mardi 7 mars 2023

Hilarité confite

« Il faut tenir son journal de confinement, et il doit vite se distinguer des milliers ou millions de journaux de confinement. Un spasme qui cherche une validation éditoriale quand un Français sur trois affirme avoir le désir d’écrire un livre. » Pour Christophe Esnault, nul besoin de validation éditoriale, au vu de sa bibliographie déjà bien fournie… et en plus, il a l’élégance de servir son journal de confinement après un certain temps, hors de la hâte qui a vu beaucoup des aspirants à l’écriture qu’il égratigne se précipiter vers les éditeurs comme des moustiques sur une peau bien tendre. Se distingue-t-il, alors ? Oui, assurément ! Les saynètes que Christophe offre dans Hilarité confite, loin de s’ancrer simplement dans un réel bousculé par l’absurde — tout le monde en a fait l’expérience, ce serait redondant —, sont autant de microcontes parfois surréalistes, parcourus par un humour aux allures de sérieux diariste. Le premier texte voit le narrateur piquer le caducée d’un médecin pour profiter de l’aura accordée aux soignants : il y a de la révolte dans ce petit livre, de la révolte de gilet jaune assumée, une envie de damné de la terre de clamer son existence et de mettre fin aux privilèges. Que s’est-il donc passé pour que le narrateur saute le pas ? « Habituellement, les gens ne font rien de leur vie, maintenant ils le savent », pardi. Sous la surface amusante d’historiettes de confinement pulse la mise au jour des entraves sociétales qui s’exercent en permanence, qu’on soit enfermé chez soi ou pas. Peut-être avec un brin de masochisme : « Je cherche les policiers de ma ville, je souhaite qu’ils me contrôlent, je n’ai pas d’attestation pour circuler, on devrait réussir à s’entendre. » L’auteur enfonce le clou dans Cas contact de cas social, qui suit, en brossant le portrait d’individus face au virus, en toute inégalité. Si l’humour reste le fil conducteur du livre, on ne peut s’empêcher quelquefois de rire jaune (comme la couleur de la couverture). Heureusement, l’écriture sociale de Christophe, comme à son habitude, se/nous morigène avec le sourire, atténuant les égratignures qu’elle inflige grâce à un solide sens de la dérision.

Christophe Esnault, Hilarité confite, suivi de Cas contact de cas social, Cactus inébranlable éditions, ISBN 978-2-39049-076-0

lundi 27 février 2023

Pour Traction-brabant 102 : Du chaos et de la bonne digestion des choses

Que se cache-t-il derrière ce titre au réjouissant ton professoral et au charme désuet ? Dans le prologue, un « curieux soldat cowboy » se promène à travers champs et repart avec « un tournesol / dans sa main gauche / un estomac / dans sa main droite ». Si Thomas Pourchayre plante ainsi son décor, c’est que son recueil comporte un programme : évoquer ce processus essentiel  – et méconnu – qu’est pour nous la digestion, lien fondamental à un environnement naturel dont nous ignorons souvent la fascinante diversité.

Le poète convoque ensuite avec beaucoup d’humour tout un bestiaire pour aller voir ce qui se passe sous les apparences, telle cette tortue qui nous apostrophe : « en dessous de ma carapace / j’ai une cape de super-héros ! » Mais on croise aussi la mort subite du moustique, un chevreuil qui pense au chasseur et « à son estomac trop plein / de ses cuissots baignés / dans la sauce au vin », une salamandre qui « tente son dernier feu », pas mal d’oiseaux… Comme englouti dans le champ sémantique de la digestion, le recueil sert une poésie narrative ironique, en symbiose avec la nature – laquelle peut parfois être cruelle aussi. Et puis ne nous épargne pas les images peu ragoûtantes : « Je n’arrive pas à m’y faire / qu’on défèque ainsi frénétiquement / comme habité de psaumes convaincus / obligés par la loi universelle de la gravité ». Ainsi vont les choses, après tout. Pourquoi la poésie le cacherait-elle ? Les « foies gras d’hommes » viennent également retourner les rôles et rappeler qu’être humain et nature ne sont pas opposés ; ils sont l’un dans l’autre, et vice-versa.

Et le chaos, dans tout ça ? Bien sûr, il s’invite grâce à la biodiversité foisonnante des textes (tiens, on aurait envie que le poète nous parle aussi des bactéries de l’estomac, tant il semble à l’aise dans l’exercice). Mais la théorie du même nom est évoquée en outre par cette interrogation d’un papillon : « comment battre de mes ailes / pour changer en bien / quelque chose / dans ce bordel ? » Et le lépidoptère philosophe de rejoindre le soldat cowboy du début pour boucler la boucle. Loin de ce qu’on pourrait appeler la poésie papillon – celle des petites fleurs et des petits oiseaux –, les vers de Thomas Pourchayre, avec leur exigence formelle, leur inventivité langagière et leur humour parfois grinçant mais toujours recherché, méritent d’être ingurgités jusqu’à satiété.

Thomas Pourchayre, Du chaos et de la bonne digestion des choses, éditions Abstractions, 118 p., 14,99 €, ISBN 9782492867101
Cette chronique a paru dans le numéro 102 du poézine Traction-brabant, à découvrir ici si le cœur vous en dit. Merci à Patrice Maltaverne pour son accueil.


(reste de flamme)

Honore-moi ce soir d’une dernière ardeur
prie la mante religieuse à son amant rêveur

essore ton sexe d’un reste de flamme d’un zeste essentiel
honore-moi d’un jet vif  et surtout… point de larme !

L’amant s’exécute
on ne peut mieux dire
joue    jouit de tous ses sens sans pâlir
léger et généreux à l’approche de la potence

