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vendredi 28 juin 2024

Pour le supplément littéraire du « Tageblatt » : Aliène (mars 2024)

[Je reproduis ici, passé un certain délai, mes articles consacrés à des livres relevant des littératures de l’imaginaire pour le supplément Livres-Bücher du Tageblatt luxembourgeois. Limités en signes, ces articles sont formatés pour un journal imprimé, mais celui-ci ne les publie pas en ligne.]

Angoissante altérité
Phoebe Hadjimarkos Clarke décortique la peur

Beaucoup de craintes sociétales actuelles pointent dans ce roman, où une cabossée de la vie se lie d’amitié avec une chienne clonée. L’ambiance âpre et fantomatique percole page à page et demeure durablement en tête.

« C’est moi qui me le suis choisi, j’aimais pas l’autre », dit Fauvel de son prénom. Un prénom où sonne le mot « fauve », mais aussi le poème satirique du Moyen Âge Roman de Fauvel, écrit par Gervais du Bus et qui met en scène un âne régnant sur un monde où triomphe le vice. L’héroïne du livre de Phoebe Hadjimarkos Clarke se situe cependant du côté des victimes : elle a perdu un œil suite à un tir de lanceur de balles de défense lors d’une manifestation de Gilets jaunes. Depuis, en permanence, « elle a peur. Peur. P e u r. / Le mot s’allonge, se détache en fragments dans son cerveau, il n’y a que ça, les lambeaux de la terreur qui inondent sa conscience ». Dès le choix du nom de sa protagoniste, la romancière sème le doute, joue de polysémie pour installer une ambiance équivoque.

Fauvel accepte de se rendre à Cournac pour garder Hannah, une chienne qui appartient au père de son amie Mado. Dans la maison isolée trône, empaillée, une autre Hannah : celle dont les cellules ont donné par clonage l’animal actuel. Drôle d’atmosphère, d’autant que rapidement Fauvel va découvrir l’hostilité des gens du village, qui imputent à Hannah les massacres sauvages du bétail de la région. Là-bas, il n’y a guère d’animation ni d’emploi, hormis l’usine d’eau minérale qui a déjà beaucoup licencié (« Tous les marronniers de la France étaient morts l’été précédent à cause de la sécheresse »). La chasse représente un exutoire pour les jeunes hommes du coin, lesquels espèrent en outre liquider la bête qui décime les troupeaux. Un ours, peut-être ? Mais alors, quelle est cette étrange substance champignonneuse blanche qui couvre les victimes ?

Fauvel va se retrouver propulsée dans une sorte d’enquête mi-policière, mi-fantastique, où faux-semblants et chausse-trapes seront nombreux. Elle sera aidée par Michel, un sociologue qui enquête sur des récits de prétendus enlèvements par des extraterrestres. Des aliens donc, pour une protagoniste qui se sent Aliène, happée par sa peur permanente dans un milieu hostile. C’est qu’enveloppée par la brume qui recouvre la forêt, prise dans la fumée des pétards qu’elle consomme à l’envi, Fauvel navigue entre rationalité et fantasmes. Si la relation qu’elle noue petit à petit avec la chienne Hannah parvient à l’ancrer quelque peu dans la réalité, il n’en reste pas moins que sa perception reste trouble, que le sentiment de n’être jamais à sa place domine. « Comme les choses sont étranges, polysémiques, la lacrymo qui lui a brûlé la peau et les poumons tant de samedis, dorénavant nichée dans son sac comme talisman, l’extractivisme maudit qui aujourd’hui la protège, la violence qui de tant de manières a transformé sa vie », peut-on lire lorsqu’elle s’enfonce dans la forêt avec un Opinel, son téléphone et une bombe lacrymogène en poche.

Phoebe Hadjimarkos Clarke accompagne cette quête d’une place dans la société par un style qui mélange langage soutenu et oralité, longues phrases et énoncés rapides. Les dialogues utilisent l’italique et peu d’indications des locuteurs. Le tout a pour effet de brouiller encore un peu plus les pistes. Si le roman dépeint une réalité mouvante et des contours flous, il s’empare néanmoins avec vigueur de thèmes parfaitement clairs. En filigrane se développe une fine réflexion sur la part animale qui reste en tout être humain, alors même que la biodiversité décline ; mais surtout est explorée avec constance cette propension que nous avons à ressentir de la peur devant l’inconnu ou ce qui est mal défini. Devant un avenir incertain aussi. De fait, Aliène résonne pleinement à une époque où les menaces – pandémie, guerre, repli identitaire… – sont légion pour qui se montre sensible au pouls accéléré du monde.

