jeudi 30 novembre 2023

Une photo, un poème sporadique, #1

hebdo1.JPG, nov. 2023
Louvain-la-Neuve, 29 octobre 2023

« il est évident que »

serrée au sein
du ciment briqué

« vous conviendrez que »

la connaissance
caracole — enfonce
ses phalanges

« l’ordre naturel veut que »

la raison parle
la péroraison perle
docteure ès
causes essentielles

« il n’y a pas d’alternative »

passent la muraille
six faces régulières
orthodoxes
brandons de vifs
pragmatismes

« cela ne souffre aucune contestation »

jeudi 23 novembre 2023

Faunes

« C’est peut-être en atteignant un état stable, relativement protégé du danger, que nos ancêtres ont commencé à sentir palpiter en eux une vie nocturne. Les rêves auraient pris racine dans la chaleur et la sécurité de leurs premiers abris, dans le repos tranquille de celui qui chasse plutôt qu’il est chassé. / C’est dans le confort que naissent les films catastrophe. / L’être humain de notre temps, malgré toutes ses victoires, continue de craindre les animaux féroces. » Entre nouvelles, bribes de roman, poèmes en prose ou descriptions oniriques, ce stimulant petit livre d’une jeune autrice québécoise navigue dans un genre littéraire aussi indéfini que le lieu dans lequel il se passe. Certes, on apprendra que l’action se déroule à Shivering Heights (de Shivering à Wuthering, l’hommage est palpable), un endroit où le lac est infesté de requins — il vaut mieux, d’ailleurs, ne pas s’y baigner la nuit. Certes, la biologiste Laura s’invite en protagoniste dans la plupart des courts récits qui composent l’ouvrage. Mais les personnages humains au premier abord réservent des surprises : « Sa nageoire dorsale brille d’un éclat mordoré sous les rayons de la lune tandis qu’il s’éloigne. » C’est leur complexité psychologique autant que physique, au demeurant, qui fait qu’on les chérit à la lecture, telle Laura justement, à l’attitude hésitante lorsqu’il s’agit de sauver une personne qui s’est littéralement jetée dans la fosse aux lions. Ici, pas question de différence entre humanité et animalité. Les frontières du vivant s’estompent, même si un « géant barbu », qui jette des sacs d’ordures au fond du lac, rappelle à qui la catastrophe de la sixième extinction massive est à imputer. Dans ce monde revivent peut-être même les sorcières, grouillent les chamanes, qui communient avec la nature par le ventre : « Sur son passage, Heather n’épargne aucune fleur. Aucun champignon. Pleurotus ostreatus. Hydnum repandum. Une mouche, tournoyant dans son parfum, finit par se poser sur son épaule : elle la saisit d’un geste vif, puis la dévore. Tout ce qu’elle trouve, elle le grappille et l’enfonce dans sa bouche, sa toute petite bouche, d’une envergure à peine suffisante pour y laisser couler l’albumen d’un œuf d’oiseau. Lorsque l’odeur piquante d’une plante lui rappelle celle d’un corps en sueur, elle l’arrache pour en engloutir les racines encore souillées d’un humus noir. » Il faut se plonger dans Faunes pour faire l’expérience du vertige que l’autrice sait provoquer en nous. Conciliant dans sa prose l’harmonie entre les espèces et le désordre anthropique, le livre a la puissance concise d’un recueil de poésie et le foisonnement créatif d’un roman fleuve. Du grand art.