Et la mante, reconnaissante, lui concède
alors qu’il rend son dernier soupir
totalement accompli
soupirant empêtré dans sa semence
comme dans des fils fondants de raclette
de cela
mon amour
je te filerai un suaire pour l’hiver, promis

jeudi 23 février 2023

Les filles dorment de l’autre côté

« Il existe un parc infini / Où mémoriser / L’enfance // C’est le parc de l’exil » : ce nouveau recueil de Zoé Valdés que publient les éditions Jacques Flament est toujours traversé par le fil rouge de l’exil, comme l’était Anatomie du regard. L’autrice continue d’y régler ses comptes avec son île natale (« Cuba en 1959 en a fini avec les fleurs / Au profit du vert militaire et du gris des barbes / Les papillons se sont évaporés à l’étranger / Comme le reste »), mais, incorrigible amoureuse, elle y fignole aussi des poèmes d’amour — enfin, plus exactement des poèmes du souvenir d’amours passées, autant d’étapes de la recherche (vaine ?) d’un « prince bleu / Ou de n’importe quelle couleur ». Mais la vraie déclaration qui irrigue tout l’ouvrage est faite à Caracas, « une ville qui tient sur un pétale », « au parfum de coing / Ou de goyave dorée ». Valdés y déambule en vers et en strophes, nostalgique pour toujours de Cuba mais conquise par Chacao, une des municipalités de la capitale vénézuélienne. Ses poèmes, très souvent courts, s’attachent tant à narrer qu’à imprimer des images, dans une langue fluide et simple que la traduction rend sans fioritures excessives. Elle sait se faire violente par moments, voire véhémente, tout comme elle sait décrire un amour physique aux cascades de Soroa avec ce qu’il faut de détails pour émoustiller, en y injectant un humour léger et railleur. Une poésie douce-amère mais pas simpliste, empreinte de fantastique même, lorsqu’on rencontre Lamorgue, « Un être enkysté dans l’entraille / D’une tarentule ». Une poésie, finalement, qu’il fait bon lire avec notre passé en tête, une ville ou une personne qu’on a aimées, comme un hommage magique que l’autrice leur rendrait à travers sa propre expérience.

Zoé Valdés, Les filles dorment de l’autre côté, traduction d’Albert Bensoussan, Jacques Flament, ISBN 978-2-36336-553-8

J’avais inauguré avec le précédent opus de Zoé Valdés chez Jacques Flament les lectures audio sur ce blog, que j’avais ensuite un peu oubliées. Voici donc le poème « Péome à l’agente littéraire » :

 

vendredi 3 février 2023

Se coltiner grandir

« Un journal devrait être secret. / Pour ressembler à la vie. / Notre vie est secrète. / Le reste, c’est du jour. » Peut-être même L’Autre jour, titre du premier opus de Milène Tournier chez Lurlure ? En tout cas, la poétesse nous prévient : « Un vrai journal ne pourra commencer, je sais, qu’à la mort de mes parents. » Loin du secret qu’appellerait la rédaction d’un journal, donc, ce recueil (nommons-le ainsi par convention) en flirte pourtant avec la notion, dans son dévoilement autobiographique qui débute par une étonnante « Genèse ». Dieu y commence par inventer l’impératif. « Il est des infinitifs qui se comportent comme des impératifs », annonce d’ailleurs Milène en quatrième de couverture, prenant l’exemple de « grandir ». Alors elle se coltine à la vie, la sienne, dans une forme qui montre l’intime derrière une roborative couche de poésie. Sincère toujours, impudique jamais, tant l’expression, travaillée aux outils stylistiques les plus performants, donne à ses souvenirs les atours de la littérature libératrice. Courts poèmes, longues proses : l’alternance des formes empêche la routine du déroulement du temps, prévient la lassitude de la présentation d’une existence qui après tout n’est pas si différente des autres. La poétesse enjambe donc les écueils du genre, habilement. Lorsqu’elle s’aventure dans la composition de petits aphorismes, dans la partie « Méditations », ceux-ci se distinguent par l’attention particulière portée au langage ; ce sont de véritables poèmes, pas de simples bons mots. À la vue d’un « corps qui hésite / entre Jésus et jouir », l’« ivresse d’araignée, de se pendre à sa propre salive » nous gagne à la lecture. Oui, l’autrice a le don de rendre captivantes des tranches de vie qui relèvent du déjà-vu en y insufflant des images et en refusant de se prendre au sérieux. Au fil des pages se glisse un doute permanent, une sorte d’excuse d’être en vie qui touche et bouleverse. Enfance, adolescence, amour, mort passent au crible des phrases ou des vers… tiens, l’amour : « Et je m’avancerai vers toi, mon incompréhensible amour, / Comme sur la dalle immense s’avance / Pour la première fois / Le traducteur en face de son poète. » Se coltiner grandir constitue un titre programmatique, et se coltiner à la vie, c’est également faire l’expérience de la séparation ; là aussi, la forme est travaillée, au point qu’un renversement de perspective s’opère à la fin, avec l’homme aimé, désormais ex, qui prend la parole pour souhaiter à la femme l’écriture. Rarement au cours des deux cents pages peut-on laisser son esprit vagabonder, tant Milène joue de formes, d’images et de mots pour renouveler l’expérience de lecture. Voilà la force de ce livre, « plus chantonné qu’écrit » : cette vie pourrait être en partie la nôtre ou celle de proches, avec ses joies et ses peines, ses émerveillements et ses désillusions, mais c’est une vie de poétesse au talent de conteuse. Quand elle demande dans un des poèmes d’amour « Passe-moi de mon père à tes mains, / Comme c’est écrit sur la vitrine de la boulangerie : / “Changement de propriétaire.” », c’est aussi à nous, lecteurs et lectrices, qu’elle transmet sa vie en partage. Nous en devenons un peu propriétaires en arborant l’ouvrage dans notre bibliothèque. Merci pour le cadeau.

Milène Tournier, Se coltiner grandir, éditions Lurlure, 216 p., ISBN 979-10-95997-45-0

vendredi 6 janvier 2023

Le Soleil des Phaulnes

Gobo est une sorte de paradis… extraterrestre, où sous les rayons du soleil Titéo vivent les Phaulnes en harmonie avec leur environnement. Ces  humanoïdes « ont pour principe de ne jamais tuer un animal. Nous prélevons ceux qui se préparent à mourir parce que trop vieux ou condamnés par la maladie ou la faim. Le reste du temps, on chasse à l’assommoir. Nous traquons une bête, pour le seul plaisir que cela procure et en ne perdant jamais de vue le respect que l’on doit avoir pour elle, puis nous la visons d’une flèche étourdissante, et, à son réveil, nous la rendons à la forêt » : ainsi s’exprime Griddine, fière indigène de cette planète, que va bientôt bouleverser la nouvelle de l’exploitation de son soleil par la toute-puissante multimonde Garmak, dirigée par le « yotta-octillionnaire » (l’auteur précise en note que cela représente 1024 × 1048 unités, tout de même) Ien Éliki. Unique solution pour les Phaulnes, bénéficier de l’évacuation prévue par l’entreprise vampire et constituer une diaspora sur une étendue incommensurable de systèmes planétaires. Car résister n’est pas envisageable : ils ont fait le choix d’arrêter leur progrès à l’arc et aux flèches, chevauchant hardiment leurs war-lizzards, alors que la Garmak dispose d’une technologie indiscernable de la magie. Résister, peut-être pas, mais aller dire à Éliki ses quatre vérités, c’est ce que veut faire la pugnace Griddine.