Phoebe Hadjimarkos Clarke, Aliène, éditions du Sous-sol, 2024, 288 p., 19,50 €

dimanche 26 mai 2024

Pour le supplément littéraire du « Tageblatt » : Reus, 2066 (mai 2024)

[Je reproduis ici, passé un certain délai, mes articles consacrés à des livres relevant des littératures de l’imaginaire pour le supplément Livres-Bücher du Tageblatt luxembourgeois. Limités en signes, ces articles sont formatés pour un journal imprimé, mais celui-ci ne les publie pas en ligne.]

La mémoire de l’avenir
Pablo Martín Sánchez en cabochard autofictif

Avec ce roman qui se projette dans un avenir pas si lointain, Pablo Martín Sánchez utilise la forme du journal pour anticiper ce que nous réservent les présents hoquets de la société. Une fable postapocalyptique classique, mais qui déploie une belle virtuosité littéraire.

Comme l’auteur, dont il partage le nom, le narrateur a 89 ans en 2066. Laissons-le se présenter : « je ne suis qu’un vieux radoteur qui vomit ses frustrations sur les feuilles blanches des livres oubliés d’une bibliothèque disparue d’un ancien asile d’aliénés d’une ville déserte d’un ancien pays dévasté ». De fait, Reus est maintenant quasi abandonnée. Le pacte transatlantique de la Honte a prévu l’évacuation complète de la péninsule Ibérique, afin d’en faire une « base militaire pour protéger l’Occident des barbares du Sud et de l’Orient ». À quelques semaines de la fin du moratoire qui permet aux rares récalcitrants de vivre encore au pays, le Pablo Martín Sánchez de 2066 entame donc un journal, confiné avec une douzaine de personnes dans l’ex-établissement hospitalier Pere Mata. Aura-t-il des lecteurs ?

En tout cas, ces pages griffonnées sur les feuilles glanées dans des ouvrages caducs invitent à vivre par procuration la deuxième partie du XXIe siècle dans le sud de la Catalogne. Et le moins que l’on puisse dire, c’est que l’atmosphère n’y est pas à la fête. À la militarisation démesurée de l’Occident fait écho la violence des rares habitants restés dans la ville. Sans électricité ni communications — la Grande Panne est passée par là —, avec un stock de vivres et de médicaments limité, chacun fait de son mieux pour assurer sa survie. La petite communauté retranchée dans le Pere Mata représente ainsi une exception solidaire, quoique les jalousies ou les crises de folie ne tardent pas à en ébrécher l’harmonie. Le monde décrit par le narrateur (ou l’auteur, ou les deux, allez savoir) se rapproche des classiques fictions postapocalyptiques survivalistes, avec une opposition marquée entre les puissants et les petites gens, entre les citoyens du monde et celles et ceux qui restent attachés à leur coin de terre.

L’oulipien Sánchez apporte au genre une écriture foisonnante, où s’invitent des contraintes, des listes, des rêves. Dans un journal, rédige-t-il, « il suffit de se laisser porter par le courant irréfrénable de la vie quotidienne, même si les circonstances sont exceptionnelles ». C’est ainsi que la capture d’un lapin lui permet d’insérer une recette de cuisine en bonne et due forme, ou que la fabrication d’un xylophone appelle à lire une partition bancale, bientôt corrigée par une pensionnaire du Pere Mata. On trouvera aussi la reproduction d’une nouvelle de l’auteur publiée à la fin des années 2020. La littérature tient évidemment une place, de Durkheim à Borges en passant par Montale… ou le Catalan Gabriel Ferrater, Sánchez convoquant en filigrane les figures nées à Reus, tout comme lui. Autofiction anticipée, références multiples, humour teinté d’autodérision, le livre oppose à une société sclérosée et ultraviolente la culture humaniste de son narrateur presque nonagénaire.

