mercredi 12 juillet 2023

Reykjavík en photos et poèmes sans filtre, #15

L’île de Viðey appartient
aux pattes qui se lèvent tôt
    ; qui déposent la fiente
de bonne heure
hors des bruits de la ville
loin des navires de croisière
    qui la surplombent
— grouillant d’excréments à vider —
sans même la voir

Reykjavík en photos et poèmes sans filtre, #14

Pour lier vagues & bosses
dans l’harmonie des milles & kilomètres
marin & cycliste
font tourner leur vélice
— voire, plus écologique
    : leur vélivoile
tendue au vent & aux mollets
s’exclamant nez dans le guidon & le foc
« à nous les lointains
    horizons ! »
mais les horizons s’éloignent
    en mirages
marin & cycliste
se massent alors
à l’huile de foie de morue & de genou
pour briller au soleil du repos
pour sentir le vent frais sur leurs corps
écailles dorées & mollets épilés
sous les cris des sternes & du goudron brûlant

mardi 11 juillet 2023

Le Givre promis

La belle et intrigante couverture d’Emma Real Molina annonce la… couleur : on y voit un visage grisé entouré de mains bleutées (ou violettes, peut-être : je suis daltonien, et j’apprécie d’autant plus le premier vers de ce recueil, « Avec quelles couleurs décrira un daltonien sa ville natale ? »). D’évidence, il sera ici question de longueurs d’onde perceptibles par les yeux, de nuances, de teintes, le contraste de l’image nous l’assure. Mais je lis ce livre au retour d’une promenade dans l’ouest de la péninsule de Reykjavík, pour aller admirer le panache de l’éruption du Litli-Hrútur. Et Miguel Ángel Real, lui, écrit : « avancer / vers quelle pluie. / devons-nous choisir ? / une lave / ne répond pas / au silence. / le feu gît. / la vapeur du contact / sera aussi / le gaz toxique. // et pourtant, l’éclat. » De couleurs et donc de volcans, il est ici question. Volcans de sentiments bien sûr, on y reviendra. La langue du poète est en général ample, fluide ; l’allégorie de la lave vient immédiatement à l’esprit, car parfois se cristallisent les mots dans des poèmes compacts et directs, voire tranchants, comme celui justement cité ci-dessus. La vie, « de ses mains de sarment », entend y « fissurer les armures » pour « atteindre l’instant-antidote / contre le givre promis ». Miguel laisse la bride sur le cou aux vers pour qu’ils l’emmènent vers tous les horizons de ce monde qu’il qualifie de « dune infranchissable ». Ce qui est émouvant, c’est qu’il ne renonce pas à l’observer avec tendresse, ce monde. Ainsi, nombre de poèmes célèbrent l’amour (« De mes doigts/bistouris aux phalanges trop fines / j’ai tatoué sur ta peau une absence d’orages, / remplacé tes vertèbres par un verbe, / découpé l’ignorance des gouttes d’eau ») ou l’amitié, avec la retenue d’un funambule qui saurait ne pas dépasser les limites du lyrisme trop prononcé. On lit des exergues, des dédicaces — à ce propos, je dois divulguer que « Six acrostiches, dont un indocile » mentionnent mon nom, ce que je ne savais pas avant d’ouvrir le livre ! —, des histoires en forme de chansons de geste : « Il n’ose pas s’aventurer dans un monde médiéval, / sous une voûte dont le métier est d’ourdir les peurs / et de tisser, dans l’obscurité de la frondaison, / des mythes qui berceront l’humanité. » Le fil du recueil est tout de même jaune (« On voudrait devenir le reflet du genêt »), rouge (« D’un geste maladroit, il avait fait tomber son télescope ; c’est alors qu’il comprit que jamais l’humanité ne pourrait atteindre la planète Mars ») et bleu (« Le froid n’est pas une barrière ni un mirage : / la certitude bleue / d’une matinée qui surmonte le temps »). Dans ce tout coloré et volcanique, on est happé par la fluidité des mots, l’éruption des sentiments, l’ouveture vers des horizons proches autant que lointains. Si, selon lui, « le langage est une révolution à concevoir », le poète a déjà bien commencé son rôle de guide.

Miguel Ángel Real, Le Givre promis, éditions Tarmac, ISBN 979-10-96556-55-7

Reykjavík en photos et poèmes sans filtre, #13

Puissance tellurique des poètes
    : gare !
l’une se fâche ?
    tremblement de terre
mais que deux se rencontrent &
    éructe le volcan

(eh oui : https://grapevine.is/news/2023/07/10/an-eruption-has-started-on-the-reykjanes-peninsula ; et la radio nationale islandaise a aimé la photo : https://www.ruv.is/frettir/menning-og-daegurmal/2023-07-14-lidur-mer-vel-med-thetta-eda-finn-eg-fyrir-einhverjum-aulahrolli-387916)

lundi 10 juillet 2023

Reykjavík en photos et poèmes sans filtre, #12

Moi morue
bien au froid dans mon banc
n’ai que faire
des odes qui me sont lancées
sous forme de chalut
    ; je me débats
    dans le courant spirale
— on tranchera vif dans
ma chair blanche
sous des latitudes
de vin vert
    alors bon
    le lyrisme…