Le Soleil des Phaulnes retrace donc le voyage de la jeune Phaulne pour retrouver son ennemi. Évacuée à la dernière minute sur un transporteur indépendant, elle devra pour payer ses multiples déplacements spatiaux notamment faire office de « quêteuse » d’holums — des hologrammes qui font revivre, pour les compagnies d’assurance, les derniers instants des occupants d’un vaisseau spatial avant un accident. Sa beauté fascinante lui vaudra l’attention de la plupart des mâles humanoïdes, desquels elle sera néanmoins protégée par une incompatibilité sexuelle opportune dans cet univers aux nombreuses espèces (« Quel est votre type de vagin ? Ouvert, crénelé, simple, doublé, crocheté ? ») ; mais c’est sa détermination et son énergie indéfectible qui lui permettront d’atteindre son objectif. Griddine, au fond, représente tout le contraire des ravissantes écervelées que les space operas du Fleuve noir anticipation servaient (trop) souvent. Et si je cite le Fleuve noir, c’est évidemment à dessein, car l’écriture de Thierry Di Rollo fait furieusement penser à cette défunte collection… la qualité littéraire en plus (même si certains auteurs étaient aussi de bons stylistes, bien entendu).

En effet, il offre ce qu’il faut de descriptions pour ancrer son action dans un décor envoûtant, tout en prodiguant une action menée tambour battant, sans temps morts ou séquences réflexives. Il nous sert dès le début quelques scènes mémorables, dans une veine écologique par exemple, comme celle de la chasse avec Griddine et son amant Sœm. La scène d’amour entre les deux est aussi marquante : suffisamment humaine pour s’identifier, suffisamment diverse pour que le plaisir soit attisé par la différence sexuelle des Phaulnes.

Un roman de science-fiction sans critique sociale du monde d’aujourd’hui (ou proposition d’une société alternative ; après tout, les Phaulnes sont de parfaits décroissants) ne pourrait plus se concevoir. Ien Éliki, quasi immortel grâce à la technologie et qui fait tout ce qui lui plaît en écrasant les autres, est évidemment le paragon des ultrariches. Dommage cependant que ce méchant ne se voie pas consacrer plus de scènes, ce qui lui ôterait un caractère un brin schématique. Dommage aussi que Thierry Di Rollo procède un peu à marche forcée. La quête de Griddine paraît par moments accélérée, et on aurait envie de cheminer plus longtemps avec cette héroïne attachante, de connaître plus de péripéties de son voyage au fond assez linéaire. D’un autre côté, on ne peut pas nier qu’il est agréable de lire un volume pas trop épais, qui ne nous force pas à rester dans un univers ultrapeaufiné pendant des lustres.

Quoi qu’il en soit, la lecture du Soleil des Phaulnes demeure très plaisante et réserve maintes pistes de réflexion, comme évoqué plus haut. De l’harmonieuse planète Gobo, promise à une mort prochaine à cause de l’exploitation de son soleil, ou de la magnifique Namur, d’où Ien Éliki est originaire et qui a été transformée en éden touristique, laquelle subsistera dans les cœurs ? La réponse est évidente. Et pourtant, la dynamique de la société actuelle reste ce qu’elle est et l’exploitation des ressources et des êtres se poursuit. De quoi se demander, avec Di Rollo et ses personnages, « pourquoi l’univers se montre si multiple quand tous les humanoïdes le peuplant demeurent désespérément semblables ». Et ça, c’est très bien vu.

Thierry Di Rollo, Le Soleil des Phaulnes, Le Bélial’, ISBN 978-2-84344-995-6

dimanche 1 janvier 2023

Morgane Pendragon

« L’histoire n’est jamais figée, il suffit d’en changer les mots pour en fonder une nouvelle. » Cette phrase que Jean-Laurent Del Socorro fait écrire à Arthur est peut-être ce que l’on pourrait appeler l’art poétique de Morgane Pendragon. Car l’intention est claire : à travers cette figure de reine de Logres, l’auteur entend redonner aux femmes une place aussi importante que celle des hommes dans la légende arthurienne… pardon, morganienne ! À cet effet, il introduit un point de divergence (entre autres inversions ou changements de personnages) où Morgane plutôt qu’Arthur retire l’épée solidement fichée qui lui permet d’accéder au trône. Arthur, dans le roman, est relégué au rôle d’amant de celle-ci, partagé entre amour et sentiment de n’avoir pas accompli son destin — lui qui pourtant était le champion de Merlin. La dynamique du livre se répartit ainsi entre le malheureux et Morgane ; les deux content à la première personne ce récit de chevalerie, de magie et de politique.

Chevalerie d’abord, puisque la Table ronde est en quelque sorte le parangon du genre. Mais à cette table-ci siègent femmes et hommes : on l’a vu, il est question de mettre en valeur celles qui, dans maintes interprétations de cette légende, sont enfermées dans des rôles de dames de compagnie. Perceval devient, autre exemple, fille de Guenièvre et de Lancelot. Et Guenièvre est deuxième reine de Logres, car elle a épousé Morgane. « J’oublie que les unions chez les chrétiens peuvent uniquement se faire entre une femme et un homme », écrit cette dernière, alors qu’un royaume voisin converti à la religion qui perce à cette époque (le VIIe siècle) lui propose d’abord la main de son héritier. La protagoniste sera en fin de compte engagée dans une relation polyamoureuse et bisexuelle avec Guenièvre (qui aimera aussi Lancelot, on l’a vu) et Arthur. Question dépoussiérage, on ne peut pas dire qu’on n’est pas servi. Bien évidemment, tout ne va pas de soi, puisque le patriarcat se rebiffe à l’idée d’une femme sur le trône, entraînant une guerre où vassaux et vassales doivent choisir leur camp. Si Morgane en sort victorieuse et confirmée dans sa fonction, cela ne veut pas dire que son règne sera de tout repos.

