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dimanche 16 juillet 2023

Pour Traction-brabant 104 : Il saignera des cordes

À quoi tient la visibilité d’un recueil de poésie (je n’ose parler de succès pour notre niche littéraire bien-aimée) ? Souvent aux efforts déployés par son auteur ou autrice pour le présenter à son cercle de connaissances, à grands coups de réseaux sociaux. De ce livre qui n’a pas été montré sur ceux-ci, Antoine Gallardo, son éditeur, dit avoir vendu en tout et pour tout… onze exemplaires après sa sortie, en 2021 [erratum pour la version en ligne : il s’agit de onze exemplaires entre début 2022 (et pas la sortie en 2021) et l’annonce des prix CoPo], avant qu’Il saignera des cordes reçoive le prix CoPo et le prix CoPo des lycéens en 2023. Beau doublé. Réparons donc une injustice en lui consacrant cette note dans Traction-brabant, gage s’il en est de notoriété !

Car Il saignera des cordes, pour rester sérieux, est un excellent recueil. Une page liminaire nous apprend qu’on y rencontrera Ulysse, un homme écroué loin de chez lui, qui tient pendant sa captivité grâce au souvenir de la voix de sa femme. Piochant chez Homère une inspiration qu’il repeint aux couleurs de l’incarcération moderne, Nicolas Gonzales sert un compte à rebours jusqu’à la libération, en quatre époques : un peu, beaucoup, passionnément, à la folie. Le poème d’amour se présente ici comme émouvant, mais aussi angoissant ; la promesse du titre, « il saignera des cordes », est faite dès le premier texte. On ne saura jamais la véritable raison de la condamnation d’Ulysse, mais ce qui est sûr, c’est que sa sortie ne sera pas de tout repos pour ses adversaires : plutôt que des roses, il évoque « le bouquet de sang frais que je vais t’offrir ». Alors qu’il s’« engage dans le sous-sol avec pour seul réconfort // des cris / des cris // et [son] auréole de mécréant », le protagoniste se figure le « regard poussiéreux d’épouse abandonnée » de celle qu’il a laissée se débrouiller sans lui (trahie ?), oscillant entre des épisodes fleur bleue et des accès d’hyperviolence. C’est ce contraste ainsi que les tropes très imaginatifs qui donnent de l’allant à ce recueil court mais musclé. Sanguin, plus exactement, tant le fil rouge du texte est le liquide qui coule dans les veines.

Tout à son entreprise de revisite de l’Odyssée dans un monde carcéral impitoyable, le poète distille des blocs de mythologie, des clins d’œil avisés : « personne / est le nom que je me suis offert // pour échapper aux mailles de l’exécution », qui plus est « en grec ancien retrouvant ma langue primitive ». Les époques sont mélangées en toute poésie ; le but n’est-il pas ici de « raccommoder le passé / avec une rustine de prosodie », homérienne de surcroît ? Avec ce texte bref et percutant, Nicolas Gonzales brasse l’amour et la violence, nous laissant parfois pantois, « la rétine perforée avec un pieu d’occasion ».

Nicolas Gonzales, Il saignera des cordes, La Boucherie littéraire, 90 p., 14 €, ISBN 979-10-96861-42-2
Cette chronique a paru dans le numéro 104 du poézine Traction-brabant, à découvrir ici si le cœur vous en dit. Merci à Patrice Maltaverne pour son accueil.


0016

Te savoir là
dévêtue sur une chaise

par une salve de langues
harcelée, bousculée sans relâche

raccommodant les blessures
les braises fanées de notre amour


par une érection de porcs
encerclée, désarmée sur le ring

guettant mon retour
à travers les coutures de ta robe

déjouant les cornes, les avances
et l’ultimatum d’un viol organisé


drapée de colère et d’un réquisitoire contre moi
recyclant tes larmes en pleine offensive