Oulipo oblige, Reus, 2066 flirte aussi avec les mathématiques : un autre fil rouge du journal est le poème mnémotechnique que Pablo Martín Sánchez compose pour évoquer les décimales du nombre pi. La longue énumération apaise les souvenirs des malheurs qui ont frappé sa famille, car même si la vie quotidienne au Pere Mata n’est pas dénuée de tendresse, le vieux cabochard est parfois rattrapé par le passé. Cabochard ? C’est qu’il est bien décidé à rester jusqu’au bout dans sa cité natale. Malgré les survols de plus en plus fréquents d’héliautos, qui lâchent des tracts incitant à se rendre sur les derniers navires d’évacuation. Cet entêtement permet aux générations futures — et surtout présentes — de lire sa chronique, celle de l’advenue d’une société militarisée de la méfiance. Pablo Martín Sánchez, grâce à un traitement littéraire à la fois érudit et accessible, nous met en garde avec maestria.

Pablo Martín Sánchez, Reus, 2066, traduit de l’espagnol par Jean-Marie Saint-Lu, éditions Zulma & La Contre Allée, 2024, 368 p., 23 €

vendredi 19 avril 2024

Pour le supplément littéraire du « Tageblatt » : L’Enfant des forêts (septembre 2023)

[Je reproduis ici, passé un certain délai, mes articles consacrés à des livres relevant des littératures de l’imaginaire pour le supplément Livres-Bücher du Tageblatt luxembourgeois. Limités en signes, ces articles sont formatés pour un journal imprimé, mais celui-ci ne les publie pas en ligne.]

Fascinante perversité
Un conte sauvage de Michel Hauteville

Dans ce livre pour le moins dérangeant, la réalité migratoire du monde d’aujourd’hui croise le mythe de l’ogre. Dégoût et fascination se combinent à la lecture.

L’ambiguïté de L’Enfant des forêts tient tout d’abord au lieu où se situe l’action. Dans un pays quasi réel et « infesté de migrants », selon les mots de Gundrup le chasseur ? Ou bien sommes-nous dans une forêt de légende, celle où se serait perdu le Petit Poucet ? Si l’électricité ou le GPS sont mentionnés, on pourrait tout de même se trouver dans un monde de conte des frères Grimm modernisé. Toujours est-il que ledit Gundrup a tous les attributs de l’ogre : il piège les malheureuses familles qui ont franchi la mer, afin de garnir son garde-manger avec les parents et sa cave avec les enfants. Il vend ensuite ces derniers à un voisin ou se les réserve pour sa propre consommation, sexuelle cette fois. Non, le roman n’est pas à mettre entre toutes les mains, et les âmes sensibles feront bien de ne pas le commencer.

Après la sidération du début se dégage toutefois un certain envoûtement dans l’alternance des voix, celle de Gundrup, donc, et celle du jeune prisonnier qu’il appelle « Numièr Zeïsch », son sixième « apprenti ». Le chasseur est abominable, certes, mais il cherche son héritier, celui qui perpétuera les traditions cynégétiques ancestrales de ce coin perdu où passent pour leur malheur des migrants en transit. Commence alors un jeu du chat et de la souris effrayant, où l’horreur psychologique se mêle à la violence physique. Tout dans l’expression de Gundrup — vocabulaire, savoir, savoir-faire — montre une culture qui devrait s’opposer à sa bestialité. Mais sa laideur reste « profondément enfouie dans les chairs ». Les chapitres qui donnent le point de vue de Numièr Zeïsch sur les événements du récit bénéficient d’une ponctuation particulière et d’un rythme marqué par des traits obliques. Petit à petit, les enseignements de l’ogre s’insèrent dans le discours de l’enfant, qui devient un adulte en puissance dont la perversité le dispute à celle de son ravisseur. L’ambiguïté s’installe alors aussi dans les rapports des personnages, en un face-à-face de poker menteur où c’est la vie qui est en jeu.