Adepte de la Déesse de l’ancienne religion, la reine souhaiterait faire revenir sur les terres de Logres la magie et ses êtres (les faëries) venus des brumes du pays de Galles voisin. Elle aura cependant fort à faire pour juguler l’ascension du christianisme. Celui-ci, brisant les allégeances sur son passage, confère à Morgane Pendragon le statut de récit politique autant que chevaleresque. S’y invite également le zoroastrisme : à l’époque choisie par Del Socorro, l’islam n’existe pas encore ; l’exotisme religieux vient donc tout droit de Perse par la figure du chevalier sassanide Palamède. Le croisement des divers cultes produit les étincelles nécessaires à enflammer l’histoire. Les faëries, géants d’un autre temps ou bêtes effrayantes, feront malheureusement les frais de l’entrée des royaumes de Bretagne dans un monde plus moderne, tandis que les retournements d’alliances apporteront du piquant. Magie, politique et religion se mélangent donc dans un chaudron sous un feu bien attisé, avec des personnages bien creusés.

La langue de l’auteur est alerte, composée comme à son habitude de phrases courtes et de dialogues qui vont à l’essentiel. De cette entreprise de donner une place importante aux femmes, on pourrait regretter cependant qu’elle ne s’empare pas plus des possibilités inclusives du langage. Il ne s’agit pas là de rejouer le tour de force linguistique du Fortune de France de Robert Merle, au plus près de la langue de l’époque. Mais si le titre « messœur » vient à raison faire pendant au classique « messire », si on peut déceler un « quelqu’une » isolé, on aurait pu se voir gratifier de quelques accords de proximité ou de majorité ? Il faut savoir cependant raison garder et ne point trop en demander : avec sa construction habile, son arrière-fond riche, ses intentions claires et louables ainsi que la fluidité de son écriture, Morgane Pendragon est une lecture à la fois intelligente et hautement divertissante.

Jean-Laurent Del Socorro, Morgane Pendragon, Albin Michel Imaginaire, ISBN 9782226479693

mardi 27 décembre 2022

Noir est le sceau de l’enfer

Les éditions Albin Michel Imaginaire ont pris la (bonne) habitude de précéder la sortie de nombre de nouveaux livres par une nouvelle de l’auteur ou autrice concernée en version numérique gratuite. C’est dans ce cadre que sortira, le 30 décembre, Noir est le sceau de l’enfer, de Jean-Laurent Del Socorro, avant que le 18 janvier paraisse Morgane Pendragon. Avant donc une chronique sur celui-ci, parlons de celui-là, d’autant que, à cette époque de l’année, un cadeau ne se refuse pas.

Noir est le sceau de l’enfer se situe dans le même univers que Du roi je serai l’assassin, pour celles et ceux qui en avaient apprécié la lecture (dont je suis). Partant, la longue nouvelle déploie un mélange de roman historique, d’histoire de cape et d’épée et de récit magique. Ici, on suit les aventures d’Axelle (découverte dans Royaume de vent et de colères), la capitaine noire de la compagnie du Chariot, faite prisonnière lors d’une bataille où elle officiait comme mercenaire pour le compte de la Ligue catholique espagnole contre le roi Henri IV. Afin de libérer ses lansquenets, elle accepte une mission — cette fois pour la couronne de France — qui la mène en Grande-Bretagne et en Irlande pour retrouver un objet magique. Celui-ci a notamment permis la victoire anglaise contre l’Invicible Armada. Univers partagé oblige, ce « sceau de l’enfer » est fait d’Artbon, la pierre magique présentée dans les autres romans précités. Dans sa quête, Axelle sera assistée par Francis Drake et Walter Raleigh. C’est une constante que de rencontrer des personnages historiques dans le récit, ce qui l’ancre dans une certaine réalité, pose des repères et contribue à agripper lecteurs et lectrices en faisant appel à leurs connaissances préalables. Jean-Laurent Del Socorro sait doser son cocktail entre fantasy et histoire… et propose même sa propre version de l’assassinat de Christopher Marlowe. Un Marlowe dont la pièce inédite Le Roi de jaune vêtu est évoquée, reliant Socorro à Robert W. Chambers (The King in Yellow) et la fiction à la réalité (et vice-versa).

Il ne faudrait pas croire que l’intertextualité est le but de l’ouvrage, cependant. Il constitue d’abord un bonus qui comblera connaisseurs et connaisseuses sans rebuter les autres. Le style efficace, fait de courtes phrases, de descriptions allant à l’essentiel et d’action bien menée, rend la lecture particulièrement agréable. Tout comme le féminisme non ostentatoire mettant en scène une femme noire à la tête d’une compagnie militaire au XVIe siècle (divulgâchage : là, ce sera un trait fondamental de Morgane Pendragon), et l’utilisation mesurée de la magie, qui place la nouvelle dans le registre de la fantasy historique. Récit de cape et d’épée avant tout, cependant, Noir est le sceau de l’enfer ravira aussi les enthousiastes des Trois Mousquetaires. C’est aussi une parution maligne qui donne envie de se frotter, si on ne l’a pas déjà fait, aux autres livres du même univers. Bref, un joli cadeau avant la parution du nouveau livre de Jean-Laurent Del Socorro en janvier ; il en sera question dans ces colonnes sous peu.

Jean-Laurent Del Socorro, Noir est le sceau de l’enfer, livre gratuit en version numérique, disponible le 30 décembre via Albin Michel Imaginaire et sur les sites de livres numériques ; la version papier est disponible auprès de l’association Didaskalie

samedi 17 décembre 2022

Le Temps des Grêlons

Et si les propriétés étonnantes de l’intrication quantique, laquelle lie définitivement et où qu’ils se trouvent dans l’univers deux photons ayant interagi, s’invitaient dans notre monde bien réglé ? Dans Le Temps des Grêlons, ce sont soudain les appareils photo qui ne fonctionnent plus : nature et paysages impriment les capteurs, mais les humains restent désespérément absents des clichés. On imagine les conséquences… parmi lesquelles la nécessité de présenter des dessins à l’antenne du journal télévisé ! Le narrateur du roman (dont le prénom ne sera révélé qu’à la fin), Jean-Jean et Gwendo, à Apt, doivent vivre leur adolescence avec ce phénomène inexpliqué, mais bien là pour durer.

D’autant que, après cet événement fondateur, un autre va plus encore mettre sens dessus dessous la société. Comme si les milliards de photographies et de films effectués et stockés dans l’imposant Nuage numérique se déversaient — tel un trop-plein — dans la réalité, les personnages immortalisés sur les clichés commencent à réapparaître, en vie mais complètement hébétés. Ce sont les Grêlons du titre — puisqu’ils sont en quelque sorte tombés du Nuage —, dont il faut bien s’accommoder de l’existence. Chacun des trois adolescents, au fil du récit, interagira à sa manière avec ces nouveaux venus : le narrateur en tant qu’animateur pour Grêlons légionnaires en vue de leur « illumination », c’est-à-dire la fin de leur hébétude ; Jean-Jean comme gendarme, puis officier de la police spéciale chargée de leur contrôle ; Gwendo comme militante pour leurs droits. Car, bien sûr, les Grêlons vont polariser la société, et des partis politiques vont s’emparer du phénomène pour alimenter leurs luttes de pouvoir. La possession d’un appareil photo sera notamment interdite afin de ne pas créer de nouveaux Grêlons.

