelle ! — et qu’il faut un peu de diversité sur ce blog : dans la toute nouvelle collection « Carré noir » chez Jacques Flament, je demande Gris sauvages. C’est Charles Baudelaire, cité d’emblée, qui préside aux balades d’Emmanuelle Rabu dans « les futaies, les taillis et les marais » ; on pourrait rêver pire guide, qui plutôt que vers inspire ici des photographies en noir et blanc au délicat moiré (je rechigne à employer le mot flou, tant le parti pris est celui d’une netteté alternative, plutôt). La réalité derrière les clichés a beau être connue, végétale, aquatique, c’est évidemment à une interprétation personnelle que la photographe nous invite : le reportage hyperréaliste est loin, la poésie affleure donc. Mais après tout, à quoi s’attendait-on d’autre, venant d’une poète ? Fleurs d’ailleurs, qui se transforment en lustres, et puis traits de lumière qui transportent dans un autre monde, au-delà de notre petite planète, ou alors ces réminiscences de Klimt en page 51 ou impressionnistes en page 60 : les images sont autant de starting-blocks pour l’inspiration, comme si elles ne demandaient que de se voir rehausser d’une poésie, écrite, elle. Mais non ; Emmanuelle les offre brutes, parce qu’elle ne les analyse pas. Elle se « contente d’écouter en lisière, le cœur battant ». Ce sont presque les seuls mots de ce livre, qu’on pose, qu’on reprend, qu’on pose, qu’on reprend, qu’on pose… excusez-moi, j’y retourne !

Emmanuelle Rabu, Gris sauvages, Jacques Flament alternative éditoriale, ISBN 978-2-36336-440-1.

samedi 4 avril 2020

Brûler la vie. Parler debout.

vauvert.jpg, avr. 2020

Qui diable est Vauvert, ouvrier poète qui publie aux éditions strasbourgeoises Sottobanco ce journal intime poétique en deux volumes (pour l’instant), « Mordre » et « Jouer fleur » ? Un écorché de la vie… mais pas trop, assurément, à en lire ces deux petits livres de 36 pages qui, coronavirus oblige, ne peuvent pas se passer de la main à la main sous le manteau – on imagine que c’est ce que l’auteur avait espéré, au vu de ce qu’ils contiennent et de leur format, et puis le dépôt du livre est annoncé comme « illégal ». Alors ils sont offerts en numérique, le temps que les choses retournent à la normale sur simple demande en contactant l’éditeur (qui pourrait bien être le poète, non ? mais n’en révélons pas trop). Que les choses retournent à la normale, ce n’est d’ailleurs peut-être pas exactement ce que voudrait Vauvert, et on lui en sait gré. Et pour cause : dans ces écrits répartis à part pratiquement égale entre poésies, aphorismes (« Mythe. / Les louves font des louveteaux / Et mordent pendant l’amour. ») et textes courts, il fustige gentiment l’époque et s’y pose dans sa différence. Si j’ai employé plus haut l’expression « un écorché de la vie… mais pas trop », c’est qu’il ressort de ces vers, de ces phrases, que le poète n’est pas entièrement à l’aise dans son époque, mais qu’il ne la renie pas toutefois. On le ressent dans le style, où les métaphores côtoient des piques de langage plus familier, mais sans pousser trop dans cette direction. Mais aussi dans les thèmes, qui piochent dans l’imaginaire pour s’éloigner du quotidien. Nous voici loin de la poésie qui se regarde elle-même, fût-ce en chien de faïence aux crocs dégagés. La poésie de Vauvert se projette, et loin encore, s’il le faut : « Elle a brûlé le reste de vie qui me restait. / Sa sueur c’est du sexe en cash. / Je m’endors au sein, nu / Le regard fixé sur une planète qui n’existe pas. / Dire l’heure me semble infaisable. » On y goûte l’amour, on y converse avec monsieur le maire, on sourit aux aphorismes tendres, on coud, on brode, et littéralement, pas seulement en image… Tout ça est frais, sans prétention, sans posture. De la poésie légère et distrayante sans forfanterie. Qu’est-ce qu’on en a besoin, parfois !