Pour réinjecter de la tension narrative, l’auteur fait intervenir deux autres captifs, lesquels vont grandement influencer l’issue de ce conte sauvage. Est-ce à dire que cannibalisme, pédophilie ou torture passent mieux ou se trouvent dilués dans l’action, dans le style habilement ouvragé ? Certes pas. L’Enfant des forêts demeure une lecture dérangeante, parfois même insoutenable. Michel Hauteville sait cependant toujours rester du côté qui fait que l’on veut continuer, connaître la fin. Celle-ci semble peut-être un peu abrupte, mais est en même temps un soulagement. Et l’on ne regrette pas d’être allé jusqu’au bout, car la noirceur de l’humanité fait aussi littérature.

Michel Hauteville, L’Enfant des forêts, Le Tripode, 2023, 336 p., 19 €

Pour le supplément littéraire du « Tageblatt » : Les Chants de Nüying (septembre 2022)

[Je reproduis ici, passé un certain délai, mes articles consacrés à des livres relevant des littératures de l’imaginaire pour le supplément Livres-Bücher du Tageblatt luxembourgeois. Limités en signes, ces articles sont formatés pour un journal imprimé, mais celui-ci ne les publie pas en ligne.]

Chacun cherche son chant
Émilie Querbalec : Un roman de premier contact

Après Quitter les monts d’Automne, prix Rosny aîné en 2021, Émilie Querbalec s’offre un retour gagnant pour son deuxième opus chez Albin Michel Imaginaire.

Les Chants de Nüying, ce sont les sons étranges repérés par une sonde sur cette exoplanète qui tourne autour de l’étoile Shun, à vingt-quatre années-lumière de la Terre. Au XXVIe siècle, le Yùtù Mèng s’apprête donc à partir vers Nüying avec à son bord des scientifiques, mais aussi un entrepreneur spatial sino-américain conseillé par un gourou tibétain. Car si le roman se situe dans un univers uchronique où la Chine — on l’aura deviné aux divers noms employés — est la puissance spatiale qui a la première envoyé un homme sur la Lune, l’invasion du Tibet a bien eu lieu, elle, favorisant la constitution d’une diaspora à la spiritualité en vogue, mêlée aux innovations technologiques.

Émilie Querbalec opte pour une narration qui alterne les personnages. Brume, biologiste plus à l’aise avec les mammifères marins qu’avec les humains, espère découvrir les êtres à l’origine des chants extraterrestres. William, cybernéticien féru de poésie chinoise, participe à bord au projet de réincarnation numériquement assistée du milliardaire Jonathan Wei, président de Space’O (oui, le modèle est plutôt transparent). S’invitent aussi Meriem, astrophysicienne, Dana, cybernéticienne en chef, leur fille Anouk ou le gourou de la secte Terre d’Éveil, Sonam Tsering. Tous ont leurs propres objectifs dans ce voyage, et le tissage de ces aspirations qui parfois s’entrechoquent donne de l’épaisseur à l’intrigue. Le style de Querbalec montre une réelle volonté inclusive et une empathie profonde pour ses personnages, mais cela ne l’empêche pas de faire passer tout ce petit monde par une série d’épreuves sévères : ne s’aventure pas qui veut vers les étoiles !

Si l’incommunicabilité avec les espèces extraterrestres (avec un air de Fiasco de Stanislas Lem) est ici le thème principal, l’autrice brasse avec maîtrise d’autres notions en vogue dans la littérature de science-fiction actuelle, dont le voyage dans un vaisseau-monde ou le transfert numérique de la conscience. Au moyen d’une base scientifique solide et en prenant appui sur la spiritualité orientale, elle signe un roman de premier contact foisonnant, qui fascine et interroge à la fois.

Émilie Querbalec, Les Chants de Nüying, Albin Michel Imaginaire, 2022, 464 p., 22,90 €.

Pour le supplément littéraire du « Tageblatt » : Les Temps ultramodernes (mars 2022)

[Je reproduis ici, passé un certain délai, mes articles consacrés à des livres relevant des littératures de l’imaginaire pour le supplément Livres-Bücher du Tageblatt luxembourgeois, cet article en particulier étant destiné à être lié à un prochain sur ce site qui sera consacré à La Croisière bleue, la nouvelle incursion de Laurent Genefort dans les temps ultramodernes. Limités en signes, ces articles sont formatés pour un journal imprimé, mais celui-ci ne les publie pas en ligne.]

