Notes de lecture

Fil des billets

samedi 17 avril 2021

Lettre au recours chimique

recours_chimique.jpg, avr. 2021

« Les normopathes découpent mon corps / Avec leur pensée de normopathes / L’écriture est art de la précision et rythme / Je peaufine mes phrases » : cherchant dans la Lettre au recours chimique de Christophe Esnault une sorte de programme pour l’écriture de ce texte, on trouve ces quelques vers, qui, je le crois, résument bien l’intention.

Il y a d’abord ces « normopathes », souvent personnifiés dans le livre par les psychiatres aussi accros à la prescription qu’ils rendent leurs patients dépendants aux neuroleptiques. Pas de nom de médicament d’ailleurs dans cet ouvrage, même si l’auteur, confronté depuis plus de deux décennies à la dysphorie, en a fait et en fait toujours abondamment usage. Ce serait faire trop d’honneur à une industrie qu’il abhorre ; mais les soignants, eux, en prennent pour leur grade. En poésie, et avec humour : « Parfois ils sortent leur gros Vidal / Pour m’en lire un alexandrin ». Si peu sont à l’écoute — un seul cas positif est cité, tout de même, dans un océan de praticiens qui préfèrent l’abrutissement à la parole qui soigne. Mais les normopathes, ce sont aussi les gens « normaux », qui portent un regard suspicieux sur tout être qui nargue leur norme, évidemment. Nous, lecteurs. Difficile de ne pas être dérangé, bousculé par les phrases implacables et bien plaquées.

Parce qu’il y a également l’écriture. Étonnant « récit » (c’est ainsi qu’il est annoncé) que ce texte en vers centrés qui se déroule en continu sur une centaine de pages, difficile à résumer tant le flux de paroles — il y a du théâtre dans tout ça, clin d’œil à Artaud et Sarah Kane assumé en quatrième de couverture — coule inexorablement vers des chutes d’eau vertigineuses. L’écriture comme exutoire, comme soutien à l’invective contre une profession décrite comme souvent intellectuellement paresseuse. Mais on devine rapidement, et on en a la confirmation très vite, que, au fond, Christophe Esnault conchie ici une société où l’allégresse rencontre indifférence et suspicion : « Le cancer & la dépression sont mieux accueillis / Que les débordements de joie ». Quelle sorte de vie ont donc les gens « normaux » ? s’évertue-t-il à demander, en passant en revue ses expériences. Et qui sont ces freaks qui donnent leur nom à l’intéressante collection des éditions Æthalidès dans laquelle cet ouvrage est accueilli ? Ceux qui se vautrent dans la normalité (dans sa version pandémique maintenant) ou ceux qui montrent malgré leur « maladie » des signes de rébellion ?

« Je me suis diagnostiqué paléolithique », ricane Christophe Esnault à un moment, citant également Chauvet et Lascaux dans sa logorrhée salvatrice. Lettre au recours chimique rappelle aussi que la question ne date pas d’hier. Mais le poète l’enfonce dans la gorge de l’actualité, tel un écouvillon pour pratiquer un test PCR. Notre société est malade, et les mots de l’auteur, s’ils ne la soignent pas, sont pleins du baume d’empathie, malgré les insultes parfois vertes, que constitue la lucidité. Avec ou sans cachets.

Christophe Esnault, Lettre au recours chimique, éditions Æthalidès, 112 p., 16 €, ISBN 978-2-491517-08-3.

lundi 1 février 2021

Pour Traction-brabant 92 : Matin sur le soleil

Quarante-huit pages, plutôt aérées : Matin sur le soleil, de Silvia Majerska, paru au Cadran ligné, n’est pas un recueil fleuve. Il fait partie de ces livres où la concentration des sentiments, le décantage progressif et, on l’imagine, le rabotage savant des mots prennent le pas sur la volubilité. Parfaits exemples de cette volonté de concision, les titres se réduisent à un substantif (quelques très rares adjectifs s’immiscent), comme des totems qui se dressent pour commémorer l’essence des poèmes. La première partie, « Cube de Pandore », s’attache à porter un regard de biais sur des objets ou actes du quotidien, dont les instantanés génèrent une réflexion par ricochet, un brin philosophique mais aussi dotée d’une pointe d’humour. Ainsi cet « Arc-en-ciel » : « Tu ne peux voir rien qui dépasserait / les limites d’un arc-en-ciel // Et tu me regardes pourtant / toujours de travers ». Loin des jolis poèmes où nature et sentiments se rejoignent dans un style fleuri et immédiat, les textes de Silvia Majerska dégagent un parfum de finitions méticuleuses. Combien de poèmes a-t-elle écartés avant de composer cet ensemble, combien de mots se sont vu passer à la révision intégrale ? En tout cas, la profondeur est ici inversement proportionnelle à l’épaisseur du livre.

La deuxième partie, « Matin sur le soleil », est un tout petit peu plus volubile, avec ses poèmes en prose — toujours titrés d’un substantif unique cependant. Le jeu des finitions n’en demeure pas moins présent ; à vrai dire, si le changement de forme apporte un rythme bienvenu au recueil, la recette des premiers poèmes ne varie pas sur le fond. La prose renforce cependant le goût d’aphorismes de certains passages : « On se croit intelligent, et pourtant on doit tout à l’air, cette chose invisible et impalpable sans odeur et sans goût qui se répand à travers le bleu de l’œil céleste comme une sorte d’immémorial internet du monde. » Les « Portraits de l’eau », quatre petits poèmes seulement, apportent la conclusion et troisième partie. Quoi de plus logique que de faire de l’élément primordial celui qui clôt le recueil, en escamotant les titres cette fois ? « S’affranchir de l’eau, de sa chair / gratuitement photogénique » : Silvia Majerska enfonce ses mots dans le liquide et y dissout sa poésie délicatement travaillée, comme si toute la lecture n’avait été qu’une (délectable) parenthèse.

L’artisanat du vers — joliment servi par la réalisation sobre de l’objet livre —, la maîtrise de la progression du recueil avec ses formes changeantes pour une voix qui reste constante tout du long, la pertinence des images et de leurs associations… il se dégage de Matin sur le soleil une sensation de dextérité poétique qui à la fois stimule les sentiments immédiats et fait du bien aux méninges.

Silvia Majerska, Matin sur le soleil, Le Cadran ligné, 48 p., 12 €, ISBN 978-2-9565626-3-4.
Cette chronique a paru dans le numéro 92 du poézine Traction-brabant, à découvrir ici si le cœur vous en dit. Merci à Patrice Maltaverne pour son accueil.


Le poème qui ouvre le recueil :

PREMIER CONTACT

Au toucher de mes cuisses
et de la surface de la terre

la sueur coule lentement
vers le sol en fins ruisseaux

Et en haut s’allonge sur moi
le corps opposé large ouvert

celui du ciel

sein contre sein

comme une troisième femme

dimanche 6 décembre 2020

Le Confinement du monde

confinement.jpg, déc. 2020

Un billet en forme de sonnet pour rendre compte d’un recueil de sonnets : Le Confinement du monde, de Pierre Vinclair, chez Lurlure.


Confinement ? Peste, je m’étais bien juré
de ne pas lire de contributions po
étiques sur ce moment où forcé repos
de consommation valait immunité.

Eh quoi ? Seuls les virus ne changent pas d’avis :
voilà que je dévore ces septante pages
où tour à tour Vinclair porte vibrant hommage
aux soignants aux bébés aux vivants aux occis.

De sonnet en sonnet d’alexandrins en trous
de vers, telles des anosmies au rythme fou,
le poète dégage les faibles écri

tures des lyriques textes opportunistes ;
sa fusée est Proton, ses tuyères Maciste
pour bouter corona hors la Gaïalaxie.

samedi 28 novembre 2020

Pour Traction-brabant 91 : Une terre où trembler

helene-fresnel-une-terre-ou-trembler.jpg, nov. 2020

Aurais-je lu et apprécié Une terre où trembler si je n’avais pas rencontré son autrice lors d’un festival de poésie au Luxembourg ? Peut-être bien, puisque ce recueil s’est glissé parmi les finalistes du prix Apollinaire Découverte 2020, ce qui lui assure somme toute une certaine visibilité. Et puis un premier livre, ce n’est pas rien. Mais si j’ai eu envie de lire ce recueil, c’est d’abord pour l’envoûtante incarnation d’Hélène lors de ses lectures : une parole sobre, presque fluette, sans sursauts d’intensité, au service d’un texte puissant et poignant — c’est dans ce contraste que résidait la vive émotion de l’écoute. Car ces poèmes, elle l’a expliqué, ont été écrits à cause de — ou devrais-je cruellement dire grâce à ? — une rupture amoureuse.

Zéno Bianu, dans sa préface, nous fait part de « l’impérieuse nécessité de […] sublimer » cette situation autobiographique. Et c’est ce à quoi s’attache la poétesse, à partir de ce premier vers en forme d’oraison biblique : « Alors la terre craqua dans nos têtes ». Les éléments se déchaînent, qui n’ont que « pour seule réponse l’écriture » ; l’optimisme se rebiffe : « Une pierre / Déclenche en me fixant / Un flash d’espoir ». Quelles montagnes russes ne faut-il pas affronter dans ce recueil, sous la conduite habile d’Hélène, « couleuvre de la nuit » autoproclamée ! Car habileté il y a assurément, dans le fond et dans la forme : en témoigne la partie intitulée « En allant vers les pierres », qui en octosyllabes et en rimes tisse une toile de scansion à la saveur de méthode Coué, « Je résiste quand je m’élance ». L’autrice gravit les monts de la souffrance et de l’acceptation, décline les strophes comme des enchantements retrouvés après la vie brisée, envoie les vers comme des sorts, après le coup… du sort, justement.

Trois grands chapitres placent le livre sous la tutelle de Maurice Scève et de son « Souffrir non souffrir » : « Rejoindre non rejoindre », « Rupture non rupture » et « Franchir non s’affranchir ». Hélène Fresnel est professeure de lettres ; faut-il en conclure que nous avons là un recueil intellectuel, un livre destiné à celles et ceux qui maîtrisent déjà certains codes, frétillent à certaines références ? Eh bien non, mille fois non : le maelstrom d’émotions qui submerge à la lecture, comme il a sans nul doute submergé la poétesse à l’écriture, se matérialise avec douceur et simplicité, tel un murmure à l’oreille. « Je suis celle / Qui s’efface / Peu à peu / Au rythme des mots que tu ne dis pas » : la langue sait se faire facile et accessible, comme si l’amoureuse éconduite tentait — enfin — à nouveau la séduction, sans artifices, sans effets de manche. Il y a dans Une terre où trembler une sincérité parfois désarmante, les aveux d’un cœur ébréché pour lequel on ne peut s’empêcher de ressentir une profonde empathie. Et cela fonctionne à double sens aussi : Hélène aime lecteurs et lectrices, leur confie tout parce qu’elle est entière. Sa poésie pulse la vie, car la vie est évidemment toujours la vie, même — surtout ? — après une rupture. Mais qu’est-ce qu’elle est mieux avec de la poésie, non ? Alors, avec cette nouvelle voix poétique qu’on salue, « Sous le mica des larmes / Tournons la clé des yeux ».

Hélène Fresnel, Une terre où trembler, éditions de Corlevour, 112 p., 16 €, ISBN 978-2-37209-070-4.
Cette chronique a paru dans le numéro 91 du poézine Traction-brabant, à découvrir ici si le cœur vous en dit. Merci à Patrice Maltaverne pour son accueil.


Un court poème extrait du recueil :

Souffle
Es-tu ce qui cède
Finalement
Souffle es-tu ce qui ment

Demi-ciel
Quel est ce souffle
Qui te déporte
Maintenant

Lorsqu’une moitié se vide
Combien d’autres également

dimanche 8 novembre 2020

L’Autre Jour

tournier.jpg, nov. 2020

Il existe des livres-monde et des livres-univers ; pour L’Autre Jour, de Milène Tournier, aux éditions Lurlure, j’emploierais bien le terme de livre-époque. Pour se persuader de la pertinence de cette appellation, un petit tour par la table est suffisant : on y croise d’abord les « poèmes de famille », puis les « poèmes urbains », puis les « poèmes entendus » — entendez, justement, des retranscriptions poétiques de bribes de conversations —, et ainsi de suite. Que fait donc Milène Tournier ? Elle brosse le portrait d’une époque, la nôtre, à travers des poèmes variés qui utilisent toutes les situations de la vie quotidienne et convoquent nos espoirs, nos peurs ou nos obsessions. C’est ce qui rend le compte rendu périlleux, tant la diversité irrigue le recueil, sur le fond comme sur la forme, avec cependant cette unité que constitue l’exploration de notre civilisation par le petit bout de la lorgnette poétique. La poétesse manie les formes les plus courtes (« Laisse-moi je t’en supplie / Avoir un rôle / Dans ta respiration », dans les « poèmes ton amour »), ne dédaignant pas les aphorismes parfois, sérieuse ou narquoise. Elle fait aussi usage du traditionnel retour à la ligne dans des poèmes plus longs, comme celui-ci, qui, on en conviendra, passe au fixateur l’instantané de notre confinement de manière intelligente :

Les magasins étaient fermés, les routes bloquées.
Il fallait désormais faire son pain.
Être un humain qui fait son pain.
Les écoles étaient vides.
Les parents serraient leurs enfants dans les bras et alors que ça devait suffire, cela ne suffisait pas.
Certains se suicidaient. Les plus solitaires et ceux, surtout, qui ne s’étaient jamais imaginé faire, avant, leur propre pain.
Le siècle improvisait le siècle.
La Terre, elle, tournait. Les loups hurlaient.