Reykjavík en photos et poèmes sans filtre, #11

Fêtards avinés
dans la nuit d’été
glissent sur un en-
lacement serré
qui défie le temps

dimanche 9 juillet 2023

Reykjavík en photos et poèmes sans filtre, #10

L’eau est partout :
source de vie ;
bain primordial ;
soupe originelle
d’où nous nous sommes levés
— l’eau coule ou stagne
& comme ce quelque chose
    de pourri
dans le royaume du Danemark
il se sent une odeur
    d’œuf pourri
dans la république d’Islande

samedi 8 juillet 2023

Reykjavík en photos et poèmes sans filtre, #9

À mi-cordée on
ressent le collectif au mieux
; ventre mou de la conquête
    qui
passe par d’innombrables
existences invisibles —
on grimpe ou
    rame ou
        mouline
souquez ferme ! les
moussaillons sont de la
graine d’explorateurs qui
jamais n’éclora, ou
si peu — & puis les pics
se plantent dans des rivages
    encore inconnus (enfin :
autochtones exceptés)
& la découverte se transforme en
symbole métallique luisant
après des siècles
après des contes
après des livres d’histoire
    un rien tronqués
& on a beau le savoir
les tridents de bord de mer
ils ont quand même de l’allure

vendredi 7 juillet 2023

Reykjavík en photos et poèmes sans filtre, #8

Passe presto pressé
échappe aux rues peuplées
dans des impasses subreptices
où paraissent parfois des
perles de temps anciens
— pour parfaire ton camouflage
peins-les de rouille &
entre les rouleaux
pérégrine bien souple
    mais surtout
perds-toi plan
dans un présent trop plat
    … ou vice-versa ?

jeudi 6 juillet 2023

Reykjavík en photos et poèmes sans filtre, #7

L’aventure c’est l’aventure
vante le musée
conscient de la concurrence
effrénée d’un chasseur de trésors
    désormais octogénaire
    — mais toujours cinégénique —
oui
: l’aventure c’est l’aventure
trop souvent amerloque
    désormais
götur, stræti & vegir bruissent des accents
du Texas et de l’Indiana
les hot-dogs sont érigés
    en totems
l’aventure c’est l’aventure
& voilà déjà
bien plus de trois décennies
qu’est mort Lino Ventura

mercredi 5 juillet 2023

Reykjavík en photos et poèmes sans filtre, #6

Pour rallumer les étoiles
prière d’attendre :
le pas de tir
vers l’espace
brinquebale sous les coups de boutoir
du centre de la Terre


(Eh oui, ça bouge !)

Reykjavík en photos et poèmes sans filtre, #5

Commodément immergé
dans une eau à 38 degrés
un verre à la main
le sage pontifie :
« seul le chemin importe —
toute destination est illusion —
toute déviation, bénédiction »
Survient alors le simple :
« mais moi, j’ai mal aux pieds ! »
La morale s’en remet
    à votre sagacité

mardi 4 juillet 2023

Reykjavík en photos et poèmes sans filtre, #4

Tu peux bien
frapper la tôle ;
hurler au vent ;
inscrire tes doléances au manteau des
    cheminées
ou
    sur des hôtels de luxe…
l’esthétique des profondeurs
traverse toujours les strates géologiques
pour se dissiper
vers le ciel
en un panache
    plus résolu
que tes envies de surface

Reykjavík en photos et poèmes sans filtre, #3

Hop ! pensait la fillette
sur les chemins de terre noire
« mes genoux écorchés
c’est un apprentissage »
    ; aujourd’hui
pulsée d’électrons
elle fuse sur les trottoirs clairs
Hop ! — les mollets
striés de boue sombre
le vent & le passé dans le dos
vive la fluidité
au diable l’innocence
Hop ! hop ! hop !

Reykjavík en photos et poèmes sans filtre, #2

Barbare suis
quand je croque la pomme
    importée
– la géothermie substitution
au climat tropical ?
non, mais les transhumances
plantent des graines
de Veda dans les sagas
& les portes s’ouvragent
à mesure que se mélangent
les cultures des papilles

Reykjavík en photos et poèmes sans filtre, #1

Des héros partout
& leurs tunnels d’admiration
creusés dans des édredons bien chauds
les petites fleurs — les petits oiseaux
    du lyrisme
brûlés au soleil de la nuit absente
« une bonne guerre », dit
le grand-père aux
petits-enfants les yeux dans le coltan
    : foutaises
laissons les statues
comme des reliques
& cultivons
ce qui ne croît pas jusqu’au ciel
laissons les statues
& attendons les extraterrestres
(pour leur montrer l’exemple)
laissons les statues
— les vrais héros
ce sont les doux
— les vraies héroïnes
ce sont les douces
& pour ça
pas de piédestaux