Le thème classique de la peur de l’étranger se voit offrir ici un traitement particulièrement original, et c’est la grande réussite de ce livre. De plus, l’auteur a la bonne idée de mélanger science et poésie, puisque le Grêlon le plus important du roman se trouve être Arthur Rimbaud — enfin, l’un des Arthur Rimbaud : il a été photographié plusieurs fois dans sa vie et est donc descendu du Nuage à plusieurs reprises ! —, en mal d’inspiration, malgré la pression pour un poème, rien qu’un petit poème. C’est son œuvre qui constitue le fil rouge du livre, avec nombre de citations (pas forcément identifiées) dans le corps du texte, ou à l’origine de noms liés aux Grêlons, comme le logiciel Paix des Rides pour la gestion des arrivées selon les dates de prises de vues historiques.

La narration à la première personne, par contre, semble moins réussie. Certes, on suit au début avec plaisir les aventures du groupe d’amis, relatées avec beaucoup de naïveté et une touche de couleur locale du Sud agréable. Elles alternent avec des courriels et des mémos officiels ; ceux-ci montrent l’attitude secrète des pouvoirs publics face à la vague des arrivées d’une population dont ils ne savent quoi faire, excepté pour certaines personnalités en vue dont il convient d’exploiter la célébrité. Au fil de l’ouvrage, cependant, une certaine lassitude s’installe devant le peu d’évolution dans le langage du narrateur, qui pourtant finit par obtenir son bac, fût-ce au rattrapage. Heureusement, l’habile construction du roman, très intertextuelle et très documentée sur l’histoire de la photographie, ainsi que la situation de départ à la fois grave et cocasse permettent de maintenir l’attention jusqu’au bout. Car il y a dans ce texte d’anticipation une véritable réflexion sur la place de l’autre dans nos têtes, tant du point de vue individuel que collectif.

Olivier Mak-Bouchard, Le Temps des Grêlons, Le Tripode, ISBN 9782370553188

mercredi 14 décembre 2022

Pour Traction-brabant 101 : Cent Ballades d’amant et de dame

Si Christine de Pizan (vers 1365 - vers 1430) a souvent figuré dans des anthologies, combien d’enthousiastes de la poésie peuvent se targuer d’avoir lu un de ses ouvrages en entier ? En voici venu le temps, en tout cas : de cette féministe avant le mot vient de reparaître deux fois ce chef-d’œuvre, d’abord en 2019 aux éditions Gallimard dans une traduction de Jacqueline Cerquiglini-Toulet, puis cette année — c’est à cette version que nous nous intéressons — aux éditions Lurlure dans une traduction de Bertrand Rouziès-Léonardi, lequel avait officié pour le truculent Trubert chez le même éditeur.

Ces Cent Ballades d’amant et de dame forment un roman en vers où les protagonistes s’échangent tour à tour leurs sentiments par ballades interposées, quoique les deux voix s’invitent dans certains poèmes. On y assiste à la cour effrénée de l’amant, au doux refus de la dame, qui se transforme en peut-être, puis en passion ; on y apprend l’existence d’un mari, la nécessité pour l’amant de s’éloigner pour guerroyer ; on y décèle des craquelures dans la ferveur, puis on y constate la rupture. L’habileté de Christine de Pizan est de mener tambour battant cette intrigue somme toute banale, alors que la fin’amor des troubadours s’essouffle et vit ses derniers instants en ce XVe siècle. Son secret ? Une langue rythmée et rimée fastueuse, que sert avec rigueur le carcan de la forme en général et de la ballade en particulier. « Amis, fors vous, chose n’est qui me plaise : / Sans vous veoir, je ne porroie estre aise », susurre l’amante à l’heure où les braises de la passion refroidissent déjà.

« Mon ami, sauf vous-même, il n’est rien qui me plaise : / Comment, sans vous voir, vivre un seul instant à l’aise ? », traduit Bertrand Rouziès-Léonardi. Son adaptation virtuose en français moderne choisit de conserver des rimes et de remplacer les mètres de Pizan (sept et neuf pieds majoritairement) par des mètres plus « modernes » (vers de neuf pieds et alexandrins). S’y ajoute une actualisation de la ponctuation, pour un renouvellement de la langue sans la trahir, en préservant le rythme et la musique. La présentation bilingue permet de passer de l’original à la traduction, comme un voyage dans le temps : les sentiments d’alors n’étaient évidemment pas les mêmes, le temps ne s’écoulait pas de la même façon, les conventions sociales étaient différentes. La poésie de Christine de Pizan, en version originale ou dans cette traduction habile, se joue des époques. À l’heure où les voix de femmes en poésie se fédèrent dans des anthologies propres, on lira avec ferveur aussi cette illustre prédécesseure.

Christine de Pizan, Cent Ballades d’amant et de dame, éditions Lurlure, 260 p., 21 €, ISBN 979-10-95997-44-3
Cette chronique a paru dans le numéro 101 du poézine Traction-brabant, à découvrir ici si le cœur vous en dit. Merci à Patrice Maltaverne pour son accueil.


La ballade XXXII, où se mêlent les deux voix :

— Approchez, doux ami, venez donc me parler.
— Très volontiers, ma dame, et ma joie est sincère.
— Quelques mots, mon ami, sans rien me déguiser.
— Que vous dire, ma douce, ô vous qui m’êtes chère ?
    — Si votre cœur en mon corps est greffé ?
    — Ma dame, il l’est, je m’en suis assuré.
    — Il en va de même, au vrai, pour le mien.
    — Un grand merci, belle, entr’aimons-nous bien.

— Vous n’aurez plus besoin, donc, de vous affliger.
— Non, votre doux amour m’a pour propriétaire.
— En gardant mon honneur, voulez-vous m’embrasser ?
— Ah çà, ma dame, il n’est rien qu’autant je révère !
    — N’en faites pas un motif de fierté.
    — Que je sois plutôt à la mer jeté !
    — Reçois mon cœur en échange du tien.
    — Un grand merci, belle, entr’aimons-nous bien.

