[Je reproduis ici, passé un certain délai, mes articles consacrés à des livres relevant des littératures de l’imaginaire pour le supplément Livres-Bücher du Tageblatt luxembourgeois. Limités en signes, ces articles sont formatés pour un journal imprimé, mais celui-ci ne les publie pas en ligne.]

Fascinante perversité
Un conte sauvage de Michel Hauteville

Dans ce livre pour le moins dérangeant, la réalité migratoire du monde d’aujourd’hui croise le mythe de l’ogre. Dégoût et fascination se combinent à la lecture.

L’ambiguïté de L’Enfant des forêts tient tout d’abord au lieu où se situe l’action. Dans un pays quasi réel et « infesté de migrants », selon les mots de Gundrup le chasseur ? Ou bien sommes-nous dans une forêt de légende, celle où se serait perdu le Petit Poucet ? Si l’électricité ou le GPS sont mentionnés, on pourrait tout de même se trouver dans un monde de conte des frères Grimm modernisé. Toujours est-il que ledit Gundrup a tous les attributs de l’ogre : il piège les malheureuses familles qui ont franchi la mer, afin de garnir son garde-manger avec les parents et sa cave avec les enfants. Il vend ensuite ces derniers à un voisin ou se les réserve pour sa propre consommation, sexuelle cette fois. Non, le roman n’est pas à mettre entre toutes les mains, et les âmes sensibles feront bien de ne pas le commencer.

Après la sidération du début se dégage toutefois un certain envoûtement dans l’alternance des voix, celle de Gundrup, donc, et celle du jeune prisonnier qu’il appelle « Numièr Zeïsch », son sixième « apprenti ». Le chasseur est abominable, certes, mais il cherche son héritier, celui qui perpétuera les traditions cynégétiques ancestrales de ce coin perdu où passent pour leur malheur des migrants en transit. Commence alors un jeu du chat et de la souris effrayant, où l’horreur psychologique se mêle à la violence physique. Tout dans l’expression de Gundrup — vocabulaire, savoir, savoir-faire — montre une culture qui devrait s’opposer à sa bestialité. Mais sa laideur reste « profondément enfouie dans les chairs ». Les chapitres qui donnent le point de vue de Numièr Zeïsch sur les événements du récit bénéficient d’une ponctuation particulière et d’un rythme marqué par des traits obliques. Petit à petit, les enseignements de l’ogre s’insèrent dans le discours de l’enfant, qui devient un adulte en puissance dont la perversité le dispute à celle de son ravisseur. L’ambiguïté s’installe alors aussi dans les rapports des personnages, en un face-à-face de poker menteur où c’est la vie qui est en jeu.

Pour réinjecter de la tension narrative, l’auteur fait intervenir deux autres captifs, lesquels vont grandement influencer l’issue de ce conte sauvage. Est-ce à dire que cannibalisme, pédophilie ou torture passent mieux ou se trouvent dilués dans l’action, dans le style habilement ouvragé ? Certes pas. L’Enfant des forêts demeure une lecture dérangeante, parfois même insoutenable. Michel Hauteville sait cependant toujours rester du côté qui fait que l’on veut continuer, connaître la fin. Celle-ci semble peut-être un peu abrupte, mais est en même temps un soulagement. Et l’on ne regrette pas d’être allé jusqu’au bout, car la noirceur de l’humanité fait aussi littérature.

Michel Hauteville, L’Enfant des forêts, Le Tripode, 2023, 336 p., 19 €