« La poésie était révolutionnaire à Cuba bien avant le triomphe de la révolution de 1959 » : ainsi commence la préface de Víctor Rodríguez Núñez à cette anthologie dont Jean Portante a assuré la traduction. On veut bien le croire, tant ce volume est riche en tensions, en strophes fortes, lyriques ou postmodernes, en proses philosophiques, en histoires du présent et du passé racontées avec tendresse ou colère. Seule exception au choix éditorial de poètes et poétesses encore en vie, Fina García Marruz (décédée lors de la confection du livre, en 2022) ouvre le bal des textes avec une poignante remembrance historique intitulée « Nos Indiens » : « Ils ne nous ont pas laissé cette langue sibilante / dans laquelle les consonnes sifflaient comme des oiseaux / dans une forêt décontenancée, ou comme des flèches / rapides, des sarbacanes emplumées / volant vers les arcs ramifiés ». La poésie de Cuba s’écrit donc en espagnol. Le préfacier nous confie d’ailleurs qu’elle lui semble « l’une des meilleures que la langue espagnole ait à offrir ». Au vu de ce qui suit, on n’a pas de peine à le croire. Tenter, cependant, une synthèse de cette riche anthologie ou vouloir en citer tous les poèmes marquants ne serait pas une sinécure, mais il faut bien en parler un peu. Relevons tout d’abord que le choix des textes, si la répression du pouvoir sur les intellectuels est bien rappelée en avant-propos, ne s’interdit pas d’évoquer les objectifs de la révolution cubaine, avec Nancy Morejón par exemple : « Mes égaux, ici je vous vois danser / autour de l’arbre que nous avons planté pour le communisme. / Son bois prodigue résonne déjà. » Avec Carlos Augusto Alfonso, pourtant, le poème « Syndrome de Stockholm » sonne fort comme une contestation de l’autoritarisme, et encore plus fort lorsqu’on lit : « Je suis avec les balseros qui répètent la phrase : “Virer de bord repenti.” » Les balseros, ce sont ces personnes qui quittent Cuba pour la Floride sur des embarcations de fortune. Et que dire des « Fleurs de fer sur la poitrine d’un homme », de Luis Yussef, avec un tel titre évocateur ? Pas de censure dans un sens ou l’autre dans cette anthologie, seulement une attention particulière à la qualité des écrits, et c’est tant mieux. Autre chose qui frappe : l’image d’une nation littéraire véhiculée à travers des références nombreuses à de grandes figures artistiques internationales (Guillaume Apollinaire, Gilles Deleuze, Albrecht Dürer, César Vallejo…) ou nationales. Parmi ces dernières, l’incontournable José Martí. « prête-moi attention José Martí / afin que tu évites une fois pour toutes ce poème / car je ne suis pas le cadavre de glace / ni le cadavre d’un amour que tu sentais / comme le fils de la flatterie », écrit Lina De Feria ; plus loin, Alfredo Zaldívar, dans sa « Suite de Genève », affirme : « On pense à Martí quand on boit du genièvre / sans compagnie sans verre / sans corps / en scrutant le plafond de sa chambre vide. » Au moment de « planter [leurs] dents / dans la chair vieillie de l’amour », avec Óscar Cruz, les poètes et poétesses qu’on peut lire ici se souviennent des autres. Et puisqu’on est à Cuba, pays à l’histoire tourmentée (« [la] splendeur de la poésie cubaine se déroule au milieu de la situation morose que l’île traverse depuis les années 1990 », explique encore Víctor Rodríguez Núñez), le terroir est en outre objet poétique. Laura Ruíz Montes continue ainsi « à partager la patrie / en parts égales », dans des vers nostalgiques qui évoquent la diaspora. Et Sergio García Zamora de renchérir : « Pire qu’une maison sans grenier est un pays sans grenier : un pays fait de caves. » Évidemment, une chronique-minute telle que celle-ci ne peut qu’effleurer la surface d’une entreprise aussi profonde, aux thèmes aussi divers et aux langues aussi différentes. Et si Alex Fleites nous dit que « la Caraïbe est un fracas », que la mystérieuse destinataire de son poème « dessine un bateau qui ne sillonnera jamais les anthologies, / qui ne s’échouera même pas dans des revues littéraires », on est bien aise que cette anthologie-là existe dans l’élégante traduction de Jean Portante.
Tout battement est secret. Poésie de Cuba, 1959-2022, traduction de Jean Portante, éditions Caractères, ISBN 9782854466713
Extrait audio, le poème « Trieste » (eh oui, il n’évoque justement pas Cuba !), de Rodolfo Häsler :