mardi 27 juin 2023

Quelque part, le feu

Il y a toujours quelque part une certaine frustration à lire une anthologie où figure un poème par auteur ou autrice, encore plus lorsque ce sont pas moins de 125 contributeurs et contributrices qui ont répondu à l’appel de l’anthologiste. Bien sûr, Quelque part, le feu n’échappe pas à cette règle — on en voudrait plus parfois, tant certaines écritures nous touchent ; mais d’autres yeux se feront plus doux pour d’autres vers, alors on se fait une raison, puisqu’il en faut pour tous les goûts. Et puis je dois donner cet avertissement : j’ai participé à ce recueil. Voilà. Ceci étant posé, l’anthologie dirigée par la dynamique Claudine Bertrand (on imagine l’effort nécessaire à mettre en place un tel livre) est tout à fait intéressante. En effet, elle permet de flâner à sa guise dans la vaste forêt de la poésie contemporaine francophone (tous continents mêlés), afin d’en comprendre les tendances telles que sanctionnées par un sujet particulier, le feu en l’occurrence. Ce qui frappe au fil des pages, c’est le nombre de contributions qui s’emparent de l’acception potentiellement tragique du feu : « Quelqu’un sera évaporé au milieu d’un baiser / […] Juste une boule de feu, silencieuse, / Qui nous engloutit comme une amibe », écrit Claudio Pozzani (Gênes), faisant du volcan la métaphore d’une catastrophe écologique que d’autres décrivent sans mots couverts. Ainsi Claudine Bertrand (Québec, anthologiste de cet ouvrage on l’a vu) évoque-t-elle « La terre mère / noyée sous nos pas / le pôle Nord à la dérive / entre orages et incendies / en forêt amazonienne / charriant leur pollution ». Les volcans s’invitent à plusieurs reprises, de fait — Max Rippon (Marie-Galante) : « Les brasiers sont partout, le long des cannaies imberbes » ; Daniel Maximin (Guadeloupe) : « Soufrière, tu te places au plus haut pour le premier accueil de Soleil et Étoile »), tandis que beaucoup de poètes et poétesses mettent leurs strophes sous le signe d’un avenir pas forcément radieux, dans une langue métaphorique souvent, lyrique par moments, fréquemment riche d’allusions et de figures de style. On navigue cependant, nombre de contributions oblige, dans une mer de surprises. D’abord celle de définir le sujet du feu par ce qu’il n’est pas, telle Hélène Fresnel (Paris) : « Ce n’est pas une attaque ni un déferlement / mais c’est sans mesure / tendresse / et don ». La chaleur du foyer se glisse ainsi dans les pages, avec notamment Malick Diarra (Sénégal) et ses « Chaleur mesurée, odeur de gâteau, régal, sourires ». Certains poèmes appliquent un baume apaisant sur la violence d’autres, équilibrant les sentiments contrastés. On nous emmène même dans l’espace, comme Françoise Coulmin (Normandie), qui croque la Guyane et sa base de lancement de fusées : « Un feu de nouveau monde / puissant souffle de flammes / pour propulser tous ces engins d’exploration / vers    peut-être    l’Ailleurs ». S’il y a d’ailleurs peu de poésie narrative dans ce recueil irrigué on l’a vu par le lyrisme, certaines contributions s’emparent pourtant de ce style. Face à face, Lydia Padellec (Bretagne) et Angèle Paoli (Corse) évoquent de terribles feux de forêt, aux monts d’Arrée (« S’embrasaient landes, bruyères et carex / Dans un crépitement de crâne fêlé ») et dans le maquis (« visions hallucinées d’espaces en fusion    la statue de la Vierge émergeant    noircie »). « Le monde à feu / Un monde affreux » (Jérôme Tossavi, Bénin) se taille la part du lion… Mais le feu de l’amour n’est pas en reste, que sert Anne Cillon Péri (Cameroun) dans « Le feu au cul », pas gnangnan pour un sou : « Le temps jette l’huile sur le feu d’une / Sortie de l’âtre conjugal tandis que / L’éloignement agresse le désir comme une arme à feu ». On aura compris, puisque le cadre temporel d’une chronique-minute est ici dépassé, que ce recueil saura allumer les désirs de poésie les plus divers !

Quelque part, le feu, sous la direction de Claudine Bertrand, éditions Henry, ISBN 978-2-36469-263-3


Parce qu’il était impossible de citer tout le monde dans une chronique-minute, voici tout de même les noms des 125 poètes et poétesses : Al Hamdani, Al Masri, Althen, Atalla, Augry, Barnabé-Akayi, Baros, Barrière, Basso de March, Bekri, Bénard, Benjamin, Benkirane, Ber, Bertoncini, Bertrand, Bianu, Bohi, Boni, Borer, Boudet, Boudier, Boulad, Boulila, Bralda, Brancion, Carcillo- Mesrobian, Cartier, Chambon, Chegeni, Cillon-Perri, Clancier, Cloutier, Compère-Demarcy, Corre, Coudray, Coulmin, Danjou, Davin, De Jesus Bergey, Delayeau, Des Rosiers, Desmée, Després, Diarra, Dracius, Dubost, Dumay, Dupon, Dupuy-Dunier, Durân-Barba, Fabre G, Faure, Fournier, Francœur, Freixe, Fresnel, Fumery, Gafaïti, Glück, Goffette, Guénette, Guézo, Guilbaud, Guivarch, Hurtado, Imasango, Ivanova-Jarrett, Klein, Kohlhaas-Lautier, Konorski, Kurtovitch, Lamoureux, Lange, Laye, Le Boël, Leroux, Leuwers, Lévesque, Libert, Machado, Mahy, Maximin, Mbaye, Merle, Morillon-Carreau, Ndione, Nichapour, Nimrod, Nys-Mazure, Oumhani, Padellec, Paoli, Parvex & Blaquière- Roumette, Péglion, Persini, Pey, Peyrouse, Poblete, Poindron, Pont-Humbert, Pozier, Pozzani, Regy, Renard, Reuzeau, Ribeyre, Rippon, Roy, Sanchez-Rojas, Sarner, Scotto, Selvaggio, Shishmanian, Sioui, Toniello, Tossavi, Tyrtoff, Ughetto, Vieuguet, Viguié, Wallois.

