Rendez-vous compte : il n’y avait pas encore eu de traduction en français d’un poète aïnou ! Et pourtant, on sait que la poésie est souvent acte de résistance par excellence — les Aïnous, peuple autochtone du Nord de l’actuel Japon, jadis aussi implantés dans la Russie proche et à l’embouchure du fleuve Amour, assimilés depuis des siècles par les puissants voisins japonais, ont donc évidemment fait acte de résistance à l’expansion nipponne au moyen de poésie. Mais leur langue, isolée dans la région, est maintenant en voie d’extinction. C’est d’ailleurs en japonais — certes mêlé de vocables aïnous — qu’Iboshi Hokuto (1901-1929) a composé son Carnet, qui constitue la base de cette traduction bienvenue.

Car l’attitude de Hokuto par rapport à la colonisation japonaise était un rien ambiguë, nous apprend la très intéressante préface de Gérald Peloux. Autant il défendait la nécessité d’une identité aïnou propre, qui passe par la pratique de la langue et des us et coutumes, autant il ne contestait pas l’intégration de cette identité dans un empire nippon plus étendu. D’où, certainement, le choix de perpétuer la tradition littéraire japonaise du tanka (et, dans une moindre mesure, du haïku), de s’en emparer pour distiller dans la langue du colonisateur un message subversif.

Le haïku et le tanka, pour être honnête, sont des formes poétiques qui ne me touchent pas spécialement. Tout est question de goût, après tout. Mais là, justement, la subversion des vers de Hokuto donne une saveur toute particulière au texte. En effet, le caractère « éthéré » de ces formes courtes se dissout dans un ensemble : plutôt que d’être des instantanés indépendants, les poèmes qui composent le recueil se suivent et forment une histoire. Celle du poète lui-même, tout simplement, qui raconte son métier de colporteur de produits pharmaceutiques (« Des médicaments / on en compte tant et plus / en notre bas monde / Pourquoi dois-je vendre ce / baume pour hémorroïdes ? »), tout en se livrant à une réflexion sur son peuple (« Quand je vois l’un des / Aïnous de ma nation / gisant ivre mort / ce n’est plus de la colère / la haine gagne mon cœur »). Alors le rythme de la versification classique japonaise, plutôt que de s’éteindre trop rapidement (à mon goût), se prolonge comme si chaque tanka était une mesure dans un poème symphonique. Il en devient presque incantatoire : le chamanisme n’est pas loin, malgré le réalisme parfois cru des textes. C’est en tout cas difficile de s’en détacher, d’autant que la traduction de Fumi Tsukahara et Patrick Blanche rend avec minutie créative (pour autant que mon piètre japonais permette de l’affirmer) les règles de versification. On se prend d’ailleurs souvent à fredonner les tankas à voix haute, pour mieux souligner les e sonores si nécessaire.

L’objet livre est également de toute beauté ; les éditions des Lisières ont confectionné une version bilingue qui, même pour celles et ceux qui ne lisent pas le japonais, permet de se délecter de la poésie visuelle des caractères. Une bien belle réalisation à tous égards, qui offre une plongée dans la culture aïnou, avec plusieurs clés pour aller plus loin si on le souhaite.

Iboshi Hokuto, Chant de l’Étoile du Nord, éditions des Lisières, 88 p., traduction de Fumi Tsukahara et Patrick Blanche, ISBN 978-10-96274-13-0

Extraits à lire sur le site Terres de femmes : https://terresdefemmes.blogs.com/mon_weblog/2018/12/iboshi-hokuto-ouvrant-les-journaux.html