Vauvert, Brûler la vie. Parler debout. Jouer fleur, ISBN 9782957203314
Vauvert, Brûler la vie. Parler debout. Mordre, ISBN 9782957203307


J’ai envie de lire un poème
Qui me donne envie d’écrire
Le genre qu’on ne lit qu’une fois
Et qu’on enterre au fond du jardin
Qu’on garde pour soi
Qu’on veut garder intact
Et qu’on refuse de voir noyé dans un livre.
Certains textes méritent d’avoir un livre pour eux
Avec mille pages devant et mille pages derrière
Blanches, taillées comme des gardes du corps.

lundi 24 février 2020

L’Affolement des courbes

Sauvage, la poésie de Marc Tison l’est certainement. Je ne dirais pas à l’opposé de l’homme lui-même, car il est tout de même rock’n’roll, Marc, mais enfin il a aussi ce charme posé de celui qui sait ce qu’il veut et qui n’a pas besoin d’esbroufe pour convaincre. Une sorte de force tranquille qui se retrouve dans ses vers et qui lui permet de faire parfois le grand écart. « Le rugueux du jour se disperse / Les lumières crues s’adoucissent // Les corps s’apaisent » : voilà de la tendresse poétique, non ? Mais quelques pages plus tôt : « Lèche les dons sur sa peau // Le suc qui transpire dans ses reins / À la jouissance retenue / Cède aux tétons les lèvres et la salive // Monomane érectile ». Alors, tendre ou obsédé ? Lyrique ou rentre-dedans ? Un peu des deux, mais tout de même plus enclin à cogner, le poète a le dandysme pressant, pourrait-on dire. Il ne cache pas son dégoût de la société de la consommation exacerbée et portée au pinacle, lui crache à la gueule (« Le ciel est une déchirure / Un empyrée de menteurs »), la vilipende avec verve (« les aventuriers indigents sont fixés sur des fadaises en 3D »), se bat contre la mort « à mains nues rouges ». Mais il se réfugie aussi dans l’intime, l’amour, se blottit dans une armoire qui lui « ferait un manteau / Une peau ». L’Affolement des courbes, c’est ce va-et-vient entre dégoût et lassitude devant le monde qui lui fait balancer les vers les plus violents et les plus doux. Et c’est sacrément agréable à lire, parce que c’est sacrément bien écrit.

Marc Tison, L’Affolement des courbes, éditions La chienne Édith, ISBN 978-2-9535052-6-9


Ce matin j’ai écouté les informations
Je n’ai pas ri
Ce partage injustifiable des infamies est une liturgie au sens de laquelle personne ne devrait être initié

dimanche 9 février 2020

Le Carnet noir

« Écrire le chemin // Voilà à quoi se résume toute une vie / jusqu’au bout / vers le noir le plus absolu / le noir jamais assez noir celui avec lequel on peint / comme on écrit comme on marche » : et Gilbert Vautrin de reprendre la route à travers forêts, semant sur son passage des vers plutôt que des cailloux, collectionnant les impressions qu’il couchera ensuite sur le papier de ce long poème anthracite où la joie du chemin se mêle à la mélancolie qui convoque les grands aînés. Dans les sous-bois, le poète se nourrit de réminiscences de Tranströmer, de notes de Franz Schubert, de délires créatifs d’Artaud ; il passe en revue les illustres suicidés aussi, Janis Joplin, Jean Eustache, Sylvia Plath, Thierry Metz, « ils sont tous là dans [sa] tête ». Il n’y a rien de glauque cependant dans ce carnet. Tout juste s’agit-il de « sans cesse poursuivre le travail noir », un travail de mémoire autant que de lumière à chercher dans l’ombre. La nature est bien croisée sous la forme de ses incarnations animales ou végétales, il y a bien dans les vers de Gilbert du houx, un geai, des corbeaux (noirs, évidemment) ; mais tout se passe comme si celle-ci était un déclencheur. Les yeux du poète se posent sur les choses matérielles et son esprit vagabonde dans des sphères plus abstraites. Là où, lentement, se consume l’existence pour retourner au noir originel. Sans pathos, parce que tout ça est inexorable, et Gilbert l’a compris, qui offre ce texte autant en avertissement qu’en célébration de l’instant, car sait-on ce qui arrivera dans quelques minutes même ? Le chemin comme inspiration, il avoue sans ambages : « alors oui pour moi marcher est un état de poésie ».