Et puis les textes les plus captivants, à mon sens, sont ceux où l’autrice s’épanche dans des poèmes en prose longs et composés en fines arabesques de sens, où les télescopages ne sont pas en reste. Comme ce début magistral où elle commence en vers relativement courts, puis chemine vers plus de longueur avant de dérouler sa pensée en longues phrases, en prose poétique fluide. On pourra le lire et forger son opinion dans l’extrait que propose l’éditeur sur son site. On s’y demande, de surcroît, où se situe la limite entre poèmes, puisque poèmes au pluriel il y a, le titre de la section (« poèmes de famille ») nous le confirme : les lignes blanches sont-elles des indications ? Si l’on se le demande, d’ailleurs, c’est qu’il est difficile de quitter l’écriture de Milène Tournier. Si quelques poèmes, surtout parmi les plus courts, sont plus percutants que durablement marquants, la profondeur s’établit au long cours jusqu’à devenir abyssale, dans ce recueil de 150 pages qu’il est difficile de lâcher une fois qu’on l’a commencé. Un livre-époque donc, mais pas de ces livres-époque avec des vers sympathiques, teintés d’humour et de poésie à usage immédiat mais vite oubliée (ce n'est pas le genre des éditions Lurlure, même si ces lectures ne sont pas pour autant désagréables). Ici, le travail de la langue s’allie à un regard original qui fait perdurer les émotions provoquées par la lecture. Et puis aucun thème n’est tabou, c’est aussi ce qui compte. La preuve ? Ce court poème pour conclure, issu des « poèmes en dieu » : « Je serai je te jure / Pour les cent années encore / Ta pèlerine aux yeux fluorescents. » Milène Tournier a sûrement les yeux qui brillent quand elle écrit de la poésie.

Milène Tournier, L’Autre Jour, éditions Lurlure, ISBN 979-10-95997-26-9

samedi 18 juillet 2020

Le Pilon : une revue de poésie au nom masculin se raconte

pilon.jpg, juil. 2020

Il était temps que dans, ces billets, je parle de Jean-Pierre Lesieur. Oh ! pas seulement parce qu’il m’a accueilli à plusieurs reprises dans sa revue actuelle, Comme en poésie, un modèle d’éclectisme et d’humour pas guindé qu’il produit à la main chez lui, et où l’on trouve des plumes variées et des illustrations à l’avenant — une de mes revues préférées. Si je voulais parler de Jean-Pierre, c’est aussi et surtout parce qu’il a consacré sa vie à la poésie, qu’il continue inlassablement de le faire et qu’il a eu la bonne idée de se confier dans une autobiographie romancée pour expliquer son parcours. Pas banal, le parcours : d’apprenti mécanicien pour l’aéronautique à instituteur, avec l’animation de plusieurs revues comme constante. Lire et écrire de la poésie n’était pas chose naturelle, mais voilà, les bibliothèques syndicalistes bien fournies lui ont inoculé le virus, et on ne va pas s’en plaindre. Lui non plus, il me semble.

Il y a un certain temps donc, Jean-Pierre a publié les deux premiers tomes de sa biographie, comme d’habitude composés et reliés par ses soins. Le titre de la série ? « Ouvrier poète revuiste »… une belle succession de termes pour une vie tout entière consacrée aux strophes. Deux ouvrages où il explique non seulement la naissance de sa vocation, mais fait aussi vivre finement et avec un humour parfois candide — comme l’apprenti revuiste qu’il a dû être — les discussions enflammées de l’époque entre poètes, ce qui ne manque pas de prouver, pour citer la chronique de Patrice Maltaverne, que « le monde des poètes n’a pas non plus beaucoup changé depuis les années soixante : toujours aussi désintéressé, je vous rassure ! »

Le troisième volume, intitulé Le Pilon : une revue de poésie au nom masculin se raconte, vient donc de sortir. Autant le dire tout de suite : c’est un régal. C’est la revue elle-même qui narre ses propres aventures ; on retrouve bien entendu les relations parfois compliquées entre poètes — quoique Jean-Pierre ici semble privilégier les aspects positifs des échanges poétiques, laissant le drame à sa vie conjugale qui se solde par un divorce provoqué en partie par le temps qu’il consacre à la revue.

Comme on pouvait s’y attendre, de larges extraits de poèmes publiés entre 1976 et 1982 figurent dans le livre. Mais la bonne idée de l’ouvrier poète revuiste et maintenant autobiographe, c’est d’inclure également des lettres reçues par la rédaction (un bien grand mot : lui seul est à la barre, avec un peu d’aide de temps en temps). Fidèle à sa conception de la poésie, Jean-Pierre ne choisit pas celles qui discutent des mérites de telle ou telle école, de telle ou telle rime, de telle ou telle forme. Ses correspondants lui demandent des conseils techniques pour l’impression, proposent des collaborations éditoriales… et puis se glisse un leitmotiv : la dénonciation de l’édition à compte d’auteur, avec des noms de l’époque, qui je suppose n’iront pas faire un procès (s’ils lisent le livre, puisqu’on est en droit de douter qu’ils aient lu ou lisent de la poésie de toute façon), il y a prescription. Des noms toujours : aux côtés de disparus et disparues, il est passionnant de croiser des poètes qui aujourd’hui encore publient en revues, dont pas mal qui honorent Comme en poésie de leurs vers. On rencontre aussi au fil des pages des noms qui ont pu se constituer une petite notoriété. Il connaît ou a connu tout le monde, Jean-Pierre. Enfin, on se délecte du choix des poèmes, souvent exigeants dans la forme et le fond. Quelle expérience cela a dû être d’être abonné au Pilon !

Un mélange efficace et une déclaration d’amour au métier de revuiste qui valent la peine d’être lus, tout comme les deux premiers volumes. La mémoire de Jean-Pierre et son sacerdoce — clin d’œil en vocabulaire à l’histoire du séminariste du numéro 18, que je ne dévoilerai pas — le rendent éminemment sympathique. On dévore d’un trait, et on attend la suite.

Détails pour la commande sur Facebook.

jeudi 5 mars 2020

1492 – Amphores poétiques

amphores.jpg, mar. 2020

Dans les amphores d’Emmanuelle Rabu sont stockés les merveilles de la grotte des Nymphes où séjourna Ulysse, les trésors arrivés après 1492 grâce à des conquistadors peu regardants sur la façon de les acquérir – « rapportés d’outre-mer et d’outre-tombe », précise la poétesse dans sa quatrième de couverture –, les marchandises pléthoriques que les grands cargos transportent de nos jours. Un télescopage d’époques et de lieux, un exercice de style aussi : étonnants calligrammes aux formes courbes dessinées de vers, à la séduction visuelle qui force l’admiration. Car la forme que revêtent les poèmes n’est pas artificielle. Elle est garante du rythme, certes ; voilà déjà la musique qui surgit en fonction de la longueur des lignes, évoquée aussi, par exemple, à travers une symphonie de Haydn. Mais contenant et contenu vont également main dans la main – oserait-on dire anse dans l’anse ? –, dans un lyrisme de bon aloi qui fait la nique aux simplicités outrancières de la poésie minimaliste. Oh ! ne croyez pas que cette dernière rebute par défaut le chroniqueur : il faut parfois faire montre d’exagération dans ses goûts pour mieux titiller la corde sensible, même dans une note de lecture, et surtout il me semble que cet amour des beaux mots, compliqués ou rares par moments, est une caractéristique forte de la poésie d’Emmanuelle qui me touche particulièrement.

Me touche aussi cette attention portée à l’amitié, au sein d’un bestiaire à l’imaginaire débordant et d’une caverne aux merveilles : « Bientôt / Je serai près de toi / Sous ton Parasol de Jaurès ». Ce poème intitulé « Ami » parle de Lambert Schlechter, qui se trouve être la personne à l’origine de ma lecture de ce recueil. Et puis cette violence qu’on devine latente, cette cruauté qu’on sent qu’il ne faudrait pas réveiller, dans le poème « Lèse-majesté » : « Indocile / Je me dresse / Petite prêtresse / Sous une cicatrice » ; la mante religieuse n’est pas dérangée sans conséquences potentiellement néfastes, en tout cas pour les mâles de son espèce. Difficile pourtant de rendre l’émotion provoquée sans partager le contenant, ces amphores souvent, ces arbres ou ce chandelier, ce bilboquet parfois. L’image ci-dessous ainsi que les extraits sur le site de l’éditeur en donneront cependant un aperçu fort utile.

Il y aurait tant à dire encore sur 1492 – Amphores poétiques. La signification des nombres y joue un rôle essentiel, puisque le recueil est divisé en neuf parties de neuf poèmes. On y trouvera en plus un humour fin formé de jeux de mots tout en allusions. Un exemple ? Le poème « Enfantines », qui donne son titre à une des neuf parties : « Je n’ai pas su leur dire / Qu’à force de frôler Méduse / De jouer avec ses filaments / On se veut transparente / Comme elle est létale / Libre / Car / On a / Peur / De / Persée ». Fine, c’est peut-être bien d’ailleurs le mot qui conviendrait le mieux à la poésie d’Emmanuelle, si on lui accolait l’adjectif lyrique. Et puis un détail force le respect : à l’heure du traitement de texte souverain, de l’ordinateur roi, ces calligrammes sont composés sans tricher, c’est-à-dire sans jouer sur la longueur des espaces dans les vers. Intègre aussi, tiens, dira-t-on de la poésie de l’autrice, qui pratique ici un véritable artisanat d’art (elle peint et dessine aussi). Ce qui, récapitulé, offre une voix fine, lyrique et intègre. Par les temps qui courent, autant dire une lecture revigorante.

1492 – Amphores poétiques, Jacques Flament alternative éditoriale, ISBN 978-2-36336-399-2.

amphores2.jpg, mar. 2020

vendredi 11 octobre 2019

Je ressemble à une cérémonie

Il y a poésie et poésie (et puis poésie aussi, tant qu’on y est — mais simplifions le propos en ne décrivant que celles qui accrochent l’attention). L’une captive par le soin apporté à la langue, dans un étourdissement de vers savamment composés, s’adresse à l’intellect en somme ; l’autre enfonce des images dans la tête, procède par allusions plutôt que doctes figures de style, s’immisce pour ne pas quitter la pensée : elle vise les sens avant tout. Cette dernière, poésie charnelle sans descriptions explicites, expérience sensuelle et sensorielle, cette création de formes et de sensations mentales, c’est celle de Julia Lepère dans Je ressemble à une cérémonie.

La première partie, « À la lisière », avance par effleurements : « Je me fraie un chemin, ton corps entrebâillé / Miroir pour mes écailles / Serpente ». C’est que la figure principale du recueil, c’est celle de Mélusine, dont on connaît la transformation animale. Ce dernier vers le susurre en pointillé, avant que le nom soit clamé haut et fort dans la deuxième partie. « Sois un arbre que je t’écorche au bord », ordonne encore la narratrice. Ici les peaux se frôlent, dans un style tout en retenue qui saupoudre les mots sur la page avec des blancs comme des respirations… ou des ahanements ? Car l’amour physique n’est pas loin, même si la lisière, c’est aussi éviter de sombrer corps et âme dans la passion, c’est jouer avec l’attente, la possible frustration : « Je suis une biche, à la lisière / Du toi-forêt je suis à la lisière de voir ». Ces blancs d’ailleurs, pour y revenir, ne sont pas de simples aérations poétiques à la mode ; leur fonction est réelle, elle participe à la création d’images mentales persistantes, pour imaginer entre les mots. En lisant Julia Lepère, on sent le grain de peau, la chaleur, la sueur. Mais tout ça filtré par l’amour courtois, à mille lieues des fadeurs érogènes de l’hyperréalisme. Aurait-on affaire à une trouvère ?

Et pourquoi pas ? Car la deuxième partie, « Mélusine » tout simplement, resserre le récit et nous emmène dans un château, proposant des piques plus narratives. C’est aussi là que la protagoniste se révèle, on l’a vu. Une Mélusine pourtant libérée, qui « nourrit le rêve de chevaucher des serpents oiseaux », qui s’affirme comme dominatrice même : « Elle ne parlera plus que peu de mots // À présent fait serpenter dans son bain // Des marins, comme de tout petits jouets tu m’appartiens ». Ou veuve noire ? Tiens, « pourquoi après l’amour les hommes dorment-ils comme / Des morts » ? Avec son écriture toujours ciselée de manière à faire surgir les images, Julia Lepère tisse la toile d’un récit d’amour, d’emprise mutuelle et de vie, tout simplement. Après une entrée en matière où les partenaires se sont flairés, voilà qu’ils consomment, mais toujours dans la beauté d’une langue qui donne à l’acte une saveur douce de sel marin sur la peau.