lundi 29 mai 2023

Rossignol

Dans un lointain futur, au cœur de l’espace, flotte la station. Véritable creuset d’espèces, celle-ci accueille celles-là de partout, régulant grâce aux « Paramètres » ses variables d’environnement pour héberger les formes de vie les plus diverses, des Humanias — qui nous sont familiers (ou presque, on va le voir) — aux Muu-sh, constitués d’ondes, en passant par les individus de base méthane plutôt que carbone. Si la station peut se permettre de faire se côtoyer ainsi les différences, c’est qu’elle a une activité économique lucrative : la capture d’astéroïdes pour en extraire les minerais. Mais l’harmonie qui y règne n’est pas seulement le résultat de la juxtaposition pacifique des espèces. Le brassage y prévaut, si bien que les « stationniens » sont bien souvent le fruit de fécondations croisées, rendues viables par un savoir-faire génétique à toute épreuve. Comme le dit un personnage, « la station est un lieu et un test […]. Une expérimentation. On y crée des hybrides. On mélange les techniques, les modes de vie. On voit ce qui y fonctionne, ce qui ne fonctionne pas, ce qu’il faut corriger. » Parfois, « des groupes de sept, huit, voire douze individus, hybrides ou non, [décident] de donner chacun un peu d’eux-mêmes pour créer une nouvelle conscience dans un corps unique ».

Ce petit paradis de tolérance, cette quasi-utopie sociétale voit pourtant s’affronter les Spéciens, qui prônent la séparation des espèces, et les Fusionnistes, partisans du melting-pot intégral. La narratrice, dont on n’apprendra le nom que tard dans le texte, se trouve mêlée à ce conflit. En majeure partie Humania, mais tout de même porteuse de gènes différents, elle a donné naissance à un fils lui aussi hybride. C’est dire si elle se situerait du côté des Fusionnistes… mais parfois l’amour fait vaciller les certitudes. « Je ne me définis pas seulement par mon ADN. J’évolue. J’apprends », dit-elle en outre. De fait, ce court roman publié dans la collection « Une heure-lumière » des éditions Le Bélial’ est également un récit d’apprentissage, tant pour la protagoniste que pour la station, laquelle ne sortira pas indemne de l’affrontement précité.

Audrey Pleynet fait le choix de distiller son univers par petites touches, nous plongeant sur-le-champ et sans filet dans la station et son grouillement de vie. Au début, l’héroïne se trouve dans ce qu’on comprend bientôt être une planque, à la suite d’une transgression qui ne sera révélée que plus tard. Des retours en arrière permettent d’appréhender les tenants et les aboutissants de l’intrigue, ainsi que la structure sociale et physique de la station. S’il faut s’accrocher un peu au départ, le procédé devient très naturel après quelques chapitres, et on se prend rapidement de passion pour les différentes espèces décrites et les choix de société radicaux qui stimulent la tolérance. Tout cela, cependant, sans que l’autrice s’appesantisse ou devienne démonstrative : le format court de cette collection ne l’autoriserait bien sûr pas, mais on voit surtout que l’équilibre entre détails et conduite de l’intrigue est habilement dosé pour maintenir l’intérêt à la lecture, rebondissements compris. Car la véritable origine de l’hybridation génétique interstellaire pratiquée dans notre petit paradis n’est pas à chercher dans une démarche altruiste… L’écriture d’Audrey Pleynet, en tout cas, respire l’empathie en laissant planer le doute, loin de la description béate d’une utopie fleur bleue.

Et c’est bien là ce qui importe : si les Spéciens cherchent un objet qu’aurait dérobé la protagoniste, il s’agit ici surtout d’un McGuffin qui permet le développement en strates d’un portrait sociétal fascinant et fouillé, porteur d’un message de tolérance par-delà les siècles qui nous en séparent. Même si ladite tolérance est ébranlée par un épisode conflictuel, l’espoir demeure. L’amour, maternel notamment, reste une force incontournable que vient célébrer le rossignol chantant d’À la claire fontaine. Ramassé, puissant, stimulant, Rossignol est une contribution de choix à la science-fiction française par une — relativement — nouvelle voix qu’on a hâte d’entendre encore.

Audrey Pleynet, Rossignol, Le Bélial’, ISBN 978-2-38163-088-5

lundi 15 mai 2023

Pour Traction-brabant 103 : revue Animal, hiver 2022

Animal paraît sur papier chaque hiver, avec une première livraison en ligne chaque printemps. On se concentrera ici pour des raisons de longueur sur les textes hivernaux (sachant que des illustrations sont aussi proposées), mais on ne peut qu’encourager lecteurs et lectrices à se rendre sur le site revue-animal.com pour un intéressant panorama de textes contemporains inédits (et un éventuel abonnement).

« livrer querelle ; à la menthe poivrée, au trèfle ; à pleines mains froisser l’amertume — vert pâle, le velours de la sauge, carrée, sa tige » : pas de doute, la première contribution de la revue, signée Mary-Laure Zoss, nous plonge tout de suite dans la verdure du jardin et dans le thème de ce numéro, le paysage. En travaillant le sol, la poétesse tombe « en arrêt devant la cloche laineuse d’un coprin », distille sa « pensée térébrante » ; elle rend avec rythme et précision ce sentiment d’union avec la terre qui émerge lors d’une séance de jardinage, fût-elle brève.