— Cela vous plaira-t-il, faute de vous combler ?
— Quoi donc, maîtresse, en qui je trouve ma lumière ?
— D’obtenir un baiser, sans plus avant pousser.
— Je n’ai d’autre ambition que de vous satisfaire.
    — Ami, jurez-moi pleine loyauté.
    — J’ai promis de vous rester attaché.
    — Et moi je vous ferai beaucoup de bien.
    — Un grand merci, belle, entr’aimons-nous bien.

    — En ferez-vous selon ma volonté ?
    — Je m’y plierai, j’y suis déterminé.
    — Je t’aimerai plus que tout ce qui vient.
    — Un grand merci, belle, entr’aimons-nous bien.

jeudi 8 décembre 2022

Elle me disait bonjour une fois sur deux

« Gigolo ou poète, j’ai longtemps hésité à peindre la réalité du prix de la viande en barquette » : pas de doute, la manière d’Hugo Fontaine est bien là, dans ce mélange désinvolte d’images cramponnées à une matérialité qui pourtant aspire à s’échapper. Sauf que le poète, dans ce nouvel opus, a choisi — loin des textes souvent rêveurs ou décalés auxquels il nous a habitués — de se coltiner à la dure réalité de l’amour physique. Dure, vraiment ? Eh bien oui, qu’on en juge : « Ton érotisme me fracasse la bouche, / dans l’extra noir, je t’éclaire à la torche / je m’accroche aux verbes thermolactyls. » Et voilà Hugo qui s’emploie à sublimer de mots l’acte d’amour à sa manière d’éternel ébahi, ce qui, on s’en doute, génère force frottements et autres aspérités. Lui fondamentalement doux y va à la « machette », armé de sa « lampe frontale », sur une « planche à pain ». Pas étonnant que la viande (métaphorique et bien réelle) soit si présente dans ce recueil : la chair et la chère se mélangent avec entrain dans un restoroute sur l’autoroute A2, et un sirop de grenadine a beau se trouver sur la table, c’est à la « boucherie du coin » que l’amant s’approvisionne : « Je t’aime comme j’aime / la viande et le gros sel. » Sans mièvrerie, sans verbes éculés, le poète met son univers et son humour, peut-être même plus pince-sans-rire que de coutume, au service de l’entremêlement des corps. Et puisque « le texte prend une autre habitude / quand tu croises les jambes », la poésie s’annonce en tant que protagoniste autant que la femme qui provoque le désir. Après tout, Hugo « traîne entre deux syllabes, / dévore l’espace entre deux phrases » comme il s’attarderait entre deux seins ou enfoncerait sa langue entre deux cuisses. Ce court volume, sous couvert de plaisirs érotiques, serait-il de surcroît un traité de poésie déguisé (ou pas) ? Ce dont le poète est sûr, c’est que « les histoires d’amour / finissent par tomber du ciel / comme des excréments d’oiseaux ». Ce qui, on me l’accordera, fait tout de même pencher la balance du côté de la jouissance physique… parce qu’on imagine mal un Hugo Fontaine abandonner la poésie pour une maîtresse plus attirante. Et pourtant, un doute s’installe : « La poésie n’existe plus. / Je te mangerai / sans procéder à une deuxième lecture. » Nous, humbles lecteurs aguichés, y procéderons volontiers, tout émoustillés.

Hugo Fontaine, Elle me disait bonjour une fois sur deux, éditions Le Mot/Lame, 53 p., ISBN 979-10-96556-43-4

samedi 12 novembre 2022

Pour D’Ailleurs poésie : Maison mère

« Chacun dans son fauteuil / Plongé dans sa lecture / Ourlant au fil des pages / Le bord de son voyage / D’un long doigt de silence » : telle une petite musique lancinante au goût nostalgique de bribes d’enfance, les hexamètres — à de rares exceptions près — de Philippe Colmant irriguent ce recueil de sensations, de souvenirs, de mélancolie, de « feu qui craque » et d’un « parfum familier ». Car les choses ont bien changé, évidemment, tant pour le poète qui a fait sa vie comme traducteur que pour une existence encore ancrée à l’époque dans le temps étiré du partage. Désormais règnent les « villes vitrifiées » ; alors le poète écrit aux « cités creuses / En proie au brouhaha / Et au temps métronome » pour leur dire « la campagne / Les sentes sans raison » qu’il a connues. Il chauffe le creuset mémoriel. De ces saynètes courtes et poignantes, on se prend à guetter l’adéquation avec nos propres souvenirs, tant le rythme apporté par une métrique rigoureuse nous berce de vers qui sonnent comme des comptines. Des comptines que nous avons entendues dans notre enfance et qui se recréent, subrepticement, à la lecture du livre de Philippe. La concision des textes, de fait, en appelle à remplir les blancs avec notre propre expérience ; on appuie sur les boutons de cette machine à remonter le temps, assemblée avec soin au moyen de simples strophes.

Parfois, les ouvrages qui évoquent des scènes d’enfance ne peuvent se départir d’une certaine mièvrerie. Mais ici, absolument pas : tout est adéquatement calibré. Le refuge des jours heureux et insouciants remplit à plein son rôle de havre contre les vicissitudes de la vie réelle, le temps d’un recueil de poésie. Tous les sens sont convoqués dans un tourbillon virevoltant, sans affectation ni pathos. Alors ce que Philippe dit de ses souvenirs s’applique aussi à son propre livre : « Par sagesse ou paresse, / Nous devrions relire / Les histoires cousues / Sur notre ombre d’enfant : // Il était une fois / Une deuxième fois. »

Philippe Colmant, Maison mère, éditions Bleu d’encre, 60 p., 12 €, ISBN 978-2-9307-2550-5
Cette chronique a paru sur le site D’Ailleurs poésie. Merci à Valérie Harkness pour son accueil.