Et puis nous sommes transportés ailleurs, par la grâce d’une troisième partie, « Mues de Carthage ». Quoique le goût savoureux du sel soit toujours là : « Ton corps secoué // Comme la toile de la maison / La toile a un goût // De sel ». Évolution dans la continuité, quand « Mon corps une biche délimitent / La maison-toi », qui laisse à penser qu’à travers les âges et les lieux, la poétesse écrit l’amour comme une constante, usant de formules sciemment répétées pour lier les diverses parties du recueil. Il faut relire ce dernier avec cette constatation en tête pour y déceler de nouvelles pistes, de nouveaux nœuds, de nouvelles images qui collent au cerveau une fois la lecture terminée ou interrompue. Oui, après tout, c’est peut-être bien le livre d’une trouvère.

Julia Lepère, Je ressemble à une cérémonie, Le corridor bleu, 114 p., ISBN 9782914033824

mardi 24 septembre 2019

Revue de revue : Voix d’encre

Je suis abonné depuis quatre ans à la revue Voix d’encre, et je m’aperçois que je n’en ai pas encore parlé dans le cadre des revues de revues sur ce site. Devant la profusion de revues de poésie, force est, pour l’amateur, de faire un choix, évidemment. Pourquoi celui de Voix d’encre ? D’abord pour le soin apporté à la réalisation de celle-ci — oui, il est agréable de lire des revues sous forme de fanzines concoctés artisanalement, on se sent complice en poésie, on devient partie d’un cercle de happy few qui savent, eux ; mais de temps en temps, il est aussi agréable de savourer des pages bien pensées sur un papier de qualité. Ensuite pour l’exigence éditoriale qui fait que la revue, trimestrielle, publie relativement peu de textes en une soixantaine de pages, car la composition est aérée.

Et côté exigence éditoriale, force est de constater que ce numéro 61 est particulièrement réussi. Il commence par un conte de Mohammed Dib (1920-2003), « La Bête jolie ». Un conte dans une revue de poésie ? Rien d’étonnant, puisque Jean-Pierre Chambon, du comité de rédaction de Voix d’encre, nous explique en citant Dib que pour celui-ci, « dans les poèmes et dans les contes, l’écriture se retrempe et se rafraîchit ». Et puis le style de « La Bête jolie » est poétique à souhait, incluant également des bribes de chansons. Pas de doute : cette entrée en matière a toute sa place dans la revue. Suivent des poèmes de Maud Bosseur et de Max Alhau, pour arriver à mon deuxième coup de cœur de ce numéro : la série « Tout est dans le titre » de Patricia Castex Menier. Écriture reconnaissable à ses strophes dont le premier vers est formé d’un seul mot, pour s’étirer ensuite ; écriture du quotidien, mais dont la forme scande pour créer rythme : « Il / y a peu compagnon de misère, / d’alcool ou de seringue, // grand / et ocre le chien perdu, // lâché, // et / passent les “frères humains”. » Puisque tout est dans le titre, voici donc celui de ce poème : « Ballade ». Écriture prenante, incisive, ironique ; écriture poétique en somme.

Aphorismes de Gérard Le Gouic, long poème de Werner Lambersy, et puis autre coup de cœur : les pornosonnets de l’Argentin Pedro Mairal, traduits et présentés par Fernande Bonace. De véritables petits bijoux de poèmes qui utilisent la contrainte pour se libérer. Mairal les a composés « pour se divertir » lors d’épisodes creux pendant l’écriture d’un roman — tiens, n’avons-nous pas lu plus tôt comment Mohammed Dib se ressourçait dans les poèmes et les contes ? —, et le divertissement y est roi, sur un mode « hypersexué », comme le confie l’auteur. L’exemple reproduit ci-dessous (et qui me touche particulièrement, dois-je avouer en admirateur absolu de la plastique de Lynda Carter) devrait aisément convaincre les réticents ou réticentes ; il y a dans ces sonnets, rendus très habilement par la traductrice, un jeu permanent, un mouvement perpétuel, une énergie incroyable. Et pas seulement sexuelle, évidemment : de porno, les pornosonnets n’ont que le nom et une certaine atmosphère, puisque certains sont tout simplement de magnifiques poèmes d’amour.

Ce numéro se conclut avec « 99 thèses » de Michael McClure, traduit par Alain Blanc. Je n’y ai pour ma part pas pris beaucoup de plaisir, à part celui de lire pour information une figure majeure de la Beat Generation (il est né en 1932). Mais les goûts et les couleurs… Comme je l’ai déjà écrit, les revues sont aussi faites pour ça, et ce qu’une adore sera ce qu’un autre détestera. En tout cas, le subtil mélange de poètes vivants et historiques de ce numéro de Voix d’encre fait mouche.


ma chère wonder woman mon héroïne
tu n’es jamais accourue pour me sauver
dans ton avion invisible et m’embrasser
c’est moi qui t’aimais assis dans la cuisine
en prenant mon nesquik devant la télé
moi encor qui tremblait quand l’autre méchant
te pendait par les pieds moi qui bandait tant
sans rien pour m’apaiser ni me consoler
lorsque tête en bas on voyait déborder
tes nichons de ton costume plein d’étoiles
les charlie’s angels maigres beautés fatales
ne me faisaient frémir ni m’émerveiller
toi avec ta couronne et tes bracelettes
tu me mettais en feu des pieds à la tête

Pedro Mairal, pornosonnet « 1. »

vendredi 2 août 2019

Quatre échanges poétiques récents

Vanitas vanitatum et omnia vanitas ! Quel poète n’a pas déjà fait le plein de ses propres livres, dans l’espoir de les écouler comme des petits pains lors des forcément très nombreuses lectures ou des évidemment pléthoriques rencontres avec un public friand de la verve de ses vers ? Car la plupart des éditeurs proposent bien quelques exemplaires gratuits, en compensation des faibles droits d’auteur (pas toujours payés à temps, ou pas toujours payés tout court), mais on en prend toujours un peu plus à un prix d’ami, on ne sait jamais. Et le stock dort sur une étagère, parce que la poésie contemporaine, ben, vous savez quoi ? Ce sont d’abord les poètes qui la lisent — et il se murmure même qu’il y aurait des poètes indélicats qui écrivent sans lire les autres, et qu’ils seraient (ça, c’est un comble) les plus nombreux…

Non, en fait, attendez ! Parmi les poètes, nombreux sont ceux qui pratiquent aussi l’échange poétique. Comment ? Tout simplement en prenant contact (sur Facebook en général, lorsque ce n’est pas sur un salon ou un événement) avec un autre poète et en postant leurs recueils, histoire de faire fonctionner pour un moment encore le service postal. Et j’aime bien le principe : il permet de découvrir des écritures qu’on ne connaissait pas ; d’obtenir des livres qu’on ne pourrait pas acheter sinon (j’habite au Luxembourg, je n’ai pas de chèques à expédier pour commander !) ; de se faire plaisir avec le nouvel opus de quelqu’un qu’on connaît et qu’on suit un peu, parce que c’est impossible de se payer au prix fort de l’éditeur (je sais, il doit vivre aussi, c’est entendu) toutes les nouveautés qu’on voudrait lire. Enfin… si on fait partie de la catégorie des poètes qui écrivent et qui lisent les autres, évidemment.

Daniel Birnbaum, Kévin Broda, Morgan Riet et Salvatore Sanfilippo font partie de cette catégorie-là. À les lire sur le réseau social susmentionné, nul doute ne peut subsister. Et en plus, ils écrivent bien.

Daniel, par exemple, habitué de la poésie du quotidien (et des haïkus, mais c’est une autre histoire), évoque dans Le Cercueil à deux places le vieillissement, ce processus où justement le quotidien a le potentiel de devenir une quasi-aventure. Avec une tendresse et une certaine admiration : si « [sa] grand-mère / n’aurait pas inventé / la bombe atomique », c’est que, comme le conclut le poète, elle avait « plus qu’un seul atome de jugeote ». On le voit, la tendresse et l’admiration font bon ménage avec l’humour : « Il aurait fallu que nous fissions de même » est le titre du poème. Un recueil qui fleure bon l’empathie, sans s’apitoyer, qui caresse de mots les petites choses simples et où la mort arrive comme un épilogue toujours doux : « et parce que c’était comme ça / quand ils allaient sur leur canot / je me disais qu’elle aurait bien aimé / être avec lui / dans un cercueil à deux places. »

Daniel Birnbaum, Le Cercueil à deux places, éditions Gros Textes, ISBN 978-2-35082-412-3

La poésie de Kévin dans Amour silencieux/Lubire tăcută s’ancre aussi dans le quotidien (c’est d’ailleurs un trait commun à ces quatre auteurs), mais avec, il me semble une certaine pointe d’onirisme et surtout la volonté de contester un ordre établi qui ne convient guère à un poète qui se respecte : « Le vampire capitaliste / Suce mon sang. / Je blêmis, titube / Et tombe. / Qui sera / La prochaine / Victime ? » Réponse, toujours en vers concis et rentre-dedans, au poème suivant : « Mon sang était / Empoisonné / Par les / Pesticides. / Mon âme / S’envole / En rigolant. » Alternance de révolte et de résignation aussi, lorsqu’il écrit « J’aurais pu ne pas être / Mais je suis / Le poids lourd / Que je traîne ». Le livre, publié en Roumanie, bénéficie de traductions en roumain qui lui donnent une note d’exotisme et permettent de piquer la curiosité. Et c’est le premier d’un ensemble de sept recueils, apprend-on au début. De quoi nourrir de prochains échanges !

Kévin Broda, Amour silencieux/Lubire tăcută, editura grinta, ISBN 978-973-126-381-6

Quotidien toujours donc avec Morgan, qui avec Du soleil, sur la pente continue son petit bonhomme de chemin poétique entre souvenirs et rêveries diurnes. Même si quelquefois il rejoint Kévin dans la contestation de l’ordre social (le sourire obligé d’un « Centre d’appels », même avec « un loyer à payer / des enfants / à nourrir, à aimer, y faut simplement… / qu’elle / tienne »), sa poésie est plus contemplative, ses rythmes plus amples, ses débordements dans la vie intérieure plus fréquents. Un contraste intéressant donc — et ce n’est pas le moindre intérêt des échanges poétiques que de lire, comparer, trouver les points communs et les différences de diverses sensibilités d’écriture. Avec l’affirmation du rôle du poète en roseau pensant, ancré pourtant dans la réalité : « Bien plus qu’un wagon / qu’un train de retard / c’est tout un réseau / neuronal / qui me sépare / de vos jeux, joutes / et tchates / de toutes / vos virtuosités virtuelles. » Une réalité qui peut, instantanément, basculer dans l’imagination pure : « Bel après-midi clair d’hiver / travaillé au corps / par ma paresse / à la pelle – Et voilà / que je rêvasse ». On chemine sur la pente avec Morgan comme avec un ami qui nous confie ses pensées.

Morgan Riet, Du soleil, sur la pente, éditions Voix tissées, ISBN 978-2-916626-96-3

« Pour faire fonctionner les zygomatiques », m’écrit Salvatore dans son envoi. Car le plaisir de l’échange, c’est aussi celui du petit mot écrit sur le livre, qui lui donne une valeur supplémentaire que l’achat anonyme n’a évidemment pas. Mots simples, expressions volontiers familières, on est avec Et bien sûr j’ai pas de parapluie dans un registre revendiqué de poésie ludique, sans prétention autre que celle de dérider les visages commotionnés par l’ordre social que ses collègues ci-dessus dénoncent avec plus de virulence, moins d’ironie. Mais ça fonctionne tout aussi bien, parce qu’il faut bien reconnaître qu’il est impossible (en tout cas pour moi) de rester plongé trop longtemps dans le grand bain de la poésie sérieuse. Comme le dit Salvatore, « Faut vivre / Fauve / Faut vivre / Ivre / Faut vivre / Fauve ivre » ! Les zeugmes et les jeux de mots se succèdent, au point de décerner le prix Nobel de littérature « au perroquet Jaco / Pour sa performance magnifique / Son discours enflammé ». Tiens, voilà que soudain perce une ironie bien plus subtile que le simple amusement. C’est ça aussi, la poésie ludique.

Salvatore Sanfilippo, Et bien sûr j’ai pas de parapluie, éditions Gros Textes, ISBN 978-2-35082-418-5

Beaucoup de points communs donc dans ces quatre écritures intéressantes, et de belles découvertes ainsi que des moments émouvants de poésie. Le milieu est parfois un panier de crabes, mais il suffit de choisir ses fréquentations pour l'apprécier au mieux.

samedi 13 juillet 2019

Revue de revue : Territoires sauriens – attention crocos

Le dynamisme de l’écosystème des revues de poésie est toujours pour moi source d’émerveillement. Et quand on pense qu’on avait déjà tout vu se profile une découverte insolite à l’horizon. Enfin, une découverte, pas vraiment, puisque Territoires sauriens – attention crocos a tout de même un site établi et une identité reptilienne affirmée en ligne. Mais voilà : le papier, c’est un sacré pas en avant (même lorsque l’ISSN est encore en cours !), qui vous pose une revue, surtout lorsqu’elle a autant de dents. Alors la parution du cinquième numéro, le premier imprimé, est l’occasion de parler de cet objet poétique placé sous le signe des crocodiles et autres lézards un peu effrayants ; il le mérite amplement.