Étienne Faure, lui, scinde sa contribution en deux : le « côté bêtes » et le « côté planches » (de théâtre). C’est au paysage urbain, parisien qu’il s’attache. Dans son bestiaire, « on ne voit pas si animale ou humaine est la tête qui dégueule depuis Notre-Dame, penchée sur le vide ». Très descriptive, sa prose poétique use d’un beau style aux inflexions très classiques.

Avec Amandine Monin, direction les alpages. Le brouillard préside à ces vers libres narratifs, au plus près des plantes comme des animaux, aux accents parfois tendres, parfois ironiques (« Le serpolet, c’est l’herbe aux fous. / On la ramasse, elle nous ramasse on s’entend bien »). La poétesse cherche au fil des vers « le chemin de sa langue », nous offrant au passage une chronique aux mots pesés et diablement efficaces. Une très belle découverte citée plus longuement dans l’extrait ci-dessous.

Olivier Domerg continue son travail sur le paysage, commencé il y a plusieurs décennies, dans la première partie de sa contribution. On est là à l’apogée de la description, avec une prose où les considérations paysagères se mêlent à la réflexion. La deuxième partie s’interroge sur la forêt, pour conclure : « Et donc, qu’est-ce que la forêt ? / le royaume des brins et des brindilles, / le riche pourrissement des troncs couchés, / le sol jonché par les débris végétaux. » Amateurs et amatrices de descriptions précises s’y retrouveront.

Emmanuèle Jawad rompt avec la prose classique par l’absence de ponctuation et le rythme nerveux de ses textes, regroupés sous le titre « Voie rapide ». Nerveux, mais aussi parfois incantatoire, comme si l’extension de l’urbanité à travers sa mobilité rapide était un paysage désirable, en tout cas inéluctable : « d’entre terrasses et passerelles qu’une sauge non comestible infuse l’air une histoire de surfaces neuves et de côtés si l’on se déplace autour à distance égale le ciel couvre l’une et l’autre provisoirement ».

Michèle Métail conclut la partie hivernale par « La cité millénaire », un texte qui se déroule en suivant un rouleau peint au XIIe siècle en Chine. On s’aventure dans le paysage par les mots ; la lecture n’est cependant pas facilitée par une écriture entièrement en capitales, les courts fragments descriptifs étant séparés par des tirets.

Soutenue par la DRAC Grand Est et la région Grand Est, la revue est impeccablement réalisée et ne propose, comme déjà évoqué, que des textes inédits. Son contenu est résolument divers, ce qui permet de satisfaire les goûts différents en matière de poésie.

Animal. Poésies d’aujourd’hui, hiver 2022 + reproduction de l’édition en ligne du printemps 2022, 153 p., 25 €, ISSN 2803-4902, ISBN 978-2-9581026-0-9
Cette chronique a paru dans le numéro 103 du poézine Traction-brabant, à découvrir ici si le cœur vous en dit. Merci à Patrice Maltaverne pour son accueil.


Un poème d’Amandine Monin :

C’est l’hiver. Le berger et ses ouailles sont partis.
Seule, une brebis égarée
écoute
le rocher.

Elle attend que le vent se calme.
Elle attend que le berger revienne
écouter avec elle
le rocher.

Elle veille l’autre,
l’autre brebis,
crevée
dans l’eau qu’on a failli boire.

Elle pourrait passer l’hiver,
mon ami dit qu’il en a vu des brebis,
seules,
passer l’hiver sous le tas de neige
et donner vie à l’agneau,
l’agneau qui bondit au bout de quelques jours

Et dans la vallée aussi l’agneau bondit, il bondit
à l’abattoir, le lait coule dans les seaux, il y a de l’argent
et des labels, des cheptels reconnus, des chiens, des
camions, des 4×4, des commissions et des experts.

Il y a des rêveurs dans les villages, sur les sentiers,
des animaux de brume qui le long des ravins remontent,
certains s’étirent, quittent le troupeau, flottent — nuages
sans berger, nuages nuages.