vendredi 11 novembre 2022

Tourner. Petit Précis de rotation

Si le titre de ce recueil est un clin d’œil revendiqué à Cioran, selon la quatrième de couverture, il m’a aussi fait penser à Perec, puisque l’ouvrage pourrait constituer une tentative d’épuisement des acceptions et des expressions liées au verbe tourner. On y avance comme lorsque, enfant — et pourquoi pas adulte, je le confesse —, on lisait le dictionnaire tel un roman, puisant dans les définitions l’incroyable aventure de la vie vécue par les autres. Ici, bien entendu, il s’agit de poésie, plus exactement de poésie rythmée, sonore (l’autrice ne cite-t-elle pas Tarkos ?) ; les mots s’y entrechoquent comme « une double hélice folle dans un espace virtuel d’auto-engendrement ». « Parce que venus au monde on tourne », tout simplement. Et avec ce verbe tourner, les significations abondent. Béatrice Machet, après un… tour de la question, nous le rappelle d’ailleurs à la fin : « Tourner est plus que tourner / et les différentes acceptions / les plusieurs sens du mot / se rassemblent en un concept entre suspens et chute / qui fait du temps une affaire de cycles / qui fait des souvenirs un manège du temps présent ». Et nous en serons passés par une visite vertigineuse du monde à la lumière crue du vocabulaire, celui de l’esprit mais aussi celui, bien réel, des tourments actuels, tournant « le dos à la guerre », égratignant l’extractivisme : « On tourne on vrille on extrait on carotte on forage. Et si rien alors sables bitumineux feront l’affaire. » On se souviendra que Béatrice est une traductrice infatigable de la poésie des peuples autochtones américains : ceux-ci se voient lésés de leurs droits dans nombre de projets d’exploitation des hydrocarbures. Le recueil ne tourne pas autour du pot, donc, et ne rechigne pas à se coltiner avec le plus dégoûtant des réels. Mais il virevolte aussi de phonèmes rêveurs, les secoue, les tord, extrait des acceptions les excitations et des dictons les bonds en avant. Ça cogne dans la langue, ça fuse de toutes parts. On reconnaît au passage des citations, détournées pour coller au verbe choisi, telles ces « roquettes de la vérité […] bien mal embouchées ». Le fond et la forme se tournent autour : « Narcisse et son spin interne. Plus on tourne et plus on est philosophe. » Et plus on est poète, assurément. En tournant les pages, la sensation de vertige — au sens d’ivresse de la découverte — s’affirme. Et l’habile polysémie pratiquée par la poétesse, tantôt rageuse, tantôt contemplative, ne nous quitte pas un instant : « On tourne parce que le monde est révolution. »

Béatrice Machet, Tourner. Petit Précis de rotation, Tarmac éditions, 70 p., ISBN 979-10-96556-43-4

mardi 8 novembre 2022

Et les regarder les fantômes

Tout commence avec l’indication « Allegro. Maestoso. » Déjà les mélomanes auront la puce à l’oreille et penseront à un accompagnement symphonique, impression qui se concrétisera sans équivoque avec le troisième mouvement du recueil, « In ruhig fliessender Bewegung » : nous sommes ici sous l’égide de Mahler, et plus précisément dans les notes de sa deuxième symphonie. Du reste, l’autrice le mentionne dans un appendice en forme de « piste cachée » à la fin ; c’est que si la poésie de Pauline Catherinot ne se livre jamais tout entière, navigant souvent entre non-dits et suggestions, le lien avec la musique du compositeur autrichien revêt une importance particulière qu’il convient de ne pas négliger. À commencer par le surnom de la partition, « Résurrection », qui met en tête des pistes d’interprétation de ce texte court et puissant. « (Et) L’enfouissement. On se cache derrière des milliers de peaux. On laisse les entrailles pourrir. On la bouffe dans les congélateurs — cette existence » : chacun des fragments en prose poétique commence par ce « (Et) » incantatoire, suivi de phrases denses, hachées, à maintes reprises brisées par une ponctuation alternant entre points définitifs et tirets suspensifs. On y saute d’une idée à l’autre, comme si la mémoire — après tout, il est bien question de fantômes — fournissait des souvenirs incomplets, qu’ils soient refoulés en raison de leur violence ou tronqués par le passage des années. « Les araignées entre — Contre — Je n’ai pas le — C’est du granite qui — Jambes tremblent. Pas de point d’ancrage. » Dans ce livre où tout vacille se trouvent matérialisées tant la difficulté à vivre avec le passé que l’influence de celui-ci sur le présent, même lorsque cela relève d’un mouvement inconscient. Pauline capture les hésitations et les cahots du cerveau avec une langue fortement orale, dont on devine qu’elle se déploierait de façon furieusement complémentaire dans une lecture intime à haute voix. Et cela même si l’« On finit par — Douter du je, douter du il, douter du verbe lui-même ». La bande sonore de résurrection de Mahler apparaît dès lors comme un support à l’errance avec les fantômes du passé, pour coûte que coûte construire, malgré la difficulté de la tâche. L’ensemble laisse aussi entrevoir un film expérimental fantasmé (c’est le cas de le dire, au vu du titre), puisque la poétesse parsème son texte de « cuts » cinématographique. L’objet poétique, entre sombreur des réminiscences et corporalité (« Ça se situe entre les côtes. Le corps qui lutte et se — On ouvre les paumes »), se lit comme en se réveillant d’un rêve à la fois stimulant et angoissant, dans cet état un peu second d’avant la conscience.

Pauline Catherinot, Et les regarder les fantômes, La Boucherie littéraire, 48 p., ISBN 9791096861538

lundi 7 novembre 2022

L'Île de Silicium

« De nos jours […], les riches changent de membres aussi facilement que de téléphone. Les prothèses hors d’usage sont envoyées ici, certaines n’ont même pas été stérilisées et contiennent encore du sang ou des fluides corporels, ce qui, vous l’imaginez, présente de grands risques en matière de gestion sanitaire. » Ici, c’est au large des côtes chinoises du Guangdong, sur l’île de Silicium, sorte de paradis du recyclage des déchets — occidentaux surtout — tenu par des familles rivales qui exploitent les « déchetiers ». Ceux-ci sont des migrants intérieurs chinois qui viennent y trouver du travail… mais aussi des conditions de vie peu enviables. De surcroît, à l’ère du tout-connecté, l’endroit a été décrété par les autorités centrales « zone à débit restreint », à la suite d’une sanction administrative. Exit donc la réalité augmentée omniprésente ailleurs. S’en est ensuivi un exode de la population locale, remplacée dès lors par des migrants d’autres provinces : « À une époque où la vitesse de l’information déterminait tout, un débit limité signifiait une absence de valeur, d’opportunité et d’avenir. » Si le monde décrit par Chen Qiufan est imaginaire — quoiqu’inspiré de sa propre origine —, il est très marqué par la méfiance envers l’autre lorsqu’il ne vient pas du même endroit, la migration économique forcée ainsi que la pulsion d’exploitation des pauvres par les riches. Autant dire qu’on n’a pas de mal à s’y insérer par la lecture tant l’anticipation y paraît crédible.

