[Je reproduis ici, passé un certain délai, mes articles consacrés à des livres relevant des littératures de l’imaginaire pour le supplément Livres-Bücher du Tageblatt luxembourgeois, cet article en particulier étant destiné à être lié à un prochain sur ce site qui sera consacré à La Croisière bleue, la nouvelle incursion de Laurent Genefort dans les temps ultramodernes. Limités en signes, ces articles sont formatés pour un journal imprimé, mais celui-ci ne les publie pas en ligne.]

Hommage uchronique
Laurent Genefort : Sur les traces de Le Rouge et Wells

Dans son dernier roman, Laurent Genefort réinvente le Paris des années 1920 à la lumière d’une découverte imaginée : la cavorite, aux propriétés antigravitationnelles. Une uchronie teintée d’atompunk qui rend hommage aux pionniers de la science-fiction.

Dans le Paris des Temps ultramodernes, seule la plèbe emprunte les immenses trottoirs roulants des grands axes. Les plus fortunés, eux, se déplacent dans les airs et amarrent leurs véhicules au troisième étage des immeubles, là où l’opulence commence. Les paquebots volants réduisent les temps de parcours entre capitales… mais aussi vers Mars, où les Terriens ont établi une colonie. Tout cela grâce à la découverte de la cavorite, une roche radioactive qui a la particularité d’annuler la gravité. Mais ses réserves s’épuisent, et les Curie ont déterminé que son effet, qu’on croyait quasi éternel, est de durée très limitée.

C’est donc dans un monde où les tensions géopolitiques pour l’approvisionnement en cavorite sont exacerbées que s’entrelacent plusieurs histoires. D’abord celle de Renée Manadier, institutrice forcée de se rendre à Paris pour y trouver du travail, qui va faire la rencontre fortuite d’un Martien échappé du Jardin des plantes. On suit également l’artiste Georges Moinel, lequel se retrouve en contact avec des mouvements politiques radicaux. Quant au commissaire Peretti, qui va s’adjoindre les services de la journaliste Marthe Antin, il va mettre au jour des agissements suspects jusqu’au plus haut de l’État. Enfin, le Dr Chery, condamné pour avoir stérilisé des jeunes filles pauvres dans ses cliniques, va se voir proposer sur Mars la direction d’un étrange camp.

Dans ce roman, Laurent Genefort rend un hommage appuyé à deux pionniers de la science-fiction. En effet, la cavorite est une invention de H. G. Wells, en 1901, dans The First Men in the Moon. La faune de Mars est, elle, tout droit sortie du Prisonnier de la planète Mars, un livre de Gustave Le Rouge emblématique du merveilleux scientifique français, paru en 1908. Au fil des pages, le travail de documentation de l’auteur permet une plongée réaliste dans ce Paris bouillonnant des années 1920, créant la suspension d’incrédulité nécessaire à la lecture. Ainsi, nombre d’artistes historiques — parmi lesquels Picasso, Bonnard, Cocteau ou Paul d’Ivoi — y peignent ou y écrivent sur la cavorite, tandis qu’un mouvement immobiliste prétend résister à l’accélération du monde apportée par celle-ci. Des allusions sont distillées dans les noms employés, afin de procurer quelques clins d’œil aux amateurs éclairés : on rencontre un chercheur appelé Cornélius (le Dr Cornélius est une autre figure de l’œuvre de Gustave Le Rouge) ou le paquebot Aelita (d’après le roman de Tolstoï où la révolution soviétique s’invite sur Mars). Le style très allant de Genefort permet d’intégrer ces références sans ostentation ; nul besoin d’expertise en science-fiction historique pour passer avec lui de Paris à Mars et retour.

Au-delà de l’aspect divertissant de l’aventure pointent des thématiques bien actuelles. On pensera tout d’abord à la raréfaction d’une ressource naturelle à l’origine de notre civilisation moderne (ou ultramoderne ?), évidemment. Mais l’évocation de la colonisation, incluant le sort réservé aux peuples colonisés, est aussi bien présente. L’hommage de Laurent Genefort à ses grands prédécesseurs se pare ainsi des atours de la réflexion sur notre époque, comme il sied à un ouvrage de science-fiction. Au lieu de mettre en question le présent au moyen du futur, cependant, l’uchronie le fait ici au moyen d’un passé différent. Spécialiste primé des planet operas, le romancier réussit pleinement son incursion dans le genre.

Laurent Genefort, Les Temps ultramodernes, Albin Michel Imaginaire, 2022, 464 p., 22,90 €.