D’abord, que dire de la prégnance du thème choisi par la revue dans les poèmes et les illustrations ? Si les bestioles sont effectivement présentes dans les quelque 90 pages, elles ne le sont pas d’une façon ostensiblement démonstrative. Le poème de Pierre Vinclair prend certes l’injonction saurienne à la lettre (« le cyclure / ne se souciait ni des Anglais, ni des mang / oustes qu’ils introduiront d’Inde »), les images en forme de « propositions sauriennes » de Laurène Praget mêlent portraits de victimes de féminicides au Mexique avec des crocodiles dans un rapprochement qui sonne juste et glacial, mais c’est surtout l’atmosphère de la revue qui transpire du titre. Une sorte de langage brut, de vision du monde à la fois sauvage et crue. Un style construit et reconnaissable. Gaia Grandin, dans sa contribution, nous avertit d’ailleurs, et capture il me semble l’essence de ce que la revue présente : « Le monde (cet immense Narcisse en train de se penser) ».


Où l'on découvre les trois taulières de la revue (Fanny Garin, Julia Lepère, Laurène Praget).

Tout est question de regard, en effet. « un monde difforme / impossible à saisir », continue la poétesse, et pourtant qui se retrouve étalé là dans sa cruauté parfois fascinante. A. C. Hello nous parle d’un village, d’un arbre et d’une fontaine, « une fille qui est un arbre près d’une fontaine, n’écrasez pas ses membres qui font des petits et mangent l’herbe » : serait-on en Afrique, sur le territoire des crocos ? La langue ondoie en tout cas comme eux, installe une ambiance, un rapport à la nature qui pourrait être le fil conducteur au sens large du numéro. En témoigne Camille Loivier, qui « [secoue] les sachets de graines / au bruit espérant qu’il se passe quelque chose ».

Oui, il s’en passe, des choses ! Pablo Jakob signe une nouvellette morbide et délicieuse dans un funérarium (à rapprocher du vivarium des reptiles, non ?), Julia Lepère, fondatrice de la revue, explore les sentiments à partir de l’écoute d’une pièce jouée au piano à quatre mains (nature toujours, hostile un peu, où pourraient nager les crocos : « Une rivière passe / Tandis que la main-faucon appuie plus fort sur le clavier »). L’autre taulière, Fanny Garin, nous trompe avec son « bucolique si j’ose avec : fleurs jaunes, blanches, violettes, pétales zébrés », pour mieux nous coincer « la montagne dans le dos les omoplates en ronde ». Et puis Léda Mansour nous rappelle notre condition humaine précaire face aux grands prédateurs : « Et de toutes les plantes savoureuses / Ce cœur est à nouveau comestible ».

C’est fort, ça pulse, la langue est râpeuse, le souffle est rauque. Il y a une véritable dynamique qui prend son tempo dans le titre de la revue. J’avoue ne pas avoir trop goûté sur papier la « Banque de titres » de Liliane Giraudon, dont j’ai compris l’intérêt cependant dans une performance poétique. Péché bien véniel, puisque les goûts et les couleurs…

Manquent à l’appel de cette chronique quelques autres rubriques, notamment d'amusants remerciements et un mot de la fin avec ses citations inventées, le tout souvent composé avec invention typographique. Bref, il y a dans ce premier numéro papier de Territoires sauriens – attention crocos une vraie cohérence, un humour malin, une gravité de bon aloi et de bien belles plumes. À croquer rapidement, avant que ces sauriens-là ne décident de se faire la malle et de vous croquer vous.


En plus du site évoqué ci-dessus, la revue dispose également d’une page Facebook.

samedi 27 avril 2019

Impertinences sans pertinence

Dans le supplément « Livres-Bücher » du Tageblatt, j’ai déjà écrit que Mario Velazquez « est un éternel contemplateur étonné de la vie, qu’il décrit dans de courts poèmes à la sincérité rayonnante ». Mais dans cet article de 2017 consacré en fait à un cycle grand-ducal de lectures, les soirées Millefeuilles, je n’étais pas allé plus loin, par manque de place essentiellement. Voilà donc l’occasion d’évoquer plus en détail la poésie de Mario, sur la base du livre qu’il a publié en 2009, Impertinences sans pertinence. L’unique livre pour l’instant, car il répète à qui veut l’entendre qu’il ne cherche pas la publication à tout prix : ce qui l’intéresse, c’est le partage des mots, la lecture en convivialité, l’échange que permet la poésie. Et pourtant, Mario écrit depuis plus de quarante ans ; c’est dire qu’il en a, des poèmes, dans ses tiroirs. Mais il ne se met pas la pression : tout ça vient quand il le sent, au fil des jours et surtout des rencontres. C’est l’observation des hommes et des femmes qui l’inspire, qui le motive à coucher des strophes sur le papier. Et s’il n’est pas forcément très présent sur la scène littéraire luxembourgeoise, c’est d’abord à cause de sa discrétion qu’on pourrait confondre avec de la timidité, mais aussi parce que, dans un cercle intime et amical, il trouve l’épanouissement de la transmission de ses écrits.

Si j’avais lu Impertinences sans pertinence avant de rencontrer Mario, je ne sais pas si j’aurais écrit la phrase citée plus haut, cependant. Toujours avec des mots simples certes (« J’écris comme je parle, dit-il toujours, c’est pour ça que ma poésie est accessible à tout le monde. »), il fait cependant preuve dans nombre de poèmes d’une lucidité assez sombre sur la société : « Et si on supprimait… / Les rêves, / Les moments de bonheur, / […] Et si on était, / Sur ce chemin-là… » Au fil des pages, on sent qu’il fourbit ses armes, qui sont évidemment faites d’encre et de papier seulement, contre une société de l’inégalité qu’il condamne. Mais dans la douceur des phrases toujours, avec, comme le dit un titre, un « Terrorisme religieusement sentimental ». C’est ce qui fait le charme de ces poèmes, qui évitent la confrontation directe qu’un rappeur n’hésiterait pas à balancer. Mario, lui, avoue franco, non sans impertinence ironique, justement : « Je tolère, j’accepte, / Et cela m’indiffère, / Que tu / Meures dans ta misère. »

Pas besoin de beat pour en prendre plein les yeux. Et une transition idéale pour évoquer la deuxième grande orientation de ce recueil : l’amour. En effet, l’ambivalence de l’extrait cité ci-dessus est tangible, puisqu’il pourrait se référer à une constatation générale sur la société, que Mario opère souvent, mais aussi à un message personnel. À sa femme, bien sûr, à qui il dédie de nombreux poèmes lors de ses lectures ; à ses proches, qui font l’objet d’une touchante « viviographie » de prénoms de deux pages à la fin de l’ouvrage ; à l’espèce humaine tout entière même. Comment sinon interpréter le titre magnifique « De Mendeleïev à Einstein, avec amour » ? Finalement oui, j'aurais bien écrit la phrase du début, même en lisant ce livre avant de le rencontrer. Mario est bien un contemplateur étonné de la vie, pas béat, pas naïf, mais lucide et empathique.

Impertinences sans pertinence, c’est une dichotomie poétique permanente entre le pessimisme qui s’empare d’un poète lucide sur la société dans laquelle il vit et l’amour du prochain, qu’il soit proche ou pas. Avec, encore une fois, des mots simples. Pas de poésie expérimentale, pas de composition compliquée sur la page, pas d’élégies lyriques sur des pages entières. Juste la simplicité d’un homme qui vit sa poésie comme une évidence, et à qui on souhaite un prochain livre, qu’on sait en préparation.

Mario Velazquez, Impertinences sans pertinence, éditions Joseph Ouaknine, 122 p., ISBN 978-2-35664-020-8


La preuve

Le carré du croisement de ta personne,
Avec l’infini,
Est égal à l’hypoténuse,
De ton existence.

Cette hypoténuse,
Divisée par les deux autres côtés,
Constitue l’abscisse formée par
Tes sentiments.

Cette abscisse,
Est ton aboutissement,
Et est le résultat de ton destin,
Ainsi que,
Ton point de départ,
Pour arriver au cœur
De Thalès et Damoclès.
Point précis du départ
De ta vie.

samedi 16 février 2019

Placenta

Est-il besoin de parler de Placenta, de David Besschops, alors qu’il a déjà attiré l’attention du site lelitteraire.com ? Oui, parce qu’il s’agit là d’un livre doublement intéressant : d’abord par son texte, sur lequel je reviendrai, mais aussi par la remarquable continuité dans les choix de l’éditeur, Cormor en nuptial, qu’on peut y déceler.

Je m’explique : je suis venu aux livres de la maison basée à Namur par le premier ouvrage d’Heptanes Fraxion. Déjà on sentait le goût de Gaël Pietquin, le poète éditeur, pour une certaine langue qui bouscule, mais qui ne le fait pas de façon superficielle : chez Heptanes Fraxion, le rentre-dedans n’est pas une posture, c’est un art d’écrire qui sert à en dire long sur la société, et pas que du beau. Même sensation dans le deuxième ouvrage que j’ai lu de la même maison, Oaristys de Rémy Disdero. Lui a été chroniqué sur La Cause littéraire. Comme quoi un petit éditeur peut arriver à faire du bruit autour de ses publications – Gaël est tenace et soutient ses auteurs. Et, pour revenir à mon propos, il aime la langue qui bouscule, qui choque intelligemment.

Dans Placenta, plutôt que de la poésie plus ou moins métrée comme chez Fraxion, on a affaire à de la prose poétique savamment formatée, contrairement à Oaristys qui partait dans tous les sens dans un joyeux capharnaüm où les rêveries de Daumal (oui, c’est dans l’article de La Cause littéraire, mais j’y ai pensé aussi !) ne détonnent pas. L’ensemble est une suite décousue d’histoires qui constitue la chronique de… de quoi exactement ? D’une famille déviante, d’un drame de la vieillesse, d’un inceste ? Eh bien, de tout ça à la fois. On y trouve des personnages truculents racontés par un narrateur ou à la première personne, le flou du récit est la règle, ce qui n’est pas si mal : on a envie de s’y replonger, de comprendre cette histoire morcelée, de cerner les motivations de ces protagonistes qu’on sent humains, forcément humains, mais tout de même de l’autre côté de la normalité exacerbée.

Attardons-nous sur l’origine du titre, qui permet aussi de donner un exemple représentatif du texte : « N’ayant plus l’énergie pour le choyer et le secourir à distance elle reconnaissait un bénéfice pratique à la situation / la possibilité de prodiguer de la tendresse à ce néné qui trimballait encore partout en guise de doudou / son placenta au bout d’une ficelle / comme une petite planète crevée dont l’hélium s’était enfui. » La mère (« dont la vulve jusqu’alors ne bêlait qu’un coin-coin timoré ») et son enfant sont les figures majeures du texte, qui évoque cet amour inconditionnel qui tourne à l’inceste, dans une langue faite de phrases souvent longues et à l’enchaînement inexorable de mots, parfois scatologiques, parfois crus dans leur description de la sexualité.

Mais cet inceste n’est pas amour exclusif, et l’histoire sent la baise et le foutre, littéralement. Comme on l’a vu, pas dans un but de monstration stérile : dans la continuité des ouvrages publiés précédemment, Besschops donne à entendre des voix qui tranchent sur la poésie des petites fleurs et des petits oiseaux, sans pourtant céder à la provocation gratuite. Si le sexe et la violence sociétale régissent le monde (ou bien en tout cas une partie), pourquoi ne pas l’évoquer intelligemment sur papier ? C’est le pari de Cormor en nuptial, en tout cas comme je le perçois dans les livres sortis successivement ces derniers mois. Peut-être pas exclusivement, bien sûr. Mais suffisamment pour saluer à la fois l’éditeur et ce nouvel ouvrage d’une lecture revigorante.

David Besschops, Placenta, éditions Cormor en nuptial, 56 p., ISBN 978-2-9602243-2-0


Aujourd’hui encore il lui arrivait de lambiner avec sur le costume une tache de mère qui avivait des jalousies au sein d’une communauté où la plupart des branques éjaculaient du sperme ordinaire.
Très souvent circonstancié.
À quoi cela aurait-il pu lui servir ?
De toute façon il était gauche de ses dix doigts.
Et infichu de ramener ne fût-ce qu’une visseuse ou un tournevis à la maison.

vendredi 21 décembre 2018

Chant de l’Étoile du Nord

Rendez-vous compte : il n’y avait pas encore eu de traduction en français d’un poète aïnou ! Et pourtant, on sait que la poésie est souvent acte de résistance par excellence — les Aïnous, peuple autochtone du Nord de l’actuel Japon, jadis aussi implantés dans la Russie proche et à l’embouchure du fleuve Amour, assimilés depuis des siècles par les puissants voisins japonais, ont donc évidemment fait acte de résistance à l’expansion nipponne au moyen de poésie. Mais leur langue, isolée dans la région, est maintenant en voie d’extinction. C’est d’ailleurs en japonais — certes mêlé de vocables aïnous — qu’Iboshi Hokuto (1901-1929) a composé son Carnet, qui constitue la base de cette traduction bienvenue.