vendredi 12 mai 2023

Solitude Europe + Brefs Déluges

Double exception pour ce billet : c’est de deux livres qu’il sera question, et ceux-ci datent respectivement de 2018 et 2020. Si j’ai tenu à les évoquer plusieurs années après leur sortie, c’est que j’ai eu le plaisir de rencontrer leur auteur, qui se trouvait il y a peu en résidence poétique à l’abbaye de Neumünster. Tant d’ouvrages de poésie paraissent qu’il est difficile de suivre le rythme ; tant Solitude Europe, pourtant récompensé de plusieurs prix, que Brefs Déluges n’avaient donc pas rejoint ma bibliothèque avant ma rencontre avec Sébastien. Le premier recueil — ou plutôt « livre de poésie », un terme que préfère l’auteur — est un voyage narratif dans une Europe aussi rêvée que revêtue d’atours autobiographiques, où la passion du poète pour le cinéma, qu’il enseigne à Louvain-la-Neuve, est d’emblée décelable dans la construction des images. Chaque poème est ainsi un court-métrage, tandis que le film de genre se faufile dans maintes pages : fantastique (« Notre hôtel est quelque peu particulier / Et cela ne tient pas seulement à sa façade biscornue / Par les nuits de grand vent, il ébranle sa formidable masse / Et remonte vers le nord ») ou polar (« Il y est question / D’un rendez-vous derrière le château d’eau / D’un fusil à pompe / De la gare centrale et de la gare de l’Est / Et d’un même imperméable que porteront deux hommes différents ») s’invitent par exemple. La langue se présente précise dans les descriptions, mais évite les métaphores trop abstraites ou trop poétisantes ; on pense à Carver dans ces poèmes en forme de micronouvelles. Les pages nous mènent à Constance, à Tallinn, sur une plage de la Baltique, en bord de Meuse, voire à Greenville, en Caroline du Sud : oui, ce n’est peut-être pas en Europe, mais la « radieuse reine du bal » qui y est évoquée en est originaire, ce qui permet au poète d’exposer une « nouvelle géographie qui prend forme / Et qui redessine les contours du monde ancien ». Livre de pérégrinations, livre du temps suspendu à des saynètes fascinantes d’un continent, Solitude Europe semble aussi refuser l’accélération du monde, comme quand il décrit « l’un de ceux qui se consument trop rapidement » avec tendresse — à quoi servirait la poésie, sinon ? On sent dans ces lignes beaucoup d’humanité, celle forgée en regardant du coin de l’œil nos contemporains dans toute leur beauté pour en tirer des histoires. Il en résulte une poésie narrative de très grande classe, qui se lit de façon très fluide. « Les métaphores autrefois / Souples comme des anguilles / Séchaient à l’écart » : Brefs Déluges reste dans la veine de son prédécesseur, puisqu’il refuse aussi la poétisation à outrance. Toutefois, ce livre présente un caractère plus onirique dans la narration, privilégiant un certain flou — au sens d’un large espace d’interprétation —, s’éloignant à l’occasion de son modèle cinématographique, ou tout du moins ironisant sur son omniprésence : « Le monde ne ressemble pas à un plan de coupe / Dans une série américaine ». Au sein d’ensembles formant des poèmes-chapitres, les très courts textes numérotés, très ramassés, porteurs d’une image forte en quelques lignes, lancent des piques qui constituent autant d’images mentales. La présentation sur la page revêt en outre une grande importance. Et le cinéma de genre demeure : ainsi a-t-on droit à l’horreur, avec ces « hommes mâchant la chair crue », ou, dans le poème-chapitre « Résidentiel », à une visite dans un lieu qu’on peut comprendre comme étant postapocalyptique (après les déluges du titre, bien sûr). Sébastien expérimente dans ce deuxième ouvrage une construction fragmentée qui contraste avec l’ampleur des poèmes du premier, tout en maintenant un cap ferme et assumé : la narration. On lit ses vers d’un trait, avec le sentiment d’écouter un conteur au coin du feu.

Sébastien Fevry, Solitude Europe et Brefs Déluges, Cheyne éditeur, ISBN 978-2-84116-261-1 + 978-2-84116-290-1

 

vendredi 14 avril 2023

Droit de peau

C’est au très sympathique Marché de la poésie de Virton, en mars 2022, que j’ai entendu Malika El Maizi pour la première fois. Elle lisait, entre autres, un texte qui se trouve dans ce recueil, « Contre>peau » : « La contre>peau c’est cet ourlet que tu portes, / Resté toujours visible / En trace de fabrication // Vêtement à l’envers / Revers contre toi / Envers comme endroit ». Avec douceur mais fermeté, avec sensualité mais sans lourdeur, la poétesse y glisse un hymne à la différence, à la tolérance, où les grains forment, à rebours d’une société qui divise, une contre>peau « ni ancestrale ni ethnique », « ni afro ni féministe ni danseuse du ventre », « décolonisée malgré elle ». L’individu et son corps s’érigent en remparts à caresser contre les turbulences du monde, dans un poème en forme de parenthèse enchantée. C’est le souvenir de ce texte qui m’a incité à me procurer Droit de peau. L’autrice cultive dans le court recueil une opposition entre le repli (de peau !) sur soi et l’actualité qui effraie : la peau « Étalée NOIRE » de George Floyd fait l’objet d’un poème-hommage efficace, tandis qu’on peut lire plus loin ce que Malika appelle un « poème pour baiser » (« Le muscle en / creux // Quand le mien / Ne peut / plus // Las de l’avoir trop / prise / En langue à / queue »). Si la peau se retrouve dans bien des titres et à l’intérieur de bien des poèmes, la poétesse, attentive à ne pas proposer un ensemble monobloc, varie les thèmes et la forme. « Anderen », autre poème-hommage — cette fois à Adil, jeune homme de 19 ans mort après avoir percuté avec son scooter une voiture de police à Bruxelles —, se décline ainsi en français, arabe et néerlandais. Point de véhémence dans l’évocation de cet épisode tragique ; la langue se coule dans une manifestation pacifique pour réclamer la justice, sans invective. Dans le recueil, on préfère effleurer, frôler, raser, laissant au contact sensuel le soin de convaincre. Ce qui n’enlève rien à la persuasion qui s’en dégage. L’expérience est brève mais intense, et on se prend à tendre les mains pour exercer cet « unique  imprescriptible  vital  banal  contaminant  obsédant  illégitime  puissant  orgasmique  viral  droit de PEAU ».

