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mercredi 13 mars 2019

Caligari — un ciné-poème

Un livre pauvre (concept de Daniel Leuwers) de la collection « De l’Allemagne » pour la bibliothèque de Belfort, réalisé avec le talentueux Michel Cadière.

Les poèmes de la série poécinéphilie ont toujours 24 vers, mais la version originale du Cabinet du docteur Caligari est à 18 images par seconde, d’où le trait brisé à partir de la ligne 18.


1. Brisées lignes se brisent, fenêtres à l’horizon
2. fracturé ; fondue la ville en étages sur les
3. ouvertures & fermetures à l’iris — de guingois
4. les tentes, les meubles & les consciences.
5. Palette colorée d’éléments radioactifs, dans
6. la torpeur des demi-vies : un sommeil dont
7. on ne se réveille pas, une lente agonie vers
8. la dictature de l’apparence. Ach ! Jane, reine
9. de pellicule à l’amant double, tu
10. courbes les angles aigus, tu attises toujours les désirs
11. & les éveils argentiques à l’ère des capteurs
12. à transferts de charge. Époque en abyme,

13. les synthétiseurs sont les maîtres, mais les
14. paroles incrustées demeurent : « Du musst Caligari
15. werden » ; les nuits & les ombres sont au pinacle.
16. Ach ! Cesare, somnambule d’esprit, double
17. meurtrier d’asile, tu tords les synapses, tu
18. sais le passé & l’avenir, tu as deviné l’ère
19. des machines sans te rebeller. Demeure
20. cependant la voix de Caligari pour soigner
21. nos névroses, nos reniflements sempiternels
22. de semi-conducteurs. Elle porte loin, dans
23. sa paradoxale numérisation pour l’éternité
24. — comme un tableau qui prend mort.

Et l’arrière, une fois déplié :

dimanche 25 février 2018

H2O ou le nébuleux destin d’Unanimus Nemo

H2O, le bain originel d’où les acides aminés accouchent de l’Homme d’avant l’homme-d’avant l’homme : mais est-il « araignée ? cloporte ? lombric ? éponge ? oursin ? » L’épopée de la Création commence. Cornaqué par des « guides animaliers », parmi lesquels Bargabanti, l’hippocampe pygmée, ou Pandinus imperator, le scorpion noir, l’Homme d’avant l’homme-d’avant l’homme entame son évolution. Des rencontres, des batailles ; de la violence et de l’amour, par-delà des millénaires, pour aboutir à l’Homme d’après l’homme, augmenté, bionique, maître et esclave de l’univers (ou des multivers ?). Dans un cri primordial, l’ॐ (« aum ») de l’hindouisme, Unanimus Nemo, car c’est bien lui sous tous ses avatars, retourne au néant ou au tout, il boucle la boucle d’une gigantesque fresque qui embrasse la nature étriquée de notre petite planète et le cosmos infini.

H2O ou le nébuleux destin d’Unanimus Nemo, c’est la somme de l’évolution résumée dans la poésie des mots… et des images : formidables illustrations de Michel Cadière, qui dans leur imbrication incluent toute la complexité de l’écriture de Rémy Leboissetier tout en offrant la simplicité d’une lecture graphique. Érudition aussi : Rémy cite Baudelaire, Pozzi, Lacan ou Burroughs ; mais jamais avec ostentation, toujours avec mesure. Unanimus Nemo, c’est lui, c’est moi, c’est vous, pris dans un cycle inexorable d’améliorations qui s’accélère avec le transhumanisme, mais que les livres anciens ont déjà décortiquées, et il le sait. Que ce soit la Divine Comédie, la Genèse, le Livre des morts des anciens Égyptiens, l’auteur mesure à l’aune de la sagesse antique le chemin droit vers la fonte dernière dans l’espace, à bord de l’ultime croisière sur le Milky Way Spaceship.

H2O ou le nébuleux destin d’Unanimus Nemo, c’est à la fois de la poésie, du théâtre et un roman picaresque ; une épopée que Gilgamesh n’aurait sûrement pas reniée, le texte védique disparu qu’on retrouvera à bord d’une capsule spatiale dans cent mille ans et qui donnera les clés de l’univers… un objet trop beau pour être vrai, trop étrange pour les canons de la littérature à la mode. Jouant avec bonheur aussi sur la typographie en majesté, Rémy Leboissetier nous sert là un plat de résistance dans tous les sens du terme : roboratif certes, mais aussi qui interpelle, qui dit la vérité sans s’embarrasser de politiquement correct sur l’être humain et son histoire passée et future, qui appelle à la révolte poétique contre l’inexorable. Même s’il est inexorable — surtout s’il est inexorable. Que serait une épopée si elle ne créait pas des vocations ? Alors on pense, on s’émeut, on rit, on écrit, on crée, pour que de nous reste une particule à l’orientation positive lorsque le big-bang inversé arrivera. C’est déjà bien, non ?

H2O ou le nébuleux destin d’Unanimus Nemo, c’est un bel objet. C’est aussi un livre grand. Plongez-vous dans l’eau primordiale où tout a commencé, et achevez le périple en reconfigurant vos neurones stimulés par du silicium finement ajouré. Vous ne le regretterez pas.

Aux éditions Venus d’ailleurs.
Description (très) détaillée disponible ici.