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jeudi 17 octobre 2024

Antebrün/Crépuscule

Les langues régionales, minoritaires ou les dialectes sont fascinants dans leur diversité, et leur littérature est souvent un plaisir musical de lecture. Dans le cas du recueil Antebrün/Crépuscule, de Paulette Cherici-Porello, il s’agit d’un double plaisir musical, puisque y est inclus un CD avec quelques chansons mises en musique et chantées par Jo Di Pasqua. Le poème qui suit est écrit en monégasque, dialecte d’origine ligure parlé à Monaco, que j’ai voulu explorer pendant ma résidence d’écriture à Berlin. Avec l’italien, l’espagnol et le portugais dans l’oreille, il n’est pas trop difficile de comprendre les grandes lignes, quelques observations grammaticales empiriques et des dictionnaires disponibles en ligne facilitant aussi la lecture.

Les textes de ce recueil font la part belle à la comptine et à la sagesse populaire, même si « tout peut s’exprimer ou se décrire en monégasque », écrit l’autrice. Cependant, la simplicité  — relative — et la sincérité du poème ci-dessous font mouche, il me semble, dans la langue originelle. L’exercice de traduction est ici de trouver une langue lyrique, chantée, qui ne trahisse pas l’original tout en donnant les mêmes sentiments que sa lecture. On pourra comparer à la version traduite par l’autrice, disponible ici (avec une lecture audio). La traduction reste l’art du doute sur les termes, le rythme ou le flux des mots…

Antebrün

Aiga che nasce, rüscelu cantarëlu,
Tü che nun sí per min…
Lásciame regardá au fundu di to' œyi
Lásciame regardá au fundu di to' sen.

Lásciame respirá l'audu da to' pele,
L'audu di toi caviyi…
Ün autru cunuscerá i secreti da to' arima,
Ün autru tremurerá sciü'i secreti du to corpu.

Per min,
Achëstu mundu lasceró,
Sença mancu avé pusciüu
Vive ün sulu giurnu ünt'a to' carú.

Rassegnáu a 'chëla sufrança che benedisciu,
Finiró u me camin... da sulu,..ciancianin…
Ma nun stá a me rancá a caressa di to' œyi,
A sula ch'asperu, a sula che vœyu.

Aiga che nasce, rüscelu cantarëlu,
Tü che nun sí per min…
Lásciame regardá au fundu di to' œyi
Lásciame regardá au fundu di to' sen.

Crépuscule

Eau sémillante, ru babillant,
Toi qui jamais ne seras mienne…
Laisse-moi me plonger au fond de tes yeux
Laisse-moi espoir de reposer en ton sein.

Laisse-moi respirer l’odeur de ta peau,
L’odeur de tes cheveux…
Un autre connaîtra les secrets de ton âme,
Un autre vibrera aux secrets de ton corps.

Pour ma part,
Je quitterai ce monde,
Sans avoir pu jamais
M’embraser dans ta chaleur.

Résigné à ces mille souffrances bénies,
J’irai au bout du chemin seul… pas à pas…
Mais surtout ne m’ôte la caresse de tes yeux
Que seule j’espère, à laquelle seule j’aspire.

Eau sémillante, ru babillant,
Toi qui jamais ne seras mienne…
Laisse-moi me plonger au fond de tes yeux
Laisse-moi espoir de reposer en ton sein.

samedi 5 octobre 2024

Ossa di crita

Parfois, en relisant un livre dans le cadre d’un projet particulier, on tombe sur un poème déjà coché et dont l’effet est toujours là, toujours aussi fort. C’est ce qui m’est arrivé avec ce poème de Massimo Barilla, extrait d’Ossa di crita (Os d'argile), publié en 2020. Je n’en mets que la version en dialecte de Reggio de Calabre, mais le livre est bilingue, avec des traductions en italien — les deux textes ont permis les choix pour l’interprétation en français.

lu tempo da sarvizza

Dassa parrari la notti
pi vidiri si veni
lu tempu da sarvizza
a manu chi queta lu ventu
u sonnu chi accarizza

Dassa parrari la notti
lu scuru senza stiddi
e scuta cu li mani
a filu di luci nova
li vuci di dumani

Dassa parrari la notti
mantenici corda e spago
tenila,
supra lu pettu
tenila,
idda non pigghia sonnu
idda non perdi ciatu

Dassa parrari la notti
e serbaci palori scanusciuti
cunsacrati cu acqua
nira di cielu
e sucu di rangi amari

le temps du salut

Laisse parler la nuit
pour voir si advient
le temps du salut
une main qui calme le vent
un songe qui caresse

Laisse parler la nuit
l’obscurité sans étoiles
et écoute avec les mains
au fil de la lumière nouvelle
les voix de demain

Laisse parler la nuit
fournis-lui corde et ficelle
tiens-la,
sur ton sein
tiens-la,
jamais elle ne sombre dans le sommeil
jamais elle ne perd le souffle