Malika El Maizi, Droit de peau, Chloé des Lys éditions, ISBN 978-2-39018-255-9

lundi 10 avril 2023

Shoshana

Ce recueil ose. C’est l’autrice elle-même qui le dit, dans le premier poème, intitulé très justement « Prélude à une audace » : « Percer un pays fermé jusqu’à le désongler de ses défenses, / entre lui et nous la possibilité d’une fente ». Shoshana, en hébreu, c’est la rose. On pourrait dès lors dire que ce recueil ose la rose, ose l’éclosion du désir sous le soleil brûlant de la ville, de la mer et du désert. Si les poèmes forment un circuit qui part et aboutit à Tel-Aviv, en passant par la mer Morte, le Sinaï ou Jérusalem, Coralie Akiyama place sa chronique de voyage sous l’égide des corps qui se séduisent et rayonnent de sensualité. Cette fente du début, on la retrouve sur un mur de maison d’où se faufile un insecte ou bien dans les fissures du mur des Lamentations ; mais « Le papier de la prière s’impatiente / Il se sent mieux au chaud dans une fente sacrée // La feuille veut la faille comme le sexe cherche l’autre sexe ». Les poèmes s’enfoncent dans les interstices avec une gourmandise revendiquée, sans jamais verser dans le scabreux. Au contraire, l’acte d’amour physique y est toucher, pollinisation plutôt que coulissement monotone — la shoshana que caressent les insectes est le fil rose du recueil, lorsque même les mers qui se meurent sont « enrosies comme des déserts ». Et puis, « Ici, on s’expose », annonce le titre d’un poème où l’on découvre « Les strings de bain jusqu’aux hanches / Les hanches de mer multicolores » ou « Des hommes torses nus groupés sous des cascades / Les poils de ville, débuts de fesses aux balcons / Les ventres d’avant la plage ». Les « Cent nuances de nu » émoustillent, glissent des poèmes d’amour où le sel de la transpiration des corps est un prélude à celui de la mer Morte. Parfois, il faut reprendre son souffle. Alors Coralie abandonne un temps la rose et la fente qui irriguent son recueil pour ménager des pauses, parlant du café de Michel ou du minibus gratuit du samedi à Tel-Aviv. Et puis tout redémarre, tout pulse de désirs tendus. « Tonus. L’amour, après que le désert a tout rayonné sur son passage,  / Laisse la chaleur chevillée au corps. » Oui, Shoshana est un livre tonique, à la sensualité subtile mais débordante, où la construction étudiée tisse entre poèmes l’« architecture agaçante » du désir. Mais point d’agacement à la lecture : des flashes de corps enlacés dans la lumière crue, des étamines et des pistils de rose qui se rencontrent enfin. Le feu du soleil moyen-oriental alimente celui de la passion… et on y succombe, comme la poétesse, avec force délectation.

Coralie Akiyama, Shoshana, éditions Douro, ISBN 9782384062232

 

samedi 1 avril 2023

Tectonique du temps

Dès la couverture, l’allitération du titre fait résonner le tic-tac d’une horloge — et le caractère tonique du recueil s’annonce, bien sûr. Tic, tac, tic, tac ! semblent répliquer à l’intérieur les hexamètres de Philippe Colmant ; mais quelquefois la mécanique s’emballe ou se grippe, d’autres vers réguliers s’invitent au bal des heures. Le temps s’étire ou se dilate selon le bon vouloir du poète, Chronos contemplateur et démiurge. « Apostrophe du temps : / Si je dis “Mouvement” / Tu réponds “Mécanisme”. // Serais-je à dévisser / Pour devenir amas / De pièces détachées / De toute contingence ? » : des engrenages d’une coûteuse montre suisse, il n’est pourtant point question ici, évidemment. Le temps qui parcourt le recueil, au point que le mot figure dans la quasi-totalité des poèmes, est celui qu’on saisit et qui fait qu’« On va vers l’un, vers l’autre // On va de soi à soi ». Les secondes qui s’égrènent doivent être, pour Philippe, utilisées pour vivre une aventure intérieure et extérieure, « amender la vie / Ce merveilleux désastre ». Cultiver l’amour, par exemple : « L’amour est l’antidote / Au poison de l’ennui ». Il convient de s’employer pour ne pas finir « enterré / Dans un trou de mémoire ». Les images sont riches, les licences poétiques, affûtées ; au fil des pages se déploie une voix qui montre la voie sans verser dans le développement personnel. Parfois résignée (« De son côté le temps / De ses fines aiguilles / Tricote les destins »), parfois pugnace (« En attendant, vivons ! »), parfois amoureuse (« ton corps, promesse / À mes paumes d’amour »), la petite musique rythmée du poète susurre à l’oreille des encouragements, soupire devant l’incoercible passage du temps, dans un va-et-vient bien humain de sentiments, tel le balancier d’une horloge. Pour peu qu’on remonte celui-ci — et la poésie y pourvoit, justement —, il ne s’arrêtera jamais : « Si le sort est scellé / Le terminus connu / Il reste l’imprévu / De l’étrange voyage. »