Car l’attitude de Hokuto par rapport à la colonisation japonaise était un rien ambiguë, nous apprend la très intéressante préface de Gérald Peloux. Autant il défendait la nécessité d’une identité aïnou propre, qui passe par la pratique de la langue et des us et coutumes, autant il ne contestait pas l’intégration de cette identité dans un empire nippon plus étendu. D’où, certainement, le choix de perpétuer la tradition littéraire japonaise du tanka (et, dans une moindre mesure, du haïku), de s’en emparer pour distiller dans la langue du colonisateur un message subversif.

Le haïku et le tanka, pour être honnête, sont des formes poétiques qui ne me touchent pas spécialement. Tout est question de goût, après tout. Mais là, justement, la subversion des vers de Hokuto donne une saveur toute particulière au texte. En effet, le caractère « éthéré » de ces formes courtes se dissout dans un ensemble : plutôt que d’être des instantanés indépendants, les poèmes qui composent le recueil se suivent et forment une histoire. Celle du poète lui-même, tout simplement, qui raconte son métier de colporteur de produits pharmaceutiques (« Des médicaments / on en compte tant et plus / en notre bas monde / Pourquoi dois-je vendre ce / baume pour hémorroïdes ? »), tout en se livrant à une réflexion sur son peuple (« Quand je vois l’un des / Aïnous de ma nation / gisant ivre mort / ce n’est plus de la colère / la haine gagne mon cœur »). Alors le rythme de la versification classique japonaise, plutôt que de s’éteindre trop rapidement (à mon goût), se prolonge comme si chaque tanka était une mesure dans un poème symphonique. Il en devient presque incantatoire : le chamanisme n’est pas loin, malgré le réalisme parfois cru des textes. C’est en tout cas difficile de s’en détacher, d’autant que la traduction de Fumi Tsukahara et Patrick Blanche rend avec minutie créative (pour autant que mon piètre japonais permette de l’affirmer) les règles de versification. On se prend d’ailleurs souvent à fredonner les tankas à voix haute, pour mieux souligner les e sonores si nécessaire.

L’objet livre est également de toute beauté ; les éditions des Lisières ont confectionné une version bilingue qui, même pour celles et ceux qui ne lisent pas le japonais, permet de se délecter de la poésie visuelle des caractères. Une bien belle réalisation à tous égards, qui offre une plongée dans la culture aïnou, avec plusieurs clés pour aller plus loin si on le souhaite.

Iboshi Hokuto, Chant de l’Étoile du Nord, éditions des Lisières, 88 p., traduction de Fumi Tsukahara et Patrick Blanche, ISBN 978-10-96274-13-0

Extraits à lire sur le site Terres de femmes : https://terresdefemmes.blogs.com/mon_weblog/2018/12/iboshi-hokuto-ouvrant-les-journaux.html

samedi 17 novembre 2018

Douze jeunes poètes grecs

Parfois, lorsqu’on lit de la poésie, on a un peu envie d’aller voir ailleurs. Oui, parce que l’avantage des réseaux sociaux, c’est qu’on finit, étant poète soi-même, par connaître une belle brochette de confrères et consœurs, qu’on aime lire régulièrement, d’autant qu’on les connaît maintenant (plus ou moins bien, selon les rencontres occasionnelles au Marché de la poésie ou les affinités électives, certes). Mais enfin il s’y greffe un inconvénient : ces voix poétiques, on finit par les connaître peut-être trop bien. On les pratique, on achète les livres, quelquefois on les échange. Vous l’avez compris : j’aime ces interactions, j’aime lire les autres, même si je ne poste pas toujours des notes de lectures (ben oui, j’ai aussi un boulot), mais quelquefois ça fait du bien de se plonger dans des écritures pas forcément tellement différentes sur le fond, mais au moins d’inconnus, pour une fois. Il y a la solution des poètes « étrangers » morts (chez Poésie/Gallimard il y a d’excellents ouvrages pour pas cher), mais si on aime la littérature vivante, il y a aussi la solution des traductions.

Justement dans une phase de ce genre, je tombe sur la collection publie.Grèce de publie.net, qui comporte aussi des recueils de poésie. Ni une ni deux, je télécharge grâce à mon abonnement quelques livres et je me plonge dans le premier, Douze jeunes poètes, une anthologie coordonnée par le traducteur Michel Volkovitch. Et là, la magie opère : complètement vierge de toute connaissance préalable des poètes sélectionnés, capable de lire phonétiquement le grec mais sans en comprendre la moitié, je suis entièrement dépaysé, mais toujours dans mon propre pays : la poésie. Un gros coup de cœur dans cet ouvrage pour les textes de Vassìlis Amanatìdis, de Thessalonique, qui transportent dans un univers à la fois farfelu, cocasse et parfaitement éclectique. Jugez-en plutôt avec cet extrait :

ELLES INAUGURENT LES RUCHES

On ne peut que l’avoir remarqué
les abeilles deviennent quand elles brûlent
comme du velours tendre et rouge
fragiles comme la pupille nue d’un œil bleu —
puis meurent.

Cela sûrement précédé d’un feu
qui fait fondre les rayons
et de la montée au ciel des derniers rêves
de la ruche.
Un instant cela provoque même
une légère bousculade aérienne —
puis tout va se dissiper.
Et comme les rêves des abeilles, on s’en doute
ont un parfum de fleurs,
au bout d’un certain temps
la ruche suivante cherchera encore
en vain là-haut
un jardin.

Mais le reste des poèmes d’Amanatìdis est à l’avenant. Excellente initiative aussi que celle du traducteur qui a demandé à chaque poète de se présenter pour les lecteurs francophones. Oui, certains poétisent leurs réponses à l’excès, mais dans l’ensemble l’éclairage apporté est infiniment nécessaire, puisque justement, j’avais ouvert ce livre (électroniquement) pour me lancer dans l’inconnu. Un inconnu désormais pas si profond pour la poésie grecque contemporaine, et que d’autres ouvrages de publie.Grèce viendront compléter.

Citons encore Chrìstos Anghelàkos (« moi qui ce soir / voulais très fort que tu n’existes pas »), au parcours atypique : il attend d’avoir 46 ans avant de publier son premier recueil (ça me le rend sympathique, au demeurant), et on sent la maturité immédiate de son propos longtemps mûri. Il y a aussi Yànnis Antiòkhou avec son énergie parfois violente, mais toujours teintée d’humour : « Permettez-moi d’être une bête / Gardant les grilles de votre sommeil / De vous attaquer de vous étouffer / Germant dans votre cerveau à minuit / Faisant naître les œufs de mes serpents / Dans les replis de vos cœurs ». Ou l’autodérision savoureuse de Nikòlas Evandinos : « Du temps où l’expression « joue la folie » avait cours / j’ai entendu ce conseil de survie mieux connu : / « entre en marchant dans le jardin des fous ». // Afin de ne pas la contredire, / je l’ai comprise à ma guise : / Je suis devenu tellement fou / que j’entre et me promène / sur la terre brûlée des humains. »

Autre gros coup de cœur pour la poésie de Katerìna Iliopoùlou, aux images persistantes dans leur surréalisme doux-amer :

MONSIEUR T. AU BORD DE LA MER

Sur le rivage il ramasse un galet.
Le galet, remarque-t-il, a cette propriété
de n’avoir ni dehors ni dedans.
Les deux se confondent.
Ne pouvant penser à rien d’autre, il décide
que le galet est ennemi du monde, et le jette au loin.
En tombant le galet forme ce qu’on appelle « trou dans l’eau ».
Monsieur T. ressent une terrible attirance
et jalouse le galet sans savoir pourquoi.
Alors il en prend un autre qu’il met dans sa bouche.
Il est d’abord salé.
Il vient de la mer.
Peu après il n’est rien.
Une boule dure de silence dans sa bouche, qui avale sa voix.
 
À sa surprise pourtant il s’aperçoit
que même sans voix il peut parler.
Aucun doute, on entend ses appels.
Un vol d’oiseaux de mer atterrit à ses pieds.
Derrière eux en partant ils laissent un texte illisible.
Monsieur T. se penche et sans tarder l’étudie.

Mais tous, impossibles à citer dans le cadre d’une brève note comme celle-ci, apportent la fraîcheur décalée de l’inconnu à notre porte. Que c’est beau quelquefois de lire de la poésie contemporaine sans en connaître les auteurs !

https://www.publie.net/livre/douze-jeunes-poetes

dimanche 30 septembre 2018

Il ne se passe rien mais je ne m'ennuie pas

Tricheur ! Parce qu’en termes de « premier recueil », comme le mentionne le fringuant et jeune éditeur Cormor en nuptial, Heptanes Fraxion se pose là : rimailleur invétéré et stakhanoviste poétique de l’ombre des réseaux sociaux, il fait le bonheur d’aficionados depuis bien des années tant sur son blog que sur Facebook. Fraxion, c’est un peu le petit secret bien gardé des initiés, le poète toulousain qui deale ses vers pour rien (qui les distille même dans la ville sur des petits autocollants), ce qui n’empêche pas d’y devenir très vite accro. Avec une sincérité et une constance dans l’exigence d’écriture qui font qu’« à côté, ce qu’on [écrit] soi-même [paraît] assommant de grandiloquence », comme le constate Grégoire Damon dans sa postface. Touché !

Et c’est bien le Fraxion des réseaux sociaux qu’on retrouve ici sur papier, dans une réalisation très léchée : couverture au toucher qui retient les doigts, papier constellé de gris qui refuse l’éclat criard et ostentatoire du blanc. Ce que le poète aime par-dessus tous, c’est s’attacher aux personnages extraordinaires de la vie ordinaire ; avec peut-être tout de même une prédilection pour les usés et cabossés, pour ceux qui souffrent en silence mais continuent coûte que coûte, de ceux qui diraient volontiers d’une échéance de prêt ou d’une convocation à Pôle emploi : « faut juste pas que je me suicide avant ».

Il parle un peu de lui, certes, mais surtout beaucoup des autres. Il les aime autant qu’il les maltraite dans un langage hybride qui mêle le registre familier (« ma veste en peau d’enculé », « c’est ça qu’il me faut / du pinard du fromage et du pain / une bonne branlette un geste du cosmos ») et le vocabulaire précieux (« certains de tes souvenirs les plus intimes / horreur de la gémellité généralisée / tu installes l’antivirus qui les supprime / synesthésie »). Narrateur dans l’âme, il s’identifie, change de sexe pour mieux fournir notre dose d’empathie tout en restant énergique au possible dans son rythme, dans sa scansion. Ses poèmes déchirent dans tous les sens, révèlent l’âme d’un amoureux des rencontres et de l’étonnante diversité des vies menées par des interlocuteurs peut-être bien imaginaires. Ou pas ? « Elle dégage ce je-ne-sais-quoi de vaguement / anxiogène / que devaient également produire les infirmières / dans le système de psychiatrie punitive de l’ex-URSS », écrit-il de « la petite mamie du Washington Square Park ».

Rencontres, rencontres, et poèmes, poèmes. L’univers d’Heptanes Fraxion ne sent pas la métaphore travaillée à l’ancienne et ouvragée comme une dentelle du Nord. Il respire la vie et dégage les odeurs de la poésie authentique comme il la conçoit, celle qui puise dans le réel les mots qui accrochent. Avec ce livre, avec ce coming out poétique sur papier après avoir investi et conquis les réseaux sociaux, le poète saura convaincre un nouveau public. Soyons jaloux, sincèrement, de ceux qui le découvriront pour la première fois.

Heptanes Fraxion, Il ne se passe rien mais je ne m’ennuie pas, éditions Cormor en nuptial, 112 p., ISBN 9782960224306


Charline-au-chien

y’a que les gens qui font rien
qui ne se trompent jamais
comme mes amies
aux longues jambes
des filles bien
qui font les soldes
le jour du sang
du symposium
elle dit ça
en souriant
Charline-au-chien
devant la bouche du métro
devant la bouche bée des passants
devant la viande des voisins
leur poids
leur argent
leur baie vitrée qui va bien
et la buée qui dit
qu’elle en a trop
sur la gueule
Charline-au-chien
de l’acné
beaucoup trop
pour devenir
hôtesse de l’air
qu’elle finira vedette
en CDD
hôtesse de caisse
dans un supermarché
y’a que les gens qui font rien
qui ne se trompent jamais

lundi 27 août 2018

Deux livres aux éditions Alcyone

Points communs, différences… il y a tant à comparer entre Une pesée de ciels d’Anna Jouy et Après la nuit après de Thierry Radière. Mais on y retrouve une pulsion de décalage du réel dans la prose poétique qui lie intimement, selon moi, les deux titres. Sans compter une réalisation technique attirante, avec ce beau papier vélin irisé pour l’intérieur, qui happe les reflets pour mieux restituer le monde extérieur au sein des poèmes. Voici donc un regard croisé succinct sur deux recueils parus à un mois d’intervalle, sous forme de commentaire de deux extraits.

C’est l’heure de la pesée du ciel. Vingt grammes de moineau pour des tonnes d’averses. Je m’y prends ainsi : dans le noir de mon œil, je mets le leurre d’un rêve. Le ciel appâté entre sous les paupières. Je referme aussitôt, je serre le lacet. Ça me fait deux valises pesantes.

Le reste est affaire de soustractions. Parfois par malice, je ne me déduis pas. Je feinte le nuage. J’appelle ça un jour d’humain, c’est-à-dire de Terre à terre, de ce corps de sable à ce jardin immense.