Christiane Vadnais, Faunes, L’Atalante, ISBN 9791036001390

samedi 4 novembre 2023

Tout battement est secret

« La poésie était révolutionnaire à Cuba bien avant le triomphe de la révolution de 1959 » : ainsi commence la préface de Víctor Rodríguez Núñez à cette anthologie dont Jean Portante a assuré la traduction. On veut bien le croire, tant ce volume est riche en tensions, en strophes fortes, lyriques ou postmodernes, en proses philosophiques, en histoires du présent et du passé racontées avec tendresse ou colère. Seule exception au choix éditorial de poètes et poétesses encore en vie, Fina García Marruz (décédée lors de la confection du livre, en 2022) ouvre le bal des textes avec une poignante remembrance historique intitulée « Nos Indiens » : « Ils ne nous ont pas laissé cette langue sibilante / dans laquelle les consonnes sifflaient comme des oiseaux / dans une forêt décontenancée, ou comme des flèches / rapides, des sarbacanes emplumées / volant vers les arcs ramifiés ». La poésie de Cuba s’écrit donc en espagnol. Le préfacier nous confie d’ailleurs qu’elle lui semble « l’une des meilleures que la langue espagnole ait à offrir ». Au vu de ce qui suit, on n’a pas de peine à le croire. Tenter, cependant, une synthèse de cette riche anthologie ou vouloir en citer tous les poèmes marquants ne serait pas une sinécure, mais il faut bien en parler un peu. Relevons tout d’abord que le choix des textes, si la répression du pouvoir sur les intellectuels est bien rappelée en avant-propos, ne s’interdit pas d’évoquer les objectifs de la révolution cubaine, avec Nancy Morejón par exemple : « Mes égaux, ici je vous vois danser / autour de l’arbre que nous avons planté pour le communisme. / Son bois prodigue résonne déjà. » Avec Carlos Augusto Alfonso, pourtant, le poème « Syndrome de Stockholm » sonne fort comme une contestation de l’autoritarisme, et encore plus fort lorsqu’on lit : « Je suis avec les balseros qui répètent la phrase : “Virer de bord repenti.” » Les balseros, ce sont ces personnes qui quittent Cuba pour la Floride sur des embarcations de fortune. Et que dire des « Fleurs de fer sur la poitrine d’un homme », de Luis Yussef, avec un tel titre évocateur ? Pas de censure dans un sens ou l’autre dans cette anthologie, seulement une attention particulière à la qualité des écrits, et c’est tant mieux. Autre chose qui frappe : l’image d’une nation littéraire véhiculée à travers des références nombreuses à de grandes figures artistiques internationales (Guillaume Apollinaire, Gilles Deleuze, Albrecht Dürer, César Vallejo…) ou nationales. Parmi ces dernières, l’incontournable José Martí. « prête-moi attention José Martí / afin que tu évites une fois pour toutes ce poème / car je ne suis pas le cadavre de glace / ni le cadavre d’un amour que tu sentais / comme le fils de la flatterie », écrit Lina De Feria ; plus loin, Alfredo Zaldívar, dans sa « Suite de Genève », affirme : « On pense à Martí quand on boit du genièvre / sans compagnie sans verre / sans corps / en scrutant le plafond de sa chambre vide. » Au moment de « planter [leurs] dents / dans la chair vieillie de l’amour », avec Óscar Cruz, les poètes et poétesses qu’on peut lire ici se souviennent des autres. Et puisqu’on est à Cuba, pays à l’histoire tourmentée (« [la] splendeur de la poésie cubaine se déroule au milieu de la situation morose que l’île traverse depuis les années 1990 », explique encore Víctor Rodríguez Núñez), le terroir est en outre objet poétique. Laura Ruíz Montes continue ainsi « à partager la patrie / en parts égales », dans des vers nostalgiques qui évoquent la diaspora. Et Sergio García Zamora de renchérir : « Pire qu’une maison sans grenier est un pays sans grenier : un pays fait de caves. » Évidemment, une chronique-minute telle que celle-ci ne peut qu’effleurer la surface d’une entreprise aussi profonde, aux thèmes aussi divers et aux langues aussi différentes. Et si Alex Fleites nous dit que « la Caraïbe est un fracas », que la mystérieuse destinataire de son poème « dessine un bateau qui ne sillonnera jamais les anthologies, / qui ne s’échouera même pas dans des revues littéraires », on est bien aise que cette anthologie-là existe dans l’élégante traduction de Jean Portante.

Tout battement est secret. Poésie de Cuba, 1959-2022, traduction de Jean Portante, éditions Caractères, ISBN 9782854466713


Extrait audio, le poème « Trieste » (eh oui, il n’évoque justement pas Cuba !), de Rodolfo Häsler :

jeudi 26 octobre 2023

La Reposée du solitaire

La reposée, c’est cet « endroit écarté où le sanglier, les cervidés se retirent et se reposent durant le jour », nous dit le dictionnaire en ligne CNRTL, cher à l’auteur, à qui le mot échappe d’abord. Puis lui revient un texte de Maurice Genevoix où le terme est utilisé. Rien d’étonnant à cela : dans ce livre, Jean-Pascal Dubost se dévoile en écrivain de fragments qui mélangent observations, réflexions et citations littéraires, qu’elles soient poétiques ou tirées d’essais. Les écrits des autres constituent ainsi un socle solide sur lequel bâtir ses phrases, sur lequel construire un raisonnement. On pense à Quignard, qu’il mentionne, mais aussi à Schlechter, pour cette notion de solitude cultivée et pourtant connectée ; « sauvagement connectée » même, avoue l’auteur en admettant chercher « de quoi qui [le] nourrisse » — et son écriture avec — sur l’internet. « Un enfermement volontaire (le bureau) au cœur d’un lieu ouvert (la forêt) » : voilà un doux isolement, un havre propice, car « c’est dans l’enfermement que se déploie [sa] sauvagerie d’écriture ». Si la sauvagerie est si souvent évoquée, c’est que son domicile en forêt de Brocéliande lui permet d’observer les animaux et de réfléchir à ce qu’ils peuvent lui apprendre, nous apprendre. « Retrouver son humanité à travers l’animalité » est bien loin ici d’être un programme pour cadres supérieurs dans un séminaire de développement personnel ; « humanimalité » n’est pas un de ces néologismes destinés à faire passer la pilule du statu quo au moyen d’un vague concept. Non, Jean-Pascal Dubost ressent dans sa chair une véritable connexion aux bêtes de sa forêt et l’utilise pour alimenter un discours sur son choix de rester à l’écart du monde (même si les informations l’y relient parfois) tout en plaidant pour l’empathie. Proche des bêtes, proche de « la Bête » dans le film de Jean Cocteau lorsque lui revient cette intonation de l’actrice Josette Day, qui prononce ces mots avec une déférence palpable pour la noblesse du monstre. Qui est le monstre ? Le bûcheron qui, sur ordre, déboise la forêt ? L’être humain tout court ? « Je ne suis sûr de rien, et c’est sûr de rien que j’avance. » Lucidité du poète, qui se révèle tout sauf ermite. Autre socle de l’écriture : l’étymologie, dans laquelle l’auteur a un « enthousiasme grand à plonger ». Il choisit ses termes avec soin, attentif à ce qu’ils ont pu céder de sens ou ce qu’ils ont pu en gagner. « L’animal a perdu son sens étymologique car l’homme lui a pompé l’âme » : il convient alors de ne pas oublier une époque lointaine où peut-être la distinction était floue, citant Charles d’Orléans, jouant de typographie et de langue adéquates (« quelque-chose », « très-anesthésiée », aux traits d’union si délicieusement désuets ; le superbe « requoy », lieu de retrait pour les hommes, en parallèle à la reposée). « Chasseur de mots », pas d’animaux, tel apparaît Jean-Pascal Dubost dans ce petit livre où se devine une « communion faite d’apaisement ».