Gilbert Vautrin, Le Carnet noir, éditions BazArt poétique, ISBN 978-2-9560158-3-3

samedi 18 janvier 2020

Comme un dé rond

Oui, Miguel Ángel Real a écrit une note de lecture sur un de mes livres et en a traduit quelques poèmes en espagnol pour une revue en ligne, mais les chroniques-minute de ce site sont obstinément libres. Même si ça me fait plaisir d’évoquer le travail de Miguel, Comme un dé rond est un recueil hautement recommandable et figure ici à ce titre. D’ailleurs, tiens, ce titre ? Intéressant pour deux raisons au moins : son choix et sa traduction. Côté choix, puisque ce dé rond est oculaire (« Mes yeux souffrent comme un dé rond / dépourvu d’arêtes et de hasard ») et pose un regard interrogateur sur le labyrinthe de l’existence, il induit en erreur en quelque sorte. Ce recueil évoque en effet la mer, avec un vocabulaire ad hoc (« stridence des brisants : / ambre, vermillon et de blancs / oursins desséchés et cette vague »). On y fait naufrage, on s’y ressource, on la contemple, on y navigue avec « le vertige du mousse lors de son premier voyage ». Mais ce contraste entre titre et contenu est évidemment voulu : l’essentiel est le regard qu’on porte, qu’il soit sur une vaste étendue d’eau ou de sable. Côté traduction, comme le livre est en version espagnole et française, on ne peut s’empêcher de noter que ce dé rond dans la version originelle était « dados redondos », des dés ronds. Connaissant la méticulosité du poète dans ses traductions (ici secondé par Florence Real), on se doute qu’il y a une raison. Euphonie ? sens ? allitération acceptable dans une langue et pas dans l’autre ? Et l’on se prend à pousser les comparaisons pour mieux se plonger dans les abysses poétiques. Puis on apprend que la traversée n’est que partielle : ce recueil contient en fait des extraits du livre complet, à paraître au Mexique. Tant mieux, car on embarquerait bien plus longuement.

Miguel Ángel Real, Comme un dé rond, éditions Sémaphore (maison de la poésie du pays de Quimperlé)

vendredi 17 janvier 2020

Le Souci du bien

« Il ne faudra pas bien longtemps / Avant que vous compreniez / La nature de ce recueil // C’est si enfantin / J’agis par faiblesse » : ce poème intitulé « Aveu », à la page 22, dévoile la mécanique huilée de l’art poétique de Xavier Frandon pour ce recueil. Un livre où la lumière vient de l’enfance, celle de ses filles qu’il regarde avec émerveillement et déjà nostalgie, se projetant dans la vieillesse avec elles alors qu’elles sont à peine sorties du berceau. « Comme je serai heureux de voir courir deux petits lapins », nous confie-t-il aussi en raccourcissant les années jusqu’à devenir « évincé par le ratatinage ». Enchantement du quotidien qui transporte dans un cocon de douceur. Avec des mots simples, dans une forme versifiée qui offre quelques rimes telles des fleurs écloses, ou bien des sonnets en salutaire contrainte de longueur, Xavier écrit des poèmes comme il discourrait, ne travaille pas au corps les métaphores, laisse couler les mots. Il parle de la vie beaucoup, de la nostalgie un peu ; beaucoup moins que dans ses précédents ouvrages, en tout cas. Ici, tout est baigné de clarté amoureuse, tout resplendit d’optimisme. Bien sûr, quelques ombres passent. Comment pourraient-elles être ignorées, puisqu’on évoque là deux adorables petites filles – doudou lapin en couverture est bien là pour le rappeler – et que s’inquiéter pour leur avenir dans le monde actuel est après tout signe de grande intelligence. Mais rien n’obscurcit l’empathie modeste et sincère de ce recueil. Et lorsque Xavier écrit « Tiens, je te fais un cadeau / C’est rien / C’est mon cœur vivant », on sait que ce n’est pas un simple mot d’enfant, mais un programme de vie. Un programme de poésie aussi, car les deux se confondent ici. C’est doux, sensible, pas guimauve, pas bravache. Une poésie qui fait sourire d’aise sans sortir la grosse artillerie. Qui fait du bien, quoi : mission accomplie.