Tout du moins au début, lorsque débarque Scott Brandle. L’Américain est mandaté par la société Wealth Recycle pour négocier un contrat avec les recycleurs industriels. Mais ce « tueur à gages économique » a également une autre mission en tête, qu’on va découvrir au fil des pages. Quant à son interprète Dang Kai-zong, installé aux États-Unis mais originaire de l’île, il va se replonger dans ce lieu un peu oublié depuis son exil américain et y subir aussi un choc culturel, lui qui a, comme lui lancera un patriarche de sa lignée, « bu l’encre de l’Occident ». Il va même tomber amoureux d’une jeune migrante, Xiaomi, et l’arracher des griffes d’une famille concurrente de la sienne. Ce qui conduira en plus à faire de la jeune femme, après une scène de torture qui se retourne contre ses bourreaux, une humaine augmentée bientôt au cœur des préoccupations de l’ensemble des personnages du roman, pour des raisons diverses. L’anticipation devient à ce moment moins réaliste, mais pas moins intéressante, avec des morceaux de bravoure décrivant l’omniscience de Xiaomi et sa connexion à tout ce qui est connectable.

Chen Qiufan rend parfaitement l’atmosphère de ce lieu où se rencontrent les rebuts du monde riche et les ambitions démesurées de familles ou politiciens opportunistes. Il y ajoute des détails immersifs, comme ce culte du cargo chez les déchetiers immigrés, avec « une forme relativement primitive d’animalisme. Ils priaient le vent, la mer, la terre ou bien les fourneaux. Ils espéraient que les déchets des conteneurs expédiés depuis des rives lointaines soient remplis de trésors, faciles à traiter et non toxiques, et ils se repentaient même lorsqu’il leur arrivait de démonter des corps humains artificiels ». La poésie de son langage, rendue par la traduction minutieuse de Gwennaël Gaffric — qui n’hésite pas à insérer en notes, voire dans le texte, les précisions nécessaires à la compréhension de la polysémie chinoise —, se fait rêveuse souvent et crue par moments. De plus, la construction du roman, par augmentation progressive des curseurs de l’action et des tenants et aboutissants d’un complot mondial, est habilement troussée pour se terminer par un finale haletant lorsque le typhon Wutip se déchaîne sur l’île.

Peut-être pourra-t-on moins apprécier la propension de Chen Qiufan à ancrer avec une apparente insistance son récit dans la science actuelle, pour que l’on sente bien cette époque proche de nous : de nombreux détails de traitement du signal (la transformation de Fourier !), les liaisons VSAT, des précisions liées à la biologie… on a parfois l’impression que l’auteur cherche une certaine « hard science » légèrement ostentatoire, alors que les augmentations humaines dont il se fait l’écho dès la mi-roman requièrent une bonne dose de suspension d’incrédulité (qu’il parvient cependant à distiller). Mais lire un point de vue non occidental, qui est loin d’être caricatural en l’occurrence, est un sacré bol d’air dans une science-fiction dominée en France par les auteurs et autrices du cru ou anglo-saxons — un peu moins de prééminence occidentale ne fait pas de mal, après tout. Avec son récit bien mené et ses personnages ballottés entre deux cultures, deux allégeances ou deux esprits dans un même corps, L’Île de Silicium représente sans conteste une lecture stimulante, qui amorce avec force une réflexion sur le devenir tant biologique qu’environnemental de l’humanité.

Chen Qiufan, L’Île de Silicium, traduit par Gwennaël Gaffric, Rivages Imaginaire, ISBN 978-2-7436-5784-0

vendredi 21 octobre 2022

Par elle se blesse

Un récit « impossible, lacunaire, dispersé », écrivent les éditions Flammarion dans le prière d’insérer de ce recueil. Oui, loin du volume de poèmes plus ou moins ordonnés, le livre de Julia Lepère constitue un véritable récit, parcellaire ou fragmenté certes, mais qui indéniablement conduit lectrices et lecteurs d’un point temporel à un autre. Le deuxième chant, comme pour le confirmer, présente les « Films d’un train » : il y a bien une gare de départ et une d’arrivée. Du reste, la chronologie est respectée dans les grandes lignes entre les chants, puisque le premier commence en exergue sur « juin, ce mois qui ouvre l’hiver », citation de Marguerite Duras dans L’Homme atlantique, alors que le deuxième cite The Cold Song, un air écrit par John Dryden pour le semi-opéra King Arthur composé par Henry Purcell. L’hiver est là, donc, et le troisième chant évoque lui les ifs de T. S. Eliot, qu’on imagine tout à fait sous la neige fondante tandis que pointe le printemps. Sur ce canevas global des saisons qui passent inexorablement, sous le regard d’aînés illustres, la poétesse plaque au fil des pages des temporalités parfois bousculées, où une narratrice se remémore une histoire d’amour. La langue apparaît ample, se précipite à l’occasion dans de longues tirades où même la ponctuation cède le pas à la déclamation, avant de ménager des pauses où les mots se font rares et précieux sur la page, où les vers se contentent d’un mot seul. Tout un rythme se déploie ; on sent bien sûr l’influence du théâtre chez Julia Lepère, comédienne. Si son texte se nourrit d’abord d’instantanés et d’allusions, on ne ressent pas de frustration au flou des situations évoquées et aux trous dans le récit ; au contraire, ceux-ci représentent des tremplins d’émotions. « J’attends qu’il me touche, duvet d’oiseau / Qui s’entête à la branche / J’attends que sorte la chouette effraie, je suis / Effrayée d’amour // À moins que ce ne soit une faim / Louve » : la sensualité exacerbée du texte passe aussi par une animalité qui affleure en permanence. L’amant sera également comparé à un cerf, dont le brame remplira à plein son office de séduction : « je suis déjà trop fort à L. » Pour qui a lu Je suis une cérémonie — le précédent recueil de la poétesse —, certains choix de vocabulaire (l’importance du sel par exemple), l’apparition d’une sirène (Mélusine était le personnage principal du premier opus), les images si bien trouvées qui marquent les sens jetteront des ponts bienvenus entre les deux lectures. Mais Par elle se blesse, par-delà l’histoire d’un amour passé, pose aussi les jalons d’un discours universel sur les relations amoureuses. Lequel a parfois un petit air de Sisyphe : « Je suis le rocher sang au plein milieu des terres, l’ascension vers ton nom ». L’amour, ça blesse — et pourtant la narratrice sans cesse le cultive, attirée par ses lumières : « On me disait l’histoire / D’une femme comme une mer // Percée par où passa / L’éclat du phare ».

Julia Lepère, Par elle se blesse, éditions Flammarion, 129 p., ISBN 9782080291554

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