Vingt grammes de moineau s’échappent quand même…

La poésie d’Anna Jouy est tout en nuances, enracinée dans la relation entre le corps et l’esprit. Si les métaphores fusent, c’est l’intimité des organes qui affleure cependant ; ici l’œil, les paupières, on aura le crâne plus loin, les jambes ou le gosier. Le corps déclenche la poésie, il construit une relation intime entre la poétesse et son environnement, qu’elle n’a dès lors plus qu’à observer au travers de l’invitation aux strophes de ses sens. Humaniste, Anna sait que l’humain est d’abord le produit de ses organes et de ses sécrétions. Alors elle bâtit des ponts entre le langage abstrait et le concret des mouvements, glisse, danse sur le papier qui, on l’a vu, se prête magnifiquement avec son irisation à l’emploi de piste d’envol des mots. Pas rentre-dedans, pas uppercuts au menton, les vers flottent dans un bel équilibre où la révolte est douce mais affirmée, où la rêverie est à la fois contemplative et studieuse. Où l’intime rejoint l’universel.

Au temps des pommiers près de la grange où le cidre avait un goût de guêpes les gosiers des hommes ne piquaient pas ils gonflaient de plus en plus le soleil fort dans la peau la rougeur de la soif les dards du bonheur.

Extrait bref, même si les poèmes en prose qui composent le recueil peuvent aussi être plus longs. Mais ici, Thierry Radière condense en quelque sorte la contrainte des fragments qui composent le livre — une phrase par page, pas de ponctuation sauf le point final, un vagabondage d’idées dont il explique en quatrième de couverture qu’il est issu des rêves. Il imbrique deux épisodes, les entrelace, les confond ; le cidre des pommiers, prisé par les guêpes, en vient à se faire venin de celles-ci et la peau gonfle, gonfle, sous l’effet combiné sens dessus dessous de l’alcool et des piqûres. Tout cela sous le signe du bonheur, car même dans les épisodes sombres, l’écriture de Thierry reste tournée vers la lumière, frêle (comme la poésie) mais stable pilier pour témoigner de ce que la vie peut avoir d’intérêt et de lumineuse consolation. Politesse du désespoir ? Quelquefois, on se le demande ; on s’interroge : ne sont-ce pas là les rêves d’un pessimiste qui se soigne ? Peu importe après tout, ce jeu de saute-mouton entre les images reste une lecture qui donne l’appétit des songes.

Tous deux aux éditions Alcyone : Anna Jouy, Une pesée de ciels, ISBN 978-2-37405-045-4 et Thierry Radière, Après la nuit après, ISBN 9780-2-37405-044-7.

mardi 24 juillet 2018

Des liens invisibles, tendus/Taut, Invisible Threads

C’est aux regrettées éditions électroniques Recours au poème qu’a paru pour la première fois ce recueil en 2014, et c’est le premier ouvrage de poésie que Jacques Flament Éditions publie dans sa nouvelle collection « Les revenents » (oui, il y a bien un e !), consacrée aux textes déjà édités mais épuisés ou plus référencés, pour diverses raisons, par leur premier éditeur. Autant le dire d’emblée : c’est une très bonne idée que d’avoir redonné vie sur papier à ce livre, émouvant, juste et passionné.

Et si j’emploie ce terme, « redonner vie », c’est évidemment à dessein : Dara Barnat évoque ici dans la majorité de ses poèmes la longue maladie de son père et son décès ; le passage de l’électronique au papier, d’un éditeur disparu à un autre, tout cela participe d’une entreprise de construction de la mémoire pour ne pas oublier, qui constitue au fond l’essence des textes. « I hold my father’s hospital records, / They’re worn, like my memory / of his clothes », écrit Dara Barnat. Travail, devoir de mémoire donc. Mais le dernier poème, intitulé « What Luck to Live On », ne permet aucun doute sur la poignante énergie de toujours rester au monde, malgré le deuil. De la voix autobiographique, on passe à celle du disparu qui encourage, qui console, qui motive depuis l’au-delà promis : « When wou were a child, I’d tell you / a story about giant lily pads / that one day we’d sit on crossed-legs. Here / there are thousands, floating on water. Aeons / and aeons we’ll have, and never again / will we be drifting / away. »

Sous la conduite de Walt Whitman, cité souvent, honoré toujours, Dara Barnat tisse les liens familiaux en vers et s’offre à elle-même et par conséquent nous offre le soulagement de la poésie, dans des textes aux lignes courtes et épurées, avec un langage réaliste et sans fioritures de vocabulaire, pour mieux s'ancrer dans le quotidien. Évoquant également sa mère et son expérience de la migration en Israël (« I do not live in Israel / to be in awe / over the stones / of this land. »), elle compose une poésie familiale de la consolation, une poésie à l’empathie communicative et joyeuse même dans l’épreuve. Les traductions en français de Sabine Huynh collent aux phrases de son amie poète avec juste ce soupçon de liberté qui leur donne leurs propres ailes dans une autre langue, tout en en restituant l’esprit profond.

Dara Barnat, Des liens invisibles, tendus/Taut, Invisible Threads, édition bilingue, traduction de l’américain par Sabine Huynh, Jacques Flament Éditions, ISBN 978-2-36336-364-0.


A Story to Tell

Of the flaws
of my father’s

life, one was not
the time he lay

on the street
with a dog, who

had been hit
by a car, placed

his hands on
the dog’s belly

whispered hush
hush
, sharp

rocks piercing
them both,

dust and the
blaring of horns

all around, so
the dog’s last

breath wouldn’t be
taken alone.

Une histoire à raconter

Parmi les scories
de la vie

de mon père
ne figure pas le temps

qu’il a passé
allongé

sur le bitume
près d’un chien écrasé,

ses mains sur le ventre
de l’animal,

chuchotant chut
chut
, des pierres

aux arêtes coupantes
les transperçant tous les deux,

au milieu de la poussière,
des coups de klaxon,

pour que le chien
ne lâche pas

son dernier soupir
seul.

mardi 17 juillet 2018

Venus vulgivaga

Infatigable promoteur de la poésie, le Hongrois István Turczi est probablement capable de se dédoubler tant il parvient à concilier de multiples activités : poète évidemment, traducteur, éditeur, revuiste (avec Parnasszus), enseignant (responsable du département d’écriture créative à l’université de Budapest, il anime régulièrement des cours dans plusieurs universités asiatiques), secrétaire général du Pen Club de Hongrie, vice-président du Conseil mondial des poètes… sans compter les lectures lors de festivals internationaux. C’est d’ailleurs ainsi que je l’ai rencontré, puisqu’il a été l’invité du Printemps des poètes – Luxembourg en juin 2018. Mais cet emploi du temps bien rempli ne semble pas affecter la qualité de son écriture : bien au contraire, István puise apparemment dans le quotidien les forces et l’inspiration nécessaires à une poésie dense, ciselée et qu’on peut raisonnablement qualifier de lyrique, où la sensualité et l’introspection se regardent en miroir.

On peut le lire en traduction française aux éditions du Cygne, où il a publié Venus vulgivaga. Les textes français ont été établis par Károly Sándor Pallai, et s’il ne m’est pas possible de les comparer avec les originaux hongrois, l’ensemble néanmoins bénéficie d’une unité de style qui permet une identification plutôt sûre de l’auteur, qu’il faut porter au crédit du poète traducteur — je goûte beaucoup moins sa préface, assez absconse et théorique, mais les textes sont rendus avec un tel amour du travail bien fait qu’il ne peut que lui être beaucoup pardonné sur ce point.

La sensualité a déjà été évoquée et se retrouve dans nombre de poèmes qui composent ce recueil. Dans aucun cependant elle n’est plus présente et prenante que celui qui lui donne son titre : « Cette femme est un véritable lieu saint, / une attraction touristique du pays, / on pourrait fonder une agence / de voyages sur elle, me suis-je dit, / à ce moment et à cet endroit, / hic et nunc ». Longue, très longue évocation de la femme comme objet mutuel d’amour-haine avant l’amour physique, ce texte puissant et résolument lyrique se termine en « sarcophage de volupté / balsamique, intemporel ». Oui, István Turczi promène son regard poétique sur le corps des femmes avec tendresse, sans la roublardise de la séduction forcée, car il l’avoue dans un autre poème : « Les femmes m’adorent. / Eh oui, puisque je vous le dis, les femmes m’adorent / — ne m’enviez pas. / Elles seules m’intéressent depuis mon adolescence, / et quelques autres choses aussi, bien entendu. »

Parmi celles-ci, la musique de son compatriote György Kurtág. Et de se faire moins narratif, plus intériorisé, plus rythmique, en abandonnant les capitales et la ponctuation si précises jusqu’alors pour célébrer la musique des vers sans la pesanteur de leur formatage : « j’ai tant de belles choses en tête et tant de / bêtises   vivre mourir espérer grands mots ». Si je puis me permettre un peu de satisfaction personnelle, j’ajouterais que sa lecture lors du Printemps des poètes – Luxembourg de ce poème inspiré par le compositeur, « Le dernier message de feu demoiselle R. V. Troussova », accompagné en direct par l’improvisation des United Instruments of Lucilin, a été un sommet intense de poésie musicale.

Pour faire venir les vers, peut-être faut-il aussi quelquefois se détacher du monde, parce qu’à « Budapest quelque part », « les mots, / collés à notre langue, se distendent ». Alors le Hongrois trousse un « Cycle des poèmes de montagne », dans lequel cet extroverti hyperactif troque ses habits de poète en pleine lumière pour l’isolement créatif. Les femmes sont toujours là, mais plutôt qu’instruments de volupté ou de fascination mutuelle, elles « transportent le rire dans les seaux », chastement. Lui « rentre dans le paysage », « comme s’il était sorti d’un mythe », et compose, compose des vers à l’introspection qui contraste avec sa fougue de vie précédente.

Personnalité complexe, à la fois truculente et repliée sur elle-même, István Turczi se livre dans ce Venus vulgivaga sans retenue, dans une diversité de thèmes et d’intérêts qui façonnent et stimulent l’imaginaire du lecteur qui les découvre. Avec une qualité d’écriture sans concession, un lyrisme pas forcé et un vocabulaire riche et varié. Qui est István Turczi ? Peut-être est-il le plus à même de nous le dire, pour résumer sa poésie : « Pourtant, mes branchies me gênent encore parfois ».

István Turczi, Venus vulgivaga, trad. Károly Sándor Pallai, éditions du Cygne


Nu, de sa main

tombe la serviette de bain.
La décadence étale ses perles luisantes.
Mon cœur, ce grand poêle en faïence s’échauffe aussitôt,
le parfum frais du savon pénètre
jusqu’aux profondeurs de mes sens.
Tes cheveux sont attachés, pourtant, quelques longs cheveux
tombent sur ton cou nu. Un design séduisant,
mon centre de sensibilité signale un état d’alerte.
Dans l’air enfumé, tes regards exigeants
glissent vers moi sur un fil de soie.
Attente impérieuse.
Puis, tout d’un coup, tu prends un livre sur l’étagère,
Camus, si je vois bien, puis avec une lenteur folle,
tu le ramènes sur ton sein ayant la chair de poule ; dans tes yeux,
une ruse innocente. Un moment de Renaissance.
Le geste dénote bien de la conscience.
Tu te tiens déjà au centre, à contre-jour de l’après-midi.
Se désintégrant en éclats d’argent, tes contours
agrandissent ton corps qui commence à palpiter
comme une méduse et emplit le silence géométrique.
Écarte les rideaux, écarte-les, dirais-je,
je te montre au monde en expiation.

jeudi 26 avril 2018

Drápa

Il est de ces livres traduits qui instantanément vous donnent l’envie d’apprendre leur langue d’origine. Si le temps pouvait se dilater et en offrir l’occasion… D’ailleurs, si Drápa est de ces livres-là, je dois avouer que c’est la poésie de Gerður Kristný dans son ensemble, en tout cas ce que j’en connais, qui donne cette envie. J’ai rencontré Gerður au festival Transpoésie de Bruxelles en novembre dernier ; sans pour autant sans négliger sa faculté à prosodier pour capter l’attention ni son style, sa lecture avait parfaitement mis en évidence le rythme hautement poétique de l’islandais, dont les poèmes épiques semblent chevillés au corps des habitants de l’île.

Il y a dans cette langue une concision et une pulsation qui, à la lumière de la traduction, en anglais dans le cas de ce livre, ne peuvent que fasciner : lorsque l’islandais claque un mot rageur, la langue de Shakespeare souvent doit utiliser la périphrase (« Augað blindað / bólsturskýi » sera traduit par « His eye blinded / by a low wad of cloud » — tout de même moins direct, et en tout cas plus long). Bien entendu, la portée de cette remarque doit être mitigée par le fait que la traduction de Rory McTurk, fin connaisseur des cultures nordiques, n’est pas littérale. Mais tout de même : puisqu’elle veut garder l’esprit du texte originel, elle prouve que la concision et la précision poétique semblent profondément ancrées dans l’ADN de la langue islandaise… ou en tout cas dans l’écriture ciselée de Gerður Kristný.