Xavier Frandon, Le Souci du bien, éditions du Cygne, ISBN 978-2-84924-593-4

samedi 14 décembre 2019

J’entends des voix

Il est déroutant, Julien Boutreux. Capable de fustiger dans ses poèmes les « images laborieuses / qui si souvent barbouillent / la poésie fumeuse » ou de vénérer Jude Stéfan pour ses nouvelles au point de l’entendre dans sa tête sans l’avoir rencontré — mais pas pour ses poèmes « nauséeux ». Capable de s’attendrir cependant lorsqu’il parle à Pierre de Ronsard, malgré le « précipice / entre [leurs] arts poétiques » ou de parler doucement aux gens pour les endormir dans une des professions imaginaires de « J’ai un métier vachement cool », qui précède la partie « J’entends des voix » dans ce recueil. C’est ce franc-parler, ces jugements de valeur parfois péremptoires combinés à cette admiration sincère des autres quand ils lui plaisent qu’on aime dans sa poésie et qu’on retrouve ici. Pas étonnant, d’ailleurs, que J’entends des voix sorte au Citron Gare, maison animée par Patrice Maltaverne : il y a une proximité de goût chez ces deux-là qui fait que tôt ou tard, un opus de Julien devait paraître chez Patrice. Voilà qui est fait, et bien fait : les illustrations de Dominique Spiessert sont en parfait accord avec une poésie vive, qui ne s’embarrasse pas de métaphores éculées et qui érige les strophes cash et sans chichis (autre proximité évidemment pour ce recueil : Heptanes Fraxion) en obligation contractuelle. « Toute la journée j’invente des phrases », nous dit encore le poète dans un des métiers cool qu’il nous présente, et il s’agit exactement de ça. Sur un canevas de départ simple, qu’il rencontre Sigmund Freud, Jésus-Christ, Lucifer ou Hildegarde de Bingen, qu’il « monte à la place du passager », « cherche des questions » ou voie « des formes changeantes / dans les marbrures des carreaux de [sa] salle de bain » comme occupation professionnelle, Julien tresse ses vers avec beaucoup de verve et d’à-propos. Le petit livre de 90 pages est vif, rythmé et utilise une large palette de genres d’humour, du noir de noir à l’ironie la plus cynique. La réunion de ces poèmes, dont certains ont paru dans Traction-brabant et Le Cafard hérétique (et, si je ne me trompe pas, sur l’éphémère profil Facebook de l’auteur, qui va et vient sur le réseau social au gré de ses envies), est donc une belle idée.

Julien Boutreux, J’entends des voix, Le Citron Gare, ISBN 978-2-9561971-3-3

jeudi 31 octobre 2019

Des ailes

Dire que Dominique Laffin, morte à 33 ans en 1985, est une obsession pour Patrice Maltaverne n’est peut-être pas loin de la vérité : chacun transporte ses obsessions depuis l’enfance et l’adolescence, et si le « cerveau d’adulte » de Patrice est « soumis à toutes sortes de pressions », il n’a pas oublié la silhouette repérée dans les salles obscures à l’époque. D’ailleurs, celles et ceux qui lisent Traction-brabant se souviendront que l’actrice à la carrière fulgurante a déjà eu les honneurs des pages centrales du poézine par le taulier lui-même. De ces souvenirs et de ces fantasmes, le poète compose avec Des ailes un long texte, un thrène ou un tombeau, comme on voudra, qui étire ses vers comme un chant langoureux. Mais « c’est idiot de croire qu’une femme disparue au dernier siècle / pourrait arranger d’un sourire les vilenies de la vie ordinaire », et la nostalgie rejoint, comme souvent chez Patrice, la critique acerbe d’une société ou, en poète, il est difficile de trouver sa place. Avec, comme toujours aussi, des jeux de mots dosés de manière savante : « quand elle est morte je n’étais pas au courant / sauf que le courant est bien passé avec une morte ». Heureuse contrainte formelle, les vers de dix mots (ceux joints par des apostrophes comptent pour un seul) et sans ponctuation aèrent un poème qui serait sinon trop ramassé ; ils permettent de plus des enjambements qui confèrent un rythme unifié à l’ensemble (« je ne me suis pas rendu compte trop content d’être / un homme voulant parler à une femme dans une autre / langue qui fait pépier les oiseaux dressés sur / leurs branches pour des âmes carnivores ne pensant qu’à ça »). Souvenirs et fantasmes, présent et passé se mêlent dans cet émouvant hommage. Nocturne des statues, qui suit, reprend les mêmes thèmes et en développe l’aspect paysager urbain avec la contrainte de deux quatrains et un quintil par page, certains mots répétés selon un schéma prédéterminé, faisant du tout une plongée poétique dans un celluloïd rêvé sur le fauteuil confortable d’une salle de quartier, si on en trouve encore.