interdite au chant des couilles
qui s’enracinent impunément chez moi

salopards assoiffés
de ma femme

charognards apprêtés
sans la moindre idée du massacre qui vous attend

un bain de sang déjà prêt
un long film d’horreur dont vous ne sortirez pas

vivants

mardi 8 novembre 2022

Et les regarder les fantômes

Tout commence avec l’indication « Allegro. Maestoso. » Déjà les mélomanes auront la puce à l’oreille et penseront à un accompagnement symphonique, impression qui se concrétisera sans équivoque avec le troisième mouvement du recueil, « In ruhig fliessender Bewegung » : nous sommes ici sous l’égide de Mahler, et plus précisément dans les notes de sa deuxième symphonie. Du reste, l’autrice le mentionne dans un appendice en forme de « piste cachée » à la fin ; c’est que si la poésie de Pauline Catherinot ne se livre jamais tout entière, navigant souvent entre non-dits et suggestions, le lien avec la musique du compositeur autrichien revêt une importance particulière qu’il convient de ne pas négliger. À commencer par le surnom de la partition, « Résurrection », qui met en tête des pistes d’interprétation de ce texte court et puissant. « (Et) L’enfouissement. On se cache derrière des milliers de peaux. On laisse les entrailles pourrir. On la bouffe dans les congélateurs — cette existence » : chacun des fragments en prose poétique commence par ce « (Et) » incantatoire, suivi de phrases denses, hachées, à maintes reprises brisées par une ponctuation alternant entre points définitifs et tirets suspensifs. On y saute d’une idée à l’autre, comme si la mémoire — après tout, il est bien question de fantômes — fournissait des souvenirs incomplets, qu’ils soient refoulés en raison de leur violence ou tronqués par le passage des années. « Les araignées entre — Contre — Je n’ai pas le — C’est du granite qui — Jambes tremblent. Pas de point d’ancrage. » Dans ce livre où tout vacille se trouvent matérialisées tant la difficulté à vivre avec le passé que l’influence de celui-ci sur le présent, même lorsque cela relève d’un mouvement inconscient. Pauline capture les hésitations et les cahots du cerveau avec une langue fortement orale, dont on devine qu’elle se déploierait de façon furieusement complémentaire dans une lecture intime à haute voix. Et cela même si l’« On finit par — Douter du je, douter du il, douter du verbe lui-même ». La bande sonore de résurrection de Mahler apparaît dès lors comme un support à l’errance avec les fantômes du passé, pour coûte que coûte construire, malgré la difficulté de la tâche. L’ensemble laisse aussi entrevoir un film expérimental fantasmé (c’est le cas de le dire, au vu du titre), puisque la poétesse parsème son texte de « cuts » cinématographique. L’objet poétique, entre sombreur des réminiscences et corporalité (« Ça se situe entre les côtes. Le corps qui lutte et se — On ouvre les paumes »), se lit comme en se réveillant d’un rêve à la fois stimulant et angoissant, dans cet état un peu second d’avant la conscience.

Pauline Catherinot, Et les regarder les fantômes, La Boucherie littéraire, 48 p., ISBN 9791096861538

samedi 17 septembre 2022

Ligne de défense

Dix-huit poèmes, la plupart courts : Emanuel Campo préfère la concision pour livrer ce petit précis d’autodéfense intellectuelle, cet appel à la résistance par la poésie. « On entre dans la vie sans même connaître le videur », écrit-il, avant de conclure dans le texte éponyme du recueil : « Un doigt d’honneur pour seule ligne de défense. » Se défendre de quoi ? De l’absurdité administrative qui délivre des papiers inutiles sans donner la priorité au guichet aux femmes enceintes, des « paroles mortes » des journaux télévisés, des statistiques omniprésentes selon lesquelles le poète a « plus de chance / de [se] faire tuer par un proche / de battre [sa] copine à mort / de mourir heurté par une noix de coco ayant chu / que de [se] faire exécuter dans une vidéo relayée par les médias ». Campo fait partie de ce courant de la poésie qui propose une critique frontale de la société, dans une langue fortement oralisée qui appelle à la performance. Il mêle l’invective au romantisme, caresse le registre familier pour en extraire l’efficacité. Car il sait « qu’un jour / tout le poids des fermetures agglutinées en soi / fait qu’ça pète ». Pourtant, il est nécessaire de « ne pas céder, ne pas céder, ne pas céder ». Il fait donc son maximum pour « viser juste, sans la loupe de l’émotion », à coups de strophes qu’il décoche avec parcimonie, après le temps de la réflexion. La parole qu’il porte n’en pèse que plus. Tandis que « le prix de la baguette / continue son ascension de la tour Eiffel », il versifie pour témoigner. Certes, dans le milieu de la poésie (entre autres), poètes, lecteurs et lectrices confondues, « on est entre nous », rappelle-t-il. Et alors ? Il faudra bien qu’un jour ça change ; Campo y œuvre aussi en s’impliquant dans le spectacle vivant (quatre textes sont tirés d’un spectacle qu’il a joué avec Paul Wamo). On pourrait dire que la meilleure ligne de défense, c’est l’attaque poétique. Pour faire moins guerrier : le foisonnement poétique saura un jour passionner les foules. De petits livres comme celui-ci, faciles à transporter, à offrir, auront un rôle à jouer.

Emanuel Campo, Ligne de défense, La Boucherie littéraire, ISBN 979-10-96861-44-6

samedi 9 juillet 2022

Chaque jour ausculter

Quelle meilleure position pour scruter la diversité des histoires personnelles que la chaise du médecin généraliste (ou médecin de famille, autrefois, comme se plaît à le rappeler Jean-Luc Catoir dans sa courte biographie) ? Si l’on aime la poésie qui propose des récits brefs, des tranches de vie, Chaque jour ausculter est un recueil où l’on trouvera son bonheur, assurément. Entre celle qui « s’est