Laisse parler la nuit
garde-lui des paroles inconnues
consacrées par l’eau
le noir du ciel
et le jus d’oranges amères

mercredi 16 août 2023

Homo Consumus

Il m’arrive souvent de traduire de l’allemand ou de l’anglais (voire du luxembourgeois ou de l’italien), mais plus rarement de la poésie, et, dans ce cas, c’est souvent pour la publication d’un dossier sur la poésie luxembourgeoise dans une revue. Ici, je m’essaie à une traduction de l’islandais, une sorte de test avant de passer à une littérature plus compliquée. Il s’agit du premier poème du recueil Bónus, d’Andri Snær Magnason. La chaîne de supermarchés Bónus est l’une des plus connues en Islande, son logo en forme de petit cochon rose est une icône, et le livre est une ode à la consommation un rien ironique et plutôt réjouissante. Il a déjà été traduit en français en édition bilingue par Walter Rosselli aux éditions d'En bas. Ma version de ce poème est différente de la sienne, bien entendu ; on peut trouver celle-ci dans des extraits sur l'internet, par exemple sur Babelio.

Homo Consumus

Frumeðli mannsins
var ekki veiðieðlið

í öndverðu
fyrir daga oddsins
og vopnsins

reikuðu menn um slétturnar
og söfnuðu !
Þeir söfnuðu rótum
og þeir söfnuðu avöxtum
og eggjum og nýdauðum dýrum

ég
nútimamaðurinn
sjónvarpssjúklingurinn
finn hvernig frummaðurinn brýst fram
þegar ég bruna með kerruna
og safna og safna og safna…

Homo Consumus

L’instinct primordial des hommes
n’était pas celui de la pêche

jadis
avant les ères fastes
ou guerrières

les hommes parcouraient les plaines
et cueillaient !
ils cueillaient des racines
et ils cueillaient des fruits
et des œufs et des animaux tout juste morts

moi
l’homme des temps modernes
biberonné de télé
sens l’homme des cavernes s’insinuer en moi
quand je fais chauffer le chariot
et cueille et cueille et cueille…

jeudi 18 mars 2021

Voix établies de la poésie luxembourgeoise actuelle

jdp1.jpg, mar. 2021

Je reproduis ici l’introduction du dossier que j’ai rédigé sur la poésie luxembourgeoise pour Le Journal des poètes, vénérable revue belge. Au programme, douze voix contemporaines : Laurent Fels, Nico Helminger, Pierre Joris, Anise Koltz, Miriam R. Krüger, James Leader, Carla Lucarelli, Tom Nisse, Jean Portante, Léon Rinaldetti, Lambert Schlechter et René Welter.


Avec ses 2 586 kilomètres carrés et ses 626 000 habitants, le grand-duché de Luxembourg recèle une richesse poétique insoupçonnée. Indéniablement, sa situation linguistique particulière y contribue : à la maison, Luxembourgeois et Luxembourgeoises parlent… le luxembourgeois, langue germanique ; l’alphabétisation se fait en allemand, puis le cursus scolaire continue à la fois en français et en allemand. Langue orale avant tout, le luxembourgeois, à la faveur d’une standardisation de son orthographe, a commencé à faire son chemin dans la littérature locale. Mais les deux poids lourds que sont le français et l’allemand, qui donnent accès à un public élargi dans les pays voisins, restent des idiomes essentiels. Dans cet aperçu non exhaustif des voix établies de la poésie grand-ducale, pas de traductions du luxembourgeois ; mais la jeune génération s’empare désormais de la langue nationale, et peut-être y reviendrons-nous plus tard.

jdp2.jpg, mar. 2021

Quiconque souhaite entrer en poésie au Luxembourg doit donc le plus souvent choisir une langue d’écriture qui n’est pas sa langue maternelle. Opter pour le français est un symbole de proximité culturelle, car l’allemand est proche linguistiquement du luxembourgeois et a la préférence de la plupart des lecteurs et lectrices du pays. Mais la situation est bien plus compliquée : avec près de 50 % d’étrangers résidents, le pays compte des poètes qui s’expriment en italien, portugais, anglais ou espagnol… et d’autres qui écrivent en plusieurs langues, voire les mélangent. C’est pourquoi on trouvera dans ce dossier deux auteurs traduits de l’anglais – l’un né au Luxembourg et établi aux États-Unis ; l’autre né au Royaume-Uni et exerçant son métier au Luxembourg –, mais aussi une autrice d’origine péruvienne active au grand-duché. C’est en effet une caractéristique essentielle de la poésie luxembourgeoise que de fondre en son creuset les langues et les nationalités d’origine. La diversité qui en résulte est donc à lire dans ces pages, où priorité a été donnée aux voix des poètes.

La majorité des textes confiés au Journal des poètes pour ce dossier sont inédits ; la source d’éventuels poèmes déjà publiés est disponible dans les notices. Pour en savoir plus sur les publications disponibles ou l’œuvre d’un ou une poète en particulier, on se reportera au très complet Dictionnaire des auteurs luxembourgeois du Centre national de littérature, disponible en ligne à l’adresse www.dictionnaire-auteurs.lu.