Hommage uchronique
Laurent Genefort : Sur les traces de Le Rouge et Wells

Dans son dernier roman, Laurent Genefort réinvente le Paris des années 1920 à la lumière d’une découverte imaginée : la cavorite, aux propriétés antigravitationnelles. Une uchronie teintée d’atompunk qui rend hommage aux pionniers de la science-fiction.

Dans le Paris des Temps ultramodernes, seule la plèbe emprunte les immenses trottoirs roulants des grands axes. Les plus fortunés, eux, se déplacent dans les airs et amarrent leurs véhicules au troisième étage des immeubles, là où l’opulence commence. Les paquebots volants réduisent les temps de parcours entre capitales… mais aussi vers Mars, où les Terriens ont établi une colonie. Tout cela grâce à la découverte de la cavorite, une roche radioactive qui a la particularité d’annuler la gravité. Mais ses réserves s’épuisent, et les Curie ont déterminé que son effet, qu’on croyait quasi éternel, est de durée très limitée.

C’est donc dans un monde où les tensions géopolitiques pour l’approvisionnement en cavorite sont exacerbées que s’entrelacent plusieurs histoires. D’abord celle de Renée Manadier, institutrice forcée de se rendre à Paris pour y trouver du travail, qui va faire la rencontre fortuite d’un Martien échappé du Jardin des plantes. On suit également l’artiste Georges Moinel, lequel se retrouve en contact avec des mouvements politiques radicaux. Quant au commissaire Peretti, qui va s’adjoindre les services de la journaliste Marthe Antin, il va mettre au jour des agissements suspects jusqu’au plus haut de l’État. Enfin, le Dr Chery, condamné pour avoir stérilisé des jeunes filles pauvres dans ses cliniques, va se voir proposer sur Mars la direction d’un étrange camp.

Dans ce roman, Laurent Genefort rend un hommage appuyé à deux pionniers de la science-fiction. En effet, la cavorite est une invention de H. G. Wells, en 1901, dans The First Men in the Moon. La faune de Mars est, elle, tout droit sortie du Prisonnier de la planète Mars, un livre de Gustave Le Rouge emblématique du merveilleux scientifique français, paru en 1908. Au fil des pages, le travail de documentation de l’auteur permet une plongée réaliste dans ce Paris bouillonnant des années 1920, créant la suspension d’incrédulité nécessaire à la lecture. Ainsi, nombre d’artistes historiques — parmi lesquels Picasso, Bonnard, Cocteau ou Paul d’Ivoi — y peignent ou y écrivent sur la cavorite, tandis qu’un mouvement immobiliste prétend résister à l’accélération du monde apportée par celle-ci. Des allusions sont distillées dans les noms employés, afin de procurer quelques clins d’œil aux amateurs éclairés : on rencontre un chercheur appelé Cornélius (le Dr Cornélius est une autre figure de l’œuvre de Gustave Le Rouge) ou le paquebot Aelita (d’après le roman de Tolstoï où la révolution soviétique s’invite sur Mars). Le style très allant de Genefort permet d’intégrer ces références sans ostentation ; nul besoin d’expertise en science-fiction historique pour passer avec lui de Paris à Mars et retour.

Au-delà de l’aspect divertissant de l’aventure pointent des thématiques bien actuelles. On pensera tout d’abord à la raréfaction d’une ressource naturelle à l’origine de notre civilisation moderne (ou ultramoderne ?), évidemment. Mais l’évocation de la colonisation, incluant le sort réservé aux peuples colonisés, est aussi bien présente. L’hommage de Laurent Genefort à ses grands prédécesseurs se pare ainsi des atours de la réflexion sur notre époque, comme il sied à un ouvrage de science-fiction. Au lieu de mettre en question le présent au moyen du futur, cependant, l’uchronie le fait ici au moyen d’un passé différent. Spécialiste primé des planet operas, le romancier réussit pleinement son incursion dans le genre.

Laurent Genefort, Les Temps ultramodernes, Albin Michel Imaginaire, 2022, 464 p., 22,90 €.