Jean-Pascal Dubost, La Reposée du solitaire, éditions Rehauts, ISBN 978-2-917029-56-5


Un extrait audio :

Guide d’utilisation de la ville de Varsovie à l’usage des poètes de passage, #8

Exercer la plus stricte modestie en troussant des strophes : ici, tous les chemins mènent à Chopin

[FIN]

mercredi 25 octobre 2023

Guide d’utilisation de la ville de Varsovie à l’usage des poètes de passage, #7

Tourner autour d’un astre d’alliage sous un ciel de coton

Guide d’utilisation de la ville de Varsovie à l’usage des poètes de passage, #6

Chevaucher un Pégase haut en couleur afin de condamner les méfaits de la circulation fossile

mardi 24 octobre 2023

Lettres à Madame

Constante, quasi lancinante, l’adresse à « madame » qui emplit chaque page du recueil pose la question de savoir quelle destinataire se cache derrière cette politesse scandée. « le monde est laid, madame, mais nous écrivons des lettres à des êtres symboliques » : il serait peut-être trop simple de n’y voir qu’un symbole, cependant. Nathanaëlle Quoirez ne manque pas, dans son alternance de lettres en prose poétique et de poèmes en vers libres centrés, de glisser des indices ; mais ne sont-ils pas contradictoires ? Puisque la « pupille bain de mutisme [de madame] / donne à ma plaie son engelure », on pourrait opter pour un amour vache. Mais dans ce « réel magique, pendant intime ensorcelé », avec un « poids de bure à porter », les références à Dieu sont tellement présentes qu’on verrait bien madame en madone. « votre effigie, madame, je tremble / tranchée dans l’hystérie » : l’effigie est-elle ainsi la clé ? D’autant que nombre de phrases évoquent l’accouchement, l’enfantement, que nombre de scènes se passent en milieu hospitalier — souffrance de soi, des autres, du corps qui se traduit en paroles écorchées sur la page. Et que les références à l’écriture sont aussi légion : « vous savez, madame, ma typographie ligature quand la corde manuscrite esclave, moi je désire comme l’autre jour ma soif, brusque fond d’où me brasser. » Mais foin des tentatives d’interprétation (et il y en aurait tant d’autres que celles exprimées avant), puisque la poésie consignée dans un livre appartient au fond à celui ou celle qui la lit, pas au chroniqueur, fût-il enthousiaste. En vérité, ce serait se priver du plaisir de la langue de la poétesse que de se laisser accaparer tout le long de l’ouvrage par la question de l’identité de « madame ». On se délectera plutôt des bouleversements verbaux, des télescopages de substantifs, de la modestie lyrique qui fait de l’autrice une « mouche piquée d’ego avec pour proie sa propre merde ». Car Lettres à Madame tourne parfois à la prière, mais la déférence aveugle n’y est pas de mise : « que mon dieu est petite / sangsue à la poitrine / un clou de braise le matin vermillon ». C’est avec pugnacité devant l’adversité (et là, on est face à une réalité qui ne souffre pas d’interprétation) que Nathanaëlle Quoirez apostrophe madame, la tance, la flatte, la caresse de vers et de phrases où l’on sent sous la plume « la dent cariée du verbe ». Pour, à travers elle, atteindre une délivrance — qu’elle soit guérison, amour partagé, accouchement, point final d’un recueil… — en forme de pari sur ce qui viendra : « l’avenir recuit son utopie invertébrée. »

Nathanaëlle Quoirez, Lettres à Madame, éditions Lurlure, ISBN 979-10-95997-57-3

Guide d’utilisation de la ville de Varsovie à l’usage des poètes de passage, #5

S’enfouir avec les feuilles d’automne pour troubler les eaux d’un bassin trop tranquille