Patrice Maltaverne, Des ailes, suivi de Nocturne des statues, Z4 éditions, ISBN 978-2-490595-71-6

dimanche 27 octobre 2019

C’est la viande qui fait ça

Fidèle à Cormor en nuptial, Heptanes Fraxion envoie la sauce à nouveau dans un deuxième recueil — si on ne compte pas la plaquette parue entre-temps : c’est qu’il en a, des publications à rattraper ! On y retrouve évidemment avec plaisir les vies tourmentées des personnages qu’il scrute à la loupe de son empathie, lui qui est « sensible comme un quartier ». Mais on y découvre aussi le personnage Fraxion plus en profondeur, dans une série de poèmes où il semble se livrer plus, plutôt que de se cacher derrière ses créatures poétiques, avatars évidents de rencontres en tous genres. Le voilà donc qui évoque son géniteur : « tout l’intéresse mon père / tant que je ne lui parle pas de moi ». Au ton, on sent qu’ici l’homme perce sous le poète, que les vers deviennent documentaires. Ou bien est-ce l’art de l’écrivain ? Peu importe, parce qu’on aime en apprendre un peu plus sur Heptanes, dont plusieurs textes de ce recueil finissent comme une confession en filigrane : « t’es un mec du XXe siècle toi / les vidéo-clubs te manquent beaucoup » ; « t’es une meuf du XXe siècle toi / t’as parfois besoin de regarder des merdes à la téloche » ; « t’es un mec du XXe siècle toi / tu rêves de slows et de machines à écrire ». Oui, on l’imagine bien en mec du XXe siècle, ce poète qui a investi les réseaux sociaux et l’espace public avant de publier sur papier. Et peu importe si c’est une projection de lecteur qui s’identifie, parce que la poésie est belle quand elle suscite ainsi des images. Les dessins de Wood répondent cette fois encore aux mots, dans un format poche qu’on pourra emporter partout et même offrir ou prêter, parce que faire du prosélytisme pour Heptanes Fraxion, c’est une excellente idée.

Heptanes Fraxion, C’est la viande qui fait ça, éditions Cormor en nuptial, ISBN 978-2-9602243-7-5

mardi 4 décembre 2018

Compris dans le paysage

Il m'arrive — comme bien d'autres poètes, amies et amis de surcroît — de répéter que la poésie, c'est plus qu'évoquer les fleurs et les petits oiseaux. Mais avec Compris dans le paysage, Georges Guillain fait mentir cet adage. Car ses fleurs et ses oiseaux dans un paysage à la mémoire sordide, eux, sont tout ce qu'il y a de plus poétique. Les racines d'un passé sombre donnent des pétales multicolores, disposés avec soin sur les pages avec des tailles de caractères différentes... et si Georges ne se sent pas « obligé non plus d'être absolument moderne », en tout cas, son poème interroge, emporte dans un univers où on ne se sent pas forcément bien vu le sujet, mais où on ne regrette pas de s'être plongé. Voilà, de la poésie, quoi.

Georges Guillain, Compris dans le paysage, chez LD éditions.

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