Le titre en lui-même est un jeu de mots : drápa, c’est une forme de versification de la poésie viking, mais dráp, en islandais, c’est aussi « meurtre ». Sur base de la poésie épique viking donc, dont l’autrice revendique l’influence et qu’elle considère comme une école idéale pour la poésie moderne, mais également dans la droite lignée des polars nordiques si en vogue en ce moment, voici l’histoire d’un crime. Un crime que la poétesse connaît bien : journaliste, elle a interviewé celui qui l’a commis, après qu’il a purgé sa peine et avant qu’il ne soit lui-même assassiné plusieurs années plus tard. Le meurtre d’une jeune femme dans un appartement de Reykjavík se transforme par ces vers en la grande histoire de toutes les femmes maltraitées, tel un pamphlet contre la violence, dans lequel Gerður convoque rien moins que le diable (sous forme de canidé) en personne pour servir de conteur : « I glided about / in canine form // The breeze stroked / my sleek coat of hair / laid its hand / on my head // Cats vanished / into bushes / rushed behind / dustbins ».

Poésie narrative concise au service d’un message résolument politique, sans fioritures métaphoriques inutiles (« When the whip / made you / dance on a tightened / thread between / my fingers / you did so »), Drápa se lit d’un trait, l’esprit d’abord intrigué puis enfoncé profond dans la noirceur d’une Islande bien loin des images d’Épinal — ou de Reykjavík devrait-on dire ? —, celles de paysages magnifiques et de volcans capricieux qui interrompent le trafic aérien. Au fond, rien de plus universel qu’une telle histoire de meurtre, et l’exotisme nordique trop poussé n’y aurait rien à faire. Poésie féministe aussi, osons le mot même s’il est galvaudé parfois à force d’être dans l’air du temps.

Ici, c’est l’empathie qui prévaut ; la poétesse déroule sa fascination, pas morbide, non ! plutôt journalistique, puisqu’elle veut écrire pour informer, pour alerter, pour dénoncer. Et le diable narrateur, sorte d’alter ego tant de l’autrice que du lecteur, est un spectateur impassible, comme si le déchaînement de la pulsion meurtrière n’avait nul besoin de son office pour s’exercer. Drápa est aussi tranchant qu’un polar nordique, mais dans concision aussi efficace que peut l’être un récit poétique grâce au grand-huit d’émotions et de sensations qu’il déclenche. S’y ajoute la connexion brûlante à l’actualité que donne le véritable journalisme d’investigation. Et à la fin, il faut un bon moment pour reprendre son souffle. Car « þetta hlaut / að fara / illa // Hlaut » (« This had to have / an evil / end // Just had to »).

Gerður Kristný, Drápa, traduction en anglais de Rory McTurk, Arc Publications, ISBN 9781911469261

mardi 10 avril 2018

Revue de revue : Nouveaux Délits

Je l’avoue : déjà abonné à pas mal de revues et avec un budget poésie pas illimité — en tout cas pas aussi vaste que mon goût éclectique, parfois trop, je sais, pour le genre —, j’ai tendance à me reposer sur le grand nombre de revues que je reçois, sans trop regarder les autres maintenant. Eh oui, la poésie est aussi la vie, et il y en a une en dehors de la poésie. Je sais, je radote… Mais le sous-titre « revue de poésie vive » et un appel à soutien de Cathy Garcia, la taulière, qui a vu son vieil ordinateur cesser ses services aux vers et aux strophes inopinément, m’ont convaincu de tenter l’aventure. Peut-être aussi le fait qu’un numéro précédent a été consacré à la remuante poésie guatémaltèque traduite par Laurent Bouisset, allez savoir. Enfin bon : grand bien m’en a pris.

Le numéro 60 de Nouveaux Délits rassemble des textes de sept poètes, agrémentés par Cathy Garcia d’un court édito relatant la genèse (pas simple) de cet opus et d’une quatrième de couverture en forme d’extrait d’un essai sur la simplicité joyeuse et volontaire. Quand le politique s’en mêle, et bien tourné en plus... S’y ajoutent deux « résonances », notes de lecture aussi bien que jeux de miroir à l’écriture ciselée sur deux livres récents, également par la maîtresse des lieux, décidément productive et tellement amoureuse de la poésie que cet enthousiasme est particulièrement contagieux. Ah oui : de petites notes de bas de page, extraits de poèmes ou de romans, font aussi écho, comme des résonances, aux textes originaux publiés ; ces « délits d’(in)citation » confirment, s’il fallait encore la démontrer, la haute connaissance littéraire de Cathy Garcia, qui peaufine une revue franchement réussie tant sur la forme que sur le fond.

Car sur le fond, la cohérence de l’ensemble des sept poètes choisis est admirable, et l’exigence dans l’écriture est un dénominateur commun. Connu des amateurs de revues, Valère Kaletka ouvre le bal avec des textes à la nostalgie qui tourne à l’étrange et au fantastique parfois, avec des titres énigmatiques et décalés : « Ahan / Fils de Crâo / Sur la route du Run / Poumons-de-feu / Ahan / Guerre au gramme intégral / À l’anévrisme hautain en rupture / De son ban », peut-on lire dans « Ahan », savant détournement d’un personnage bien connu en « poésie de Cro-Magnon » (là, c’est moi qui invente, ce n’est pas une citation), pourrait-on dire. Pierre Rosin, lui, ose la poésie de science-fiction (on en publie trop peu, je trouve), même si ce n’est qu’un poème parmi les autres où peut-être sonne comme dénominateur commun « le malheur d’être un homme et de n’être rien » : « construisons un vaisseau / une flottille / une arche / semons les germes d’une nouvelle espérance ». Espérance que versifie Daniel Birnbaum, dans une série narrative qui décrit un voyage à Madagascar ; Daniel, comme souvent, y montre une empathie (« elle a les pieds infectés / suintants / sanguinolents / il faudrait les mettre à l’abri de la poussière / de la boue des ordures des mouches ») qui rend ses vers simples immédiatement assimilables sans cheminement intellectuel tarabiscoté : une poésie qui va droit au cœur. Joseph Pommier, lui, ne parle pas d’autre chose que d’espérance non plus quand, après avoir décrit en vers plus longs et plus fourmillants de cassures de rythme une vie au travail marquée par la servitude volontaire, il glisse qu’« Au prix d’un sommeil lourd on s’arrache / À ces pensées rageuses qui stationneront dans l’oubli ». Florent Chamard flirte (un peu, par rapport à ses prédécesseurs plus narratifs et moins métaphoriques) avec le surréalisme pour « réapprendre le silence des horizons sans but » et retrouver « la tentation du sel et des vagues » ; dans sa présentation, il avoue qu’il aime haïr… tout un programme ! Poésie rock’n’roll pour Vincent Duhamel, mon chouchou de ce numéro, avec un poème magistral et habité intitulé « La boîte » : « J’aurais voulu mourir à neuf ans lors d’un mercredi pluvieux ennuagé de flocons et de victoires avec sur le bord des lèvres l’amour d’une pêche ensoleillée de la veille et, dans le cœur, un oisillon s’étouffant d’un requiem enchanté. » Puis vient une étrange boîte offerte par la mystérieuse Matriochka, concentré de peurs et de fantasmes ; un texte puissant sur les attirances de l’enfance, qu’elle soit enchantée ou brisée. Enfin, dernière autrice et seule femme, Antonella Eye Porcelluzzi conclut par une poésie plus déstructurée où le langage se fait plutôt phonèmes que longs vers. C’est un de ses poèmes, court alors qu’elle peut aussi nous embarquer dans de longues variations hypnotiques sur un sujet donné, qui sera reproduit complet ci-dessous.

En un mot comme en cent : Nouveaux Délits, c’est une belle revue, bien conçue, bien réalisée, et ce numéro 60 en est la preuve.

Pour en savoir plus et surtout ! vous abonner, visitez le site internet de la revue Nouveaux Délits.


Love deux song n. 25 (Antonella Eye Porcelluzzi)

Pour ceux qui conduisent deux avions
qui dirigent deux industries
qui chevauchent deux chevaux
et tirent avec deux arcs
pour ne pas se retrouver avec
deux anus à soigner
en cas d’hémorroïdes.
je suis un monstre qui a tout osé

dimanche 25 février 2018

H2O ou le nébuleux destin d’Unanimus Nemo

H2O, le bain originel d’où les acides aminés accouchent de l’Homme d’avant l’homme-d’avant l’homme : mais est-il « araignée ? cloporte ? lombric ? éponge ? oursin ? » L’épopée de la Création commence. Cornaqué par des « guides animaliers », parmi lesquels Bargabanti, l’hippocampe pygmée, ou Pandinus imperator, le scorpion noir, l’Homme d’avant l’homme-d’avant l’homme entame son évolution. Des rencontres, des batailles ; de la violence et de l’amour, par-delà des millénaires, pour aboutir à l’Homme d’après l’homme, augmenté, bionique, maître et esclave de l’univers (ou des multivers ?). Dans un cri primordial, l’ॐ (« aum ») de l’hindouisme, Unanimus Nemo, car c’est bien lui sous tous ses avatars, retourne au néant ou au tout, il boucle la boucle d’une gigantesque fresque qui embrasse la nature étriquée de notre petite planète et le cosmos infini.

H2O ou le nébuleux destin d’Unanimus Nemo, c’est la somme de l’évolution résumée dans la poésie des mots… et des images : formidables illustrations de Michel Cadière, qui dans leur imbrication incluent toute la complexité de l’écriture de Rémy Leboissetier tout en offrant la simplicité d’une lecture graphique. Érudition aussi : Rémy cite Baudelaire, Pozzi, Lacan ou Burroughs ; mais jamais avec ostentation, toujours avec mesure. Unanimus Nemo, c’est lui, c’est moi, c’est vous, pris dans un cycle inexorable d’améliorations qui s’accélère avec le transhumanisme, mais que les livres anciens ont déjà décortiquées, et il le sait. Que ce soit la Divine Comédie, la Genèse, le Livre des morts des anciens Égyptiens, l’auteur mesure à l’aune de la sagesse antique le chemin droit vers la fonte dernière dans l’espace, à bord de l’ultime croisière sur le Milky Way Spaceship.

H2O ou le nébuleux destin d’Unanimus Nemo, c’est à la fois de la poésie, du théâtre et un roman picaresque ; une épopée que Gilgamesh n’aurait sûrement pas reniée, le texte védique disparu qu’on retrouvera à bord d’une capsule spatiale dans cent mille ans et qui donnera les clés de l’univers… un objet trop beau pour être vrai, trop étrange pour les canons de la littérature à la mode. Jouant avec bonheur aussi sur la typographie en majesté, Rémy Leboissetier nous sert là un plat de résistance dans tous les sens du terme : roboratif certes, mais aussi qui interpelle, qui dit la vérité sans s’embarrasser de politiquement correct sur l’être humain et son histoire passée et future, qui appelle à la révolte poétique contre l’inexorable. Même s’il est inexorable — surtout s’il est inexorable. Que serait une épopée si elle ne créait pas des vocations ? Alors on pense, on s’émeut, on rit, on écrit, on crée, pour que de nous reste une particule à l’orientation positive lorsque le big-bang inversé arrivera. C’est déjà bien, non ?

H2O ou le nébuleux destin d’Unanimus Nemo, c’est un bel objet. C’est aussi un livre grand. Plongez-vous dans l’eau primordiale où tout a commencé, et achevez le périple en reconfigurant vos neurones stimulés par du silicium finement ajouré. Vous ne le regretterez pas.

Aux éditions Venus d’ailleurs.
Description (très) détaillée disponible ici.

mardi 7 novembre 2017

Trois nouveaux entremets…

… parus aux Carnets du dessert de lune, et parce que je suis gourmand, regroupés dans un seul billet !

Les samedis sont au marché

Si l’on en croit Thierry Radière, aller au marché le samedi matin est « plus une activité existentielle qu’une occupation littéraire ». Voire. Les saynètes qu’il tire de ses expéditions abondent — comme souvent chez l’auteur — en anecdotes liées à l’enfance et aux petits bonheurs familiaux, et constituent un véritable corpus littéraire d’une cinquantaine de pages. La force de son écriture, c’est qu’elle va titiller le lecteur dans les recoins de ses souvenirs ; de ceux qu’on a tous un peu forcément, mais qu’on n’a pas couchés sur le papier par paresse, par manque de temps ou simplement parce qu’on n’a pas le talent de Thierry pour les rendre aussi vivants.

Prenez les œufs de cane, par exemple. Beaucoup se reconnaîtront dans le texte intitulé « Les œufs infinis », où le promeneur avoue qu’il n’en achète jamais, et que c’est probablement pour ça qu’il ignore toujours l’étal du marchand. Et pourtant, ces œufs « sont extra : ils ne se cassent jamais dans la tête. Sont infinis ». Car justement, en évitant le regard du vendeur, on se construit un souvenir permanent, « un gâteau dont [on] ignore le goût ». Quoi de plus permanent en effet que l’obsession d’une chose attirante qu’on n’a pas pu goûter ? D’une petite habitude, d’une petite veulerie hebdomadaire d’ignorer ce qui nous tente, l’auteur bascule vers les songes et l’infini, tout simplement.