lundi 23 octobre 2023

Mûres Métamorphoses

Makenzy Orcel respire la poésie, l’éloquence (il faut l’écouter en entretien), les mots sués et raturés, les mots choisis et triturés pour faire sens, les mots d’extase, d’ivresse, de dégoût, de rage… les mots qui marquent plutôt qu’ils ne flattent, en somme. Dans ce recueil qui en comprend deux — les poèmes titrés en romain alternant avec les poèmes sans titre en italique —, le champ sémantique de la porte envahit les pages dès le début, avec cet « autoportrait de la porte » (« j’ai mal aux traverses / la poignée gelée / le seuil étanche / sale porte ! ») auquel succéderont « clé », « ferme-la », « cadre » ou « entrebâillement », entre autres. Le poète nous fait miroiter un seuil où « l’irréductible pureté du geste » fait exiger à l’oiseau « un poème utile / un beau crime ». Pas de narration ici, pas vraiment de fil conducteur détectable (hormis cette porte omniprésente dans les titres ?), si ce n’est une totale liberté qui projette la vie intérieure sur la page : « j’ai des lignes dans ma gorge / mais ce sont mes mains qui pleurent / je suis une dernière volonté / une vie qui déborde ». Il y a « tant de fleuves à enjamber / d’autres à oublier puis retrouver », en cheminant avec Makenzy dans les replis d’une mémoire, dans les recoins oniriques d’une conception du monde. Les trois Grâces se profilent parfois, apportant un soupçon mythologique à une poésie souvent du corps incarné (« ma bouche / c’est un tunnel / l’aveugle l’infaillible / tunnel du temps / qui mène à ce nid d’ombres / et de frissons »). Le livre est court, ramassé, direct, lancé en pleine figure. On en ressort lessivé, happé par la puissance musclée d’une langue aussi travaillée qu’authentique. Métamorphosé, même : « (se) métamorphoser / c’est tenter / une lecture du rapport / aux ascendants stellaires // rompre avec la nuit ».

Makenzy Orcel, Mûres Métamorphoses, Rivages poche, ISBN 978-2-7436-5997-4

Guide d’utilisation de la ville de Varsovie à l’usage des poètes de passage, #4

Sauter à pieds joints sur la marelle du temps

dimanche 22 octobre 2023

Guide d’utilisation de la ville de Varsovie à l’usage des poètes de passage, #3

Se laisser enseigner le véganisme aux oreilles feuillues en ciblant du nez l’entresol

samedi 21 octobre 2023

Guide d’utilisation de la ville de Varsovie à l’usage des poètes de passage, #2

Jouer de transparences pour s’enfoncer bas où les entrailles tressaillent

Guide d’utilisation de la ville de Varsovie à l’usage des poètes de passage, #1

Pointer haut la poésie pour rabaisser les gratte-ciel triomphants

samedi 14 octobre 2023

Nouveau livre : Honorable Brasius

Sorcier, clochard céleste, charlatan ? En tout cas, pour celles et ceux qui font appel à ses services, l’aveugle Brasius est l’« honorable ». Avec sa chienne Enza, il débrouille l’écheveau de problèmes que seul le surnaturel peut résoudre ou expliquer. Un don qui excuse bien des défauts… tels son caractère ronchon et ses propos vulgaires. Dans le futur incertain où ces deux-là évoluent, les manipulations génétiques sur les vaches ont abouti à une civilisation bien particulière sur Callisto, et les opérations minières spatiales pourraient bien mettre en danger la Terre entière. Cinq nouvelles reliées par l’étrange, qui s’interrogent sur l’avenir de l’humanité.

Honorable Brasius, Hydre éditions, octobre 2023, ISBN 978-99987-883-5-0


« Il en a d’la chance, le môssieur, Enza. On descend là. Allez, sans rancune ? » Brasius tend la main au passager, qui après une hésitation approche la sienne. L’aveugle se retire soudainement. Comme dans un numéro de cirque, la chienne se précipite pour lécher à pleine langue la paume du malheureux. « Vous bilez pas : la salive, c’est antiseptique ! Allez ! Viens, ma belle. »

vendredi 13 octobre 2023

Le Dernier Cerceau ardent

Si l’on cherche à caractériser les mots que couche Luminitza C. Tigirlas dans ce recueil, c’est dans ses vers mêmes qu’on piochera la plus juste description : sa « langue initiatrice se recouvre de râpures phonémiques bientôt cuivres », bouscule la syntaxe, reconfigure les vocables à sa guise pour articuler l’innommé en quelque sorte. Elle le dit et redit elle-même d’ailleurs : « Essaims d’urticants / m’ont pénétrée    par les vaisseaux / de ma langue ». L’innommé, ce qui plane sur le livre et qui s’y trouve à presque chaque page, c’est l’histoire commune de la Roumanie et de la Moldavie, l’impossible réunification ici personnifiée par une rivière frontalière aux noms multiples : la Prut le plus souvent pour l’Europe environnante, mais également affublée de l’article en roumain et devenant Prutul, quoique, nous dit la poétesse, « Pyreta est le seul nom qu’elle accepte en plus de celui de mère ». Tout commence à l’école, où « les puînés bégayent un alphabet rouquin / devant la professeur qui translittère / en lueurs de sang / les nuances de rouge au programme ». L’assimilation linguistique soviétique est en marche, l’autrice retrace les souffrances et les déchirements au moyen d’images allusives qui atténuent la peine dans un voile de pudeur fait de tropes. Et puis vient ce qu’il faut entendre comme une ode à la rivière mère, cette Pyreta évoquée plus haut, mais aussi comme un hymne à celles et ceux qui vivent une séparation artificielle. Car la « fantasmagorie intime » de Luminitza, servie par sa langue revêche, va au-delà de l’intime ; elle s’enracine dans la grande histoire. « Entre deux berges ondo-noyées, la rivière se tend et feint de se tenir à un cours dessiné sous les taillis des saules blancs. Elle déteste qu’on la prenne pour Frontière. » Ainsi la liberté syntaxique vient-elle faire cause commune avec la liberté (toute relative aussi) d’un cours d’eau à la fois métaphorique et réel. À la fin se trouvent reliés en lettres de feu les thèmes chers à la poétesse : « D’un trait brûlant séparé de la terre / elle écrivit : / l’enfance—les langues—l’amour ». Chant d’amour à un pays tiraillé, ode à une rivière devenue cassure bien malgré elle, nostalgie d’une enfance pourtant tourmentée, déclaration à une langue qui clame un héritage commun malmené ? Le Dernier Cerceau ardent est bien tout cela à la fois.

Luminitza C. Tigirlas, Le Dernier Cerceau ardent, éditions du Cygne, ISBN 978-2-84924-750-1


Un extrait du livre, p. 30-31 :

mardi 3 octobre 2023

Pour Traction-brabant 105 : Entre nous les proies les plus dangereuses

Il y a tant d’allusions à des séries télévisées ou à des films américains dans ce recueil que le poète prévient, dans sa note explicative finale : beaucoup sont « trop fugaces pour être mentionnées ». On ne saurait donc jurer que Desperate Housewives y est évoqué ; Sébastien Fevry nous emmène en tout cas dans un univers poétique où une « allée de garage / [ressemble] à une piste sacrificielle » et où on se demande « qui était la femme derrière les rideaux / et quel homme soupirait à ses pieds, le visage enfoncé / dans la moquette épaisse ». Les poèmes fonctionnent comme autant de saynètes où un secret se révèle, un instant clé se déploie, un paysage se dévoile : « tout se ressemble / dans ce pays qui étale largement sa surface / procédant par étagements successifs / d’étendues d’eau triste ».

Pour autant, il ne faudrait pas voir Entre nous les proies les plus dangereuses comme un livre où la connivence sous forme de références télévisuelles et cinématographiques communes est exigée des lecteurs et lectrices. D’abord parce que, justement, le poète conclut par une note qui liste quelques œuvres faisant l’objet de ces adaptations très libres, mais aussi parce que lesdites références ne sont qu’une des strates qui rendent les poèmes appréciables. En témoigne la première section, « Chose étrange », inspirée de la série Stranger Things : la succession des textes, loin de se borner à paraphraser les images, plante une atmosphère singulière qui se termine sur « Ce qu’il subsiste des années 80 », « quand la nostalgie s’appelait encore / chose étrange ». Pour qui n’a pas vu les épisodes en question, les images sur papier agrippent quand même l’esprit avec force. Le message d’une certaine saudade est très clairement perceptible, de manière autonome.

D’ailleurs, les strophes ne citent presque pas (en tout cas pas en langue originale) les titres des œuvres évoquées, créant ainsi une atmosphère propre, une variation poétique sur un thème audiovisuel. Seul est mentionné nommément le film Manchester by the Sea, dont on sent qu’il a durablement marqué l’auteur. Celui-ci, dans un poème homonyme, dépeint donc ce « bateau le long du quai / dont le moteur se fait entendre pour dire / qu’il est prêt à quitter le port ». En bateau parfois, en voiture souvent dans ce pays qui l’érige en totem (« Tes phares éclairent la profondeur / d’un terrain vague »), toujours rôde cependant le spectre de l’accident. On pense à Fargo, et on a raison : le film est mentionné dans la note finale. On pense aussi à The Sweet Hereafter (De beaux lendemains en version française), et on a raison aussi, même si ce long métrage fait peut-être (ou ne fait même pas) partie des références fugaces et par là quasi invisibles. Le recueil creuse nos propres souvenirs autant que ceux de son auteur.

L’écran devient alors feuille, la feuille présente des images nouvelles et fascinantes. En ces temps de binge watching à l’envi, Sébastien Fevry démontre que la poésie est compatible avec la consommation audiovisuelle, qu’elle est en outre complémentaire. « Ils avaient fermé le cinéma et s’étaient arrangés / pour que rien ne subsiste de réellement vivant » : quand bien même cela adviendrait, ses vers resteraient sur le papier et dans les têtes comme bien plus que des hommages.

Sébastien Fevry, Entre nous les proies les plus dangereuses, Cheyne éditeur, 88 p., 19 €, ISBN 978-2-84116-330-4
Cette chronique a paru dans le numéro 105 du poézine Traction-brabant, à découvrir ici si le cœur vous en dit. Merci à Patrice Maltaverne pour son accueil.


Martinis

Cela se passait
chez le fils de l’architecte
dans la villa plutôt cossue
d’une banlieue résidentielle.
La pluie tombait sans discontinuer
tandis que le père recevait ses clients
à l’étage et que la mère buvait des martinis
à la cuisine pour récupérer d’un accident
de voiture survenu vingt ans plus tôt. Par la fenêtre
on apercevait deux chaises longues
sur la pelouse, mais personne n’aurait pu dire
que les fibres optiques déroulaient leurs anneaux
sous le sol et qu’à l’intérieur passaient des objets
contondants qui venaient briser le crâne des petits vertébrés
dont la présence à l’écran nous tenait lieu de compagnie.

mardi 26 septembre 2023

Chinatown

À la lecture de Chinatown, on se trouve rapidement partagé entre l’envie de voir l’autrice, dont on sent, on sait que les vers sont autobiographiques, échapper à ce carcan sud-africain de violence et de racisme larvé qu’elle capture dans ses poèmes et la fascination pour ce qu’elle dévoile d’une société qui, en miroir, nous fait soupirer de soulagement que la nôtre n’en soit pas (encore ?) rendue là. Car rarement vie rangée et bien réglée aura forgé le déchaînement poétique, et si Ronelda Kamfer peut tancer les « bourges du ghetto », c’est qu’elle se sent un peu comme telle, même si elle tape fort sur ceux-ci. « mes poèmes ne sont pas des confessions », titre-t-elle cependant ; « mes poèmes ne sont pas pour les féministes / mes poèmes sont pour les femmes à la cuisine / mes poèmes sont pour les gosses métis et noirs / dans une classe d’enfants blancs ». L’Afrique du Sud comme nation arc-en-ciel y prend de sacrés coups : « souviens-toi qu’une femme blanche est un homme blanc », prévient la poétesse, refusant toute sororité mièvre. Comment en effet se solidariser avec « une femme blanche dans une plantation / qui crève de jalousie quand son mari / viole l’esclave » ? Les vers de Ronelda Kamfer ne sont pourtant pas uniquement rancuniers, revendicatifs, voire violents, dans leurs diatribes. Leur ton manie l’ironie avec beaucoup de panache, et la société marchande est tout autant mise en accusation que le racisme ordinaire, avec ce centre commercial qui donne son titre au livre, à la « richesse de pacotille dans / cette merde clinquante qui brûle les yeux / et cette odeur d’inutilité ». La famille y est aussi très présente, et notamment le père. Pas en bien. Pas non plus tout à fait en mal, comme si l’autrice voulait aussi faire peser le déterminisme social dans la balance au moment de composer ses vers. Et puis, au-delà des thèmes brûlants qu’aborde le recueil, il y a la langue. Excellente idée de proposer ce livre en version bilingue, qui permet de goûter le mélange si sonore et rythmé du kaaps, qui vient de l’afrikaans (langue de la colonisation), parlé au Cap et qui intègre des expressions anglaises à ce dérivé du néerlandais. Cela donne une furieuse envie de l’entendre, et la magie de l’internet le permet :

Ronelda Kamfer, Chinatown, traduit du kaaps par Pierre-Marie Finkelstein, éditions des Lisières, ISBN 979-10-96274-33-8

mardi 5 septembre 2023

Dimanche sans bigoudis

« Octave ne se souvient pas de la couleur du ciel, le jour où un de ses oncles, vif comme l’éclair, l’a ramené au monde. Un caillou dans la trachée, la mine bleue. » Plutôt qu’un recueil de poésie, on pourrait dire de Dimanche sans bigoudis qu’il se présente comme un recueil de microfictions, lesquelles oscillent entre anecdotes factices, historiettes fantastiques et réflexions philosophiques. Les petits textes de quelques lignes de Basile Rouchin, cependant, cultivent bien les images poétiques, mâtinées souvent de jeux de mots complices (« Né au bord des oueds, maté par le sirocco, Arsène cache un cœur de palmier »). C’est tout l’intérêt de cet ouvrage : la concision de ses fragments permet d’embrasser un large spectre de thématiques, stimulant ainsi la lecture par un éclectisme en forme d’éventail coloré. Quoique, à y bien regarder, certaines obsessions semblent se faire jour. La famille par exemple — on a rencontré un oncle dès le début de ce billet —, et surtout le père, qui revient dans nombre de phrases. Une sorte de fil conducteur relie en conséquence moult histoires au moyen d’une interrogation sur la filiation, scrutant le papa « grandiose », le « père assis sur un rocher », celui qui « parle d’un guide étoilé filant sous des cieux obscurs »… Ce personnage est-il garant de stabilité, d’harmonie, en tout cas rêvée ? « Je comprends qu’une telle paix ne vise ni les ménages, ni le cimetière et ses fins de combat, mais la paiternité ! » Basile évacue parfois en jeux de mots les questions brûlantes, avec une pudeur pour le coup toute poétique dans son flou. Tout en ne refusant pas la violence qu’on pourrait qualifier de domestique : « la saillie d’Ariane par le Minotaure s’achève, leur progéniture redoute le meurtre par étouffement ». Si l’on entre facilement dans cet univers onirique, c’est aussi par la profusion des prénoms. En effet, presque tous les poèmes (ce terme ne relève pas d’une coquetterie pour éviter la répétition d’« histoires » — on l’a vu, il y a bien une charge poétique dans ce livre) incluent un prénom, qu’il soit au début ou à la fin pour matérialiser une citation ou qu’il désigne un personnage mis en scène. On tombera forcément sur un prénom qui nous touche dans notre intimité, resserrant par là nos liens avec le texte. Dans cette pléthore de microfictions poétiques, parfois lyriques, parfois cyniques, l’auteur, comme le dénommé Melchior qu’il nous présente à un moment, « relève un par un les défis de la vie » en embellissant des saynètes ordinaires ou extraordinaires de mots ouvragés et d’humour dense.

Basile Rouchin, Dimanche sans bigoudis, éditions Le Citron gare, ISBN 978-2-9561971-9-5


Trois textes en audio :

vendredi 18 août 2023

La Fille du chien

« qui modèle qui ? » Voilà bien la question centrale de ce recueil, tant il semble entériner la fusion entre un chien et sa maîtresse, qui n’est certainement autre que l’autrice : dès le départ et un aparté sur le terme « poétesse », on perçoit en effet le vécu dans ces vers qui respirent l’alliance interespèces. Si modelage il y a, il est d’abord mutuel et respectueux. Comme le chien ne peut écrire de livre, Perrine Le Querrec cherche à « trouver l’écriture canine / donner sa langue au chien ». Le titre montre bien le programme, dans la tradition de The Horse and His Boy de C. S. Lewis par exemple. En promenade ou à la maison, « la pensée c’est le chien / le poumon qui se gonfle / l’aorte qui bat ». L’acuité du regard ou du flair canins se glissent dans les vers pour atteindre une sensorialité mixte : qui, de la maîtresse (« elle dresse les oreilles ») ou de l’animal (« le chien saisit / au vol les mots »), décrit ces saynètes introspectives où tous deux semblent seuls dans un monde que peuple surtout la nature ? Le parangon peut-être, avec ce s là où on attendrait « ensemble », qui laisse planer un doute quant à la réelle fusion : « seuls et ensembles / la fille et le chien étendus / sous les palmes monumentales / de la fougère ». Et puis chaque poème long est suivi d’un résumé en italique, chaque vers étant composé en général d’un unique mot. De cette manière est exprimée l’essence du texte qui précède, mais on peut également imaginer ce procédé comme une traduction en langage chien de l’essentiel. Nous voilà dans un recueil de poésie bilingue et affectueux : « os / caresses / mouillée / lumière / dit-elle / oiseau ». On voyage ainsi dans la tête de deux êtres unis par-delà la barrière des espèces, et même si « tout ici / est extrait de la caverne / de l’imagination », on s’ouvre à l’altérité canine par le biais magique de la poésie.

Perrine Le Querrec, La Fille du chien, éditions des Lisières, ISBN 979-10-96274-32-1

mercredi 16 août 2023

Homo Consumus

Il m’arrive souvent de traduire de l’allemand ou de l’anglais (voire du luxembourgeois ou de l’italien), mais plus rarement de la poésie, et, dans ce cas, c’est souvent pour la publication d’un dossier sur la poésie luxembourgeoise dans une revue. Ici, je m’essaie à une traduction de l’islandais, une sorte de test avant de passer à une littérature plus compliquée. Il s’agit du premier poème du recueil Bónus, d’Andri Snær Magnason. La chaîne de supermarchés Bónus est l’une des plus connues en Islande, son logo en forme de petit cochon rose est une icône, et le livre est une ode à la consommation un rien ironique et plutôt réjouissante. Il a déjà été traduit en français en édition bilingue par Walter Rosselli aux éditions d'En bas. Ma version de ce poème est différente de la sienne, bien entendu ; on peut trouver celle-ci dans des extraits sur l'internet, par exemple sur Babelio.

Homo Consumus

Frumeðli mannsins
var ekki veiðieðlið

í öndverðu
fyrir daga oddsins
og vopnsins

reikuðu menn um slétturnar
og söfnuðu !
Þeir söfnuðu rótum
og þeir söfnuðu avöxtum
og eggjum og nýdauðum dýrum

ég
nútimamaðurinn
sjónvarpssjúklingurinn
finn hvernig frummaðurinn brýst fram
þegar ég bruna með kerruna
og safna og safna og safna…

Homo Consumus

L’instinct primordial des hommes
n’était pas celui de la pêche

jadis
avant les ères fastes
ou guerrières

les hommes parcouraient les plaines
et cueillaient !
ils cueillaient des racines
et ils cueillaient des fruits
et des œufs et des animaux tout juste morts

moi
l’homme des temps modernes
biberonné de télé
sens l’homme des cavernes s’insinuer en moi
quand je fais chauffer le chariot
et cueille et cueille et cueille…

samedi 5 août 2023

Le Tombeau de Jules Renard

Voilà un petit livre réjouissant, qui brille de concision et de malice. Sur le modèle des Histoires naturelles de Jules Renard (si vous ne les connaissez pas, un tour sur le site ebooksgratuits.com vous permettra de les lire), Ivar Ch’Vavar propose un ensemble de tercets consacrés à la faune, gentiment décalés et souvent empreints d’un anthropomorphisme cocasse ou émouvant — n’est-ce pas, « petites mains humaines » de la taupe ? Découvrons donc la corneille : « elle nage – crawl et brasse – / dans le ciel tout gris tout blanc / et croasse après sa race. » Le poète concentre toute la puissance des mots, des métaphores, des assonances, des rimes, des homophonies pour capturer en un instant une image qui fait mouche. Tiens, d’ailleurs, « mouche à damier et dermeste du lard » : « pendant que la mouche à damier nous distrait / à arpenter tout l’échiquier, le dermeste / du lard se glisse dans le placard. » Il y a aussi de l’action dans ces saynètes de la vie animale. Et qui dit vie animale dit fables, évidemment : « quand le goupil mange un couscous / plus que la poule ou la semoule / son vrai régal c’est le pois chiche. » Humour permanent, jeux de mots subtils, la palette des effets est large pour un ouvrage d’à peine cinquante pages — dont dix pour la préface de Laurent Albarracin, très informative. Jules Renard écrivait pour les enfants, mais gare pourtant : ça n’est pas le cas ici, (quelques) allusions grivoises obligent. Ainsi, « la grenouille, une jeune fille / nue, fait comme toute jeune fille / nue renversée sur le dos ». Mais lorsque l’on verse dans le scatologique, c’est avec beaucoup de délicatesse, tel ce « ténia monomaniaque » qui « édifie / dans la nuit de nos cloaques l’infini / simulacre (mais tout flasque) du rachis ». Le poulpe prend le pouls, le lama veut un baiser… tout ce bestiaire remue, virevolte, sautille dans les vers allègres, pour laisser place dans une courte seconde partie à des « Haïkus de l’agneau » dont sera absent l’agneau (oui, il y a une explication). Malicieux, on vous dit !

Ivar Ch’Vavar, Le Tombeau de Jules Renard, éditions Lurlure, ISBN 979-10-95997-48-1

dimanche 16 juillet 2023

Pour Traction-brabant 104 : Il saignera des cordes

À quoi tient la visibilité d’un recueil de poésie (je n’ose parler de succès pour notre niche littéraire bien-aimée) ? Souvent aux efforts déployés par son auteur ou autrice pour le présenter à son cercle de connaissances, à grands coups de réseaux sociaux. De ce livre qui n’a pas été montré sur ceux-ci, Antoine Gallardo, son éditeur, dit avoir vendu en tout et pour tout… onze exemplaires après sa sortie, en 2021 [erratum pour la version en ligne : il s’agit de onze exemplaires entre début 2022 (et pas la sortie en 2021) et l’annonce des prix CoPo], avant qu’Il saignera des cordes reçoive le prix CoPo et le prix CoPo des lycéens en 2023. Beau doublé. Réparons donc une injustice en lui consacrant cette note dans Traction-brabant, gage s’il en est de notoriété !

Car Il saignera des cordes, pour rester sérieux, est un excellent recueil. Une page liminaire nous apprend qu’on y rencontrera Ulysse, un homme écroué loin de chez lui, qui tient pendant sa captivité grâce au souvenir de la voix de sa femme. Piochant chez Homère une inspiration qu’il repeint aux couleurs de l’incarcération moderne, Nicolas Gonzales sert un compte à rebours jusqu’à la libération, en quatre époques : un peu, beaucoup, passionnément, à la folie. Le poème d’amour se présente ici comme émouvant, mais aussi angoissant ; la promesse du titre, « il saignera des cordes », est faite dès le premier texte. On ne saura jamais la véritable raison de la condamnation d’Ulysse, mais ce qui est sûr, c’est que sa sortie ne sera pas de tout repos pour ses adversaires : plutôt que des roses, il évoque « le bouquet de sang frais que je vais t’offrir ». Alors qu’il s’« engage dans le sous-sol avec pour seul réconfort // des cris / des cris // et [son] auréole de mécréant », le protagoniste se figure le « regard poussiéreux d’épouse abandonnée » de celle qu’il a laissée se débrouiller sans lui (trahie ?), oscillant entre des épisodes fleur bleue et des accès d’hyperviolence. C’est ce contraste ainsi que les tropes très imaginatifs qui donnent de l’allant à ce recueil court mais musclé. Sanguin, plus exactement, tant le fil rouge du texte est le liquide qui coule dans les veines.

Tout à son entreprise de revisite de l’Odyssée dans un monde carcéral impitoyable, le poète distille des blocs de mythologie, des clins d’œil avisés : « personne / est le nom que je me suis offert // pour échapper aux mailles de l’exécution », qui plus est « en grec ancien retrouvant ma langue primitive ». Les époques sont mélangées en toute poésie ; le but n’est-il pas ici de « raccommoder le passé / avec une rustine de prosodie », homérienne de surcroît ? Avec ce texte bref et percutant, Nicolas Gonzales brasse l’amour et la violence, nous laissant parfois pantois, « la rétine perforée avec un pieu d’occasion ».

Nicolas Gonzales, Il saignera des cordes, La Boucherie littéraire, 90 p., 14 €, ISBN 979-10-96861-42-2
Cette chronique a paru dans le numéro 104 du poézine Traction-brabant, à découvrir ici si le cœur vous en dit. Merci à Patrice Maltaverne pour son accueil.


0016

Te savoir là
dévêtue sur une chaise

par une salve de langues
harcelée, bousculée sans relâche

raccommodant les blessures
les braises fanées de notre amour


par une érection de porcs
encerclée, désarmée sur le ring

guettant mon retour
à travers les coutures de ta robe

déjouant les cornes, les avances
et l’ultimatum d’un viol organisé


drapée de colère et d’un réquisitoire contre moi
recyclant tes larmes en pleine offensive

interdite au chant des couilles
qui s’enracinent impunément chez moi

salopards assoiffés
de ma femme

charognards apprêtés
sans la moindre idée du massacre qui vous attend

un bain de sang déjà prêt
un long film d’horreur dont vous ne sortirez pas

vivants

samedi 15 juillet 2023

Reykjavík en photos et poèmes sans filtre, #20

Clap ! la pellicule claque
dans le projecteur
— la lumière aveugle
les derniers cinéphiles
plus d’images qui bougent
    avec les mots
mais rien ne presse
: pour qui ne goûte pas
    l’été canicule
tous les chemins
mènent à
    Reykjavík

vendredi 14 juillet 2023

Reykjavík en photos et poèmes sans filtre, #19

Sans cesse joue du rabot
frotte la pierre — découpe
les sommets les entraves
allume ton foyer aux
étincelles de tes frottements
d’artifice — cloute tes
chaussures pour mieux accrocher
    pendant l’ascension
secoue-toi si tu t’endors
hé ! de repos il sera question
quand les montagnes auront des cheveux
grisonnant d’expérience

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