Philippe Colmant, Tectonique du temps, Le Coudrier, ISBN 978-2-39052-047-4

 

mardi 7 mars 2023

Hilarité confite

« Il faut tenir son journal de confinement, et il doit vite se distinguer des milliers ou millions de journaux de confinement. Un spasme qui cherche une validation éditoriale quand un Français sur trois affirme avoir le désir d’écrire un livre. » Pour Christophe Esnault, nul besoin de validation éditoriale, au vu de sa bibliographie déjà bien fournie… et en plus, il a l’élégance de servir son journal de confinement après un certain temps, hors de la hâte qui a vu beaucoup des aspirants à l’écriture qu’il égratigne se précipiter vers les éditeurs comme des moustiques sur une peau bien tendre. Se distingue-t-il, alors ? Oui, assurément ! Les saynètes que Christophe offre dans Hilarité confite, loin de s’ancrer simplement dans un réel bousculé par l’absurde — tout le monde en a fait l’expérience, ce serait redondant —, sont autant de microcontes parfois surréalistes, parcourus par un humour aux allures de sérieux diariste. Le premier texte voit le narrateur piquer le caducée d’un médecin pour profiter de l’aura accordée aux soignants : il y a de la révolte dans ce petit livre, de la révolte de gilet jaune assumée, une envie de damné de la terre de clamer son existence et de mettre fin aux privilèges. Que s’est-il donc passé pour que le narrateur saute le pas ? « Habituellement, les gens ne font rien de leur vie, maintenant ils le savent », pardi. Sous la surface amusante d’historiettes de confinement pulse la mise au jour des entraves sociétales qui s’exercent en permanence, qu’on soit enfermé chez soi ou pas. Peut-être avec un brin de masochisme : « Je cherche les policiers de ma ville, je souhaite qu’ils me contrôlent, je n’ai pas d’attestation pour circuler, on devrait réussir à s’entendre. » L’auteur enfonce le clou dans Cas contact de cas social, qui suit, en brossant le portrait d’individus face au virus, en toute inégalité. Si l’humour reste le fil conducteur du livre, on ne peut s’empêcher quelquefois de rire jaune (comme la couleur de la couverture). Heureusement, l’écriture sociale de Christophe, comme à son habitude, se/nous morigène avec le sourire, atténuant les égratignures qu’elle inflige grâce à un solide sens de la dérision.

Christophe Esnault, Hilarité confite, suivi de Cas contact de cas social, Cactus inébranlable éditions, ISBN 978-2-39049-076-0

lundi 27 février 2023

Pour Traction-brabant 102 : Du chaos et de la bonne digestion des choses

Que se cache-t-il derrière ce titre au réjouissant ton professoral et au charme désuet ? Dans le prologue, un « curieux soldat cowboy » se promène à travers champs et repart avec « un tournesol / dans sa main gauche / un estomac / dans sa main droite ». Si Thomas Pourchayre plante ainsi son décor, c’est que son recueil comporte un programme : évoquer ce processus essentiel  – et méconnu – qu’est pour nous la digestion, lien fondamental à un environnement naturel dont nous ignorons souvent la fascinante diversité.

Le poète convoque ensuite avec beaucoup d’humour tout un bestiaire pour aller voir ce qui se passe sous les apparences, telle cette tortue qui nous apostrophe : « en dessous de ma carapace / j’ai une cape de super-héros ! » Mais on croise aussi la mort subite du moustique, un chevreuil qui pense au chasseur et « à son estomac trop plein / de ses cuissots baignés / dans la sauce au vin », une salamandre qui « tente son dernier feu », pas mal d’oiseaux… Comme englouti dans le champ sémantique de la digestion, le recueil sert une poésie narrative ironique, en symbiose avec la nature – laquelle peut parfois être cruelle aussi. Et puis ne nous épargne pas les images peu ragoûtantes : « Je n’arrive pas à m’y faire / qu’on défèque ainsi frénétiquement / comme habité de psaumes convaincus / obligés par la loi universelle de la gravité ». Ainsi vont les choses, après tout. Pourquoi la poésie le cacherait-elle ? Les « foies gras d’hommes » viennent également retourner les rôles et rappeler qu’être humain et nature ne sont pas opposés ; ils sont l’un dans l’autre, et vice-versa.

Et le chaos, dans tout ça ? Bien sûr, il s’invite grâce à la biodiversité foisonnante des textes (tiens, on aurait envie que le poète nous parle aussi des bactéries de l’estomac, tant il semble à l’aise dans l’exercice). Mais la théorie du même nom est évoquée en outre par cette interrogation d’un papillon : « comment battre de mes ailes / pour changer en bien / quelque chose / dans ce bordel ? » Et le lépidoptère philosophe de rejoindre le soldat cowboy du début pour boucler la boucle. Loin de ce qu’on pourrait appeler la poésie papillon – celle des petites fleurs et des petits oiseaux –, les vers de Thomas Pourchayre, avec leur exigence formelle, leur inventivité langagière et leur humour parfois grinçant mais toujours recherché, méritent d’être ingurgités jusqu’à satiété.

Thomas Pourchayre, Du chaos et de la bonne digestion des choses, éditions Abstractions, 118 p., 14,99 €, ISBN 9782492867101
Cette chronique a paru dans le numéro 102 du poézine Traction-brabant, à découvrir ici si le cœur vous en dit. Merci à Patrice Maltaverne pour son accueil.


(reste de flamme)

Honore-moi ce soir d’une dernière ardeur
prie la mante religieuse à son amant rêveur

essore ton sexe d’un reste de flamme d’un zeste essentiel
honore-moi d’un jet vif  et surtout… point de larme !

L’amant s’exécute
on ne peut mieux dire
joue    jouit de tous ses sens sans pâlir
léger et généreux à l’approche de la potence

Et la mante, reconnaissante, lui concède
alors qu’il rend son dernier soupir
totalement accompli
soupirant empêtré dans sa semence
comme dans des fils fondants de raclette
de cela
mon amour
je te filerai un suaire pour l’hiver, promis

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