Bribes de conversations à la façon de brèves de comptoir ou réflexions personnelles (« Le marché du samedi matin est un moteur silencieux à mes allées et venues entre les photos que je ne prendrai jamais et celles que je développerai un jour très vieux. »), l’espace restreint du marché est prétexte à un kaléidoscope d’images et de métamorphoses. Jusqu’au surréalisme à tendance érotique, parfois. Il fallait oser : « Les enfants s’attendrissent à la vue des chiots pendant que leurs parents s’envoient en l’air près des poireaux. » Doté d’illustrations de Virginie Dolle qui s’accordent parfaitement à son atmosphère, Les samedis sont au marché est aussi frais que les meilleurs produits d’un marché de plein air où l’on a ses habitudes.

Nuova prova d’orchestra

C’est avec un accordéoniste que Thierry Radière ouvrait son livre, et c’est maintenant tout un orchestre que convoque Michaël Glück. De petit format, facilement glissé dans une poche, le livre est en fait un recueil d’aphorismes, une forme où la concision va de pair avec le triturage du langage. On y trouve donc force doubles sens, homophonies approximatives ou jeux de mots divers. Par exemple, saviez-vous que « Nul n’est autorisé à jouer du triangle en bermuda » ou que « Les Rolling Stones ont beaucoup joué la musique de Satie » ? Les petites phrases dégagent cette connivence avec un lecteur que Michaël ne prend pas pour un idiot, et à qui il reconnaît la culture générale nécessaire pour comprendre à demi-mot ses bons mots.

Pour qui connaît la poésie « sérieuse » de l’auteur (parce qu’on peut clairement dire que cet ouvrage se situe dans une veine humoristique, même si, on le verra, il ne s’interdit pas les piques qui siéent à un écrivain regardant son époque avec lucidité), rien d’étonnant : cette dernière est toujours sur le bord des mots, glissant dans ses vers ciselés de nombreuses figures de style que ne renierait pas un aphoriste virtuose. Les instruments de musique les plus divers défilent, créant une unité de thème qui permet de donner un véritable liant au recueil, et cela jusqu’aux plus insolites, comme ce tocsin dont joue… Quasimodo. Lequel s’est « longtemps couché en sonneur » — culture, quand tu nous tiens… Mais au fil des pages, le poète distille aussi quelques sentences plus politiques : « Ces temps derniers on joue, partout, trop de canons et ce n’est pas vraiment drone. Les seules batteries qu’on entend sont meurtrières. » Voire de critique littéraire : « Salieri est à Mozart ce que Salgari est à Jules Verne. » Pas très sympathique ni pour Salieri ni pour Salgari, que j’avoue avoir beaucoup aimé lors d’explorations de la littérature populaire italienne en version originale. Mais diablement efficace !

Nuova prova d’orchestra est un livre à garder à portée de main, qu’on feuillette régulièrement pour picorer quelques aphorismes bien troussés. Et pas seulement pendant la pause syndicale d’un orchestre symphonique, foi de chef d’orchestre. Pas besoin de lire la musique pour en apprécier l’humour polyphonique.

Faute de preuves

Après la prova de Michaël Glück, qui signifie répétition en italien, nous voici aux preuves, ou plutôt à l’absence de preuves de Serge Prioul. Des trois, c’est l’ouvrage qui se rapproche le plus d’un recueil de poésie « classique », si tant est que cela existe. Faute de preuves semble d’abord le fruit d’un cheminement, celui de son auteur vers la poésie. « Un jour arrive / Où tu écris / Par curiosité […] Et tu sautes / En parachute ». Un cheminement tout de pudeur devant le malaise qu’on sent installé avant l’écriture, avant ce que l’on perçoit comme le grand saut. Les poèmes sont en général courts, comme les vers d’ailleurs, et paraissent constituer de prime abord une sorte d’art poétique : « Elle est si simple la place du mot // Un blanc où ne rien mettre d’autre / Un mot de trois lettres / Un de huit / Au-delà / On sera dans la marge ».

Mais petit à petit, une fois la poésie enclenchée, le recueil évolue vers une poésie narrative réaliste où l’on reconnaît l’influence de Richard Brautigan, cité en exergue. Les anecdotes prennent le pas sur les réflexions personnelles - même si celles-ci ne disparaissent pas - et structurent un style qui devient plus affirmé. Toujours, cependant, avec un vocabulaire pas ampoulé pour un sou qui rend la poésie naturelle, quasi une conversation entre amis. Jugez-en : « Café de pays de Mellé / Le vieil alcoolo de service / Te raconte / Qu’à cause de Brigitte Bardot / Qui a fait interdire les manteaux de fourrure / Les éleveurs de visons / Ont lâché plein d’animaux dans la nature / Un de ses potes pêcheur / Il est formel / S’est fait poursuivre par des visons / Qui en voulaient aux truites / À l’intérieur de son panier de pêche ».

Des hésitations à écrire jusqu’aux poèmes réalistes faits de tranches de vie sublimées à la Brautigan, Serge Prioul écrit sa Bretagne et son histoire, qui s’entremêlent dans des vers simples à l’effet immédiat et durable. Faute de preuves est un concentré de réel passé à travers la moulinette d’un regard acéré et empathique ; qui mieux que le poète sait repérer l’instant qui, habillé de mots, touchera de la plus belle manière celles et ceux qui ne l’ont pas vécu ?

vendredi 22 septembre 2017

Le Sucre du sacre

« C’est un texte assez difficile », me dit Patrice Maltaverne dans un courriel. Mais la difficulté, c’est pas mal de temps en temps. Plongeon donc dans Le Sucre du sacre, dernier volume du poète-éditeur-revuiste messin : mais par où commencer ? Car oui, Patrice a raison, ce n’est pas un texte simple. Difficile, je n’irais pas jusque-là ; il demande un temps d’adaptation avant de diffuser son arôme, mais n’est-ce pas là le propre de tout livre un peu exigeant ?

Commençons alors par le commencement. Le « sacre » du titre, c’est en fait la cérémonie du mariage. Dans ce livre, l’auteur s’attache à écrire la chronique d’un mariage annoncé, de la demande au voyage de noces. Pour cela, il procède par chapitres qui tous tirent leur titre d’un objet, d’une procédure ou d’une action liée aux épousailles. On suit donc le narrateur et « sa mie » (délicieux choix de vocabulaire) de la demande au voyage de noces, on l’a vu, en passant par toutes les étapes méticuleusement répertoriées par le poète : pêle-mêle, citons les cartons (… d’invitation), les fleurs, l’église, l’orgue, le Code civil, les confettis, le repas ou le discours, mais aussi plus décalé, les panneaux indicateurs (il faut bien arriver à la fête), le mégaphone ou l’alcool.

Dans les chapitres, les courts paragraphes ne comportent qu’une ponctuation limitée : pas de point final, même si les points intermédiaires sont gardés, pas de virgules. C’est un choix (une contrainte ?) qui donne au texte une urgence, un rythme de locomotive lancée à pleine vitesse vers une union inéluctable. Les deux époux sont-ils aussi sûrs que ça de leur envie de convoler ? Peut-être pas : « […] l’idée de prononcer ce grand nom de mariage m’a scotché aux familles princières au sein desquelles la blancheur est tuée dans l’œuf. » Mais pour autant, « nous voulons que ce mariage aille vite réfléchir ces porteurs de rides incongrues qui donnent des ordres à une statue ». On le voit, le langage est ici déconstruit et les phrases qui commencent dans un style tout à fait limpide se transforment rapidement en accumulations de métaphores qui confèrent à l’ensemble un petit goût de surréalisme.

Mais un petit goût seulement, car les pérégrinations vers l’église, puis la mairie, puis la fête et le repas obligé restent facilement reconnaissables. Cela dit, « les deux endroits sans surprises sont l’église et la mairie ça c’est pour les grandes personnes il serait amusant que quelque chose se déchire le voile de Marianne la statue de la Vierge de toute façon à l’intérieur ne s’y trouvera pas un sexe réel ». Tout baigne donc dans une atmosphère onirique créée par les choix d’écriture de Patrice. Comme souvent chez lui, on y retrouve des jeux de mots à connotation ironique pour certaines icônes de la société de consommation moderne (« faire l’amour au milieu des cris bétonnés par notre baby lisse ») ou plus politique (« la loi n’étant plus jamais votée à mains basses »).

L’ensemble reste pourtant, malgré les piques que le poète ne peut pas complètement évacuer de son écriture, plutôt tourné vers les sentiments humains. On croirait que Patrice a voulu faire un voyage en poésie dans la tête d’un futur marié, et qu’il nous permet de suivre pas à pas ces pensées qui s’agitent, se cognent et se télescopent à mesure que le grand jour se rapproche. Et même après, puisque cette nouvelle vie à deux n’est pas non plus aussi évidente que ça. L’interprétation est ouverte, mais la langue utilisée et les partis pris d’écriture font du Sucre du sacre un livre fascinant et dont l’intérêt va grandissant au fil des pages, appelant donc plusieurs lectures. Difficile, non. Exigeant, oui. Et tant mieux.

Patrice Maltaverne, Le Sucre du sacre, éditions Henry, 96 p., 8 €, ISBN 978-2-36469-171-1.


Extrait du chapitre « Voyage de noces »:

Après le mariage il faut glisser dans les confettis et la mousse en gelée restant aux vieux qui n’auront jamais le courage de souffler sur leur saynète éteinte. Notre dérapage sera plus léger que les rideaux d’une chambre voletant toute une nuit de pleine lune sans sa lampe
Le plus important c’est d’avoir des billets. Le tien est au fond de ton décolleté. Il ne faut pas qu’il s’envole avant l’avion le mien est tapi dans mes chaussettes de la veille. Comme des fleurs nous allons nous pousser sur la pointe des pieds

 

lundi 7 août 2017

Le Boogie du Cambalache

Ce serait mentir que dire que je n’ai pas un a priori positif sur les écrits de Seream, alias Sébastien Gaillard. Grand manitou, avec Éloïse Rey, de La Tribune du Jelly Rodger, un journal de propagande poétique où je me sens bien et en belle compagnie, le bougre fait profession de trublion de la chose poétique en cassant les codes et en accueillant des plumes et des crayons dissidents dans un espace littéraire en général corseté (Hugo Fontaine, par exemple). Quoique… malgré ses racines savoyardes — et bientôt canadiennes, il ne tient plus en place dans les Alpes —, le rédacteur en chef enthousiaste ne rechigne pas aux interviews sur les chaînes de radio nationales : enfin, au moins une, car c’est sur France Inter que je l’ai découvert, et en même temps la Tribune.

Seream a beau écrire qu’il se trouve « déjà bien assez grand pour [son] âge mais insignifiant par rapport à l’univers en expansion », ce Boogie du Cambalache est tout sauf un énième opus de poésie dispensable. Ah non ! D’abord, parce que son auteur est un artiste aux multiples talents, et qu’il agrémente le livre de ses propres peintures ; et un livre de poésie complété par des illustrations réussies remonte bien vite dans la pile des beaux objets à lire. Mais évidemment, dans la poésie, c’est le style qui compte. Et là, mes aïeux, ça balance ! Les textes de Sébastien sont de véritables logorrhées verbales façon slam, mais toujours signifiantes et sans chichis, truffées de références. Références aux artistes qu’il aime, à sa famille qu’il adore, à ses potes musiciens ou poètes (il m’a même fait rougir, c’est dire)… une poésie du mot qui chante, se déploie et part dans tous les sens pour mieux envelopper le lecteur de sa petite mélodie lancinante ; une poésie de la fidélité aussi, à sa famille poétique et musicale.

Le Boogie du Cambalache, c’est donc une longue mélopée en ouverture, du spoken word mâtiné d’autobiographie, sorte de journal poétique amoureux où l’on accompagne lauteur dans ses pérégrinations littéraires, notamment pour la chronophage et bénévole fabrication de l’excellente Tribune. Suit un « Message d’insécurité poétique » qui en rajoute sur l’art poétique de son auteur : « La poésie française contemporaine se noie dans les politesses, se débat dans les vagues académiques, coule à pic dans le conformisme, tangue dans la houle maboule de la culture peureuse, n’évite pas les écueils imposteurs de l’autocensure. » Et toc ! Le remède du docteur Seream ? Sa Tribune bien sûr, « un investissement dans le vent qui fait claquer des dents et les fait résonner dans les cavernes de l’inconnu ! » Vous voulez des exemples ? Le reste du livre est composé des éditos qu’il a publiés dans les neuf premiers numéros du magazine, dont le dixième sera le chant du cygne. Et on peut dire qu’il a mouillé la chemise pour répandre les graines de la poésie populaire, qu’il a trimé pour déclamer et convaincre, qu’il a bossé d’arrache-pied pour défendre la langue qui pique et qui caresse, une langue que chacun peut comprendre, sans les chapelles exiguës de la poésie guindée. En glissant au passage quelques piques sur la société de consommation, dont on peut bien évidemment déduire qu’elle est au cœur du problème que la plupart pensent avoir avec la poésie.

Mais le problème n’existe pas, et s’il fallait désigner un chantre de la poésie qui touche chacun et chacune, Seream serait en bonne place. Non pas qu’il s’y verrait… le Gaillard ne semble pas goûter les honneurs. Alors, sans médaille et sans flagornerie, longue vie au Boogie !

Seream, Le Boogie du Cambalache, éditions du Petit Véhicule, 93 p., 25 €, ISBN : 978-2-37145-577-1.

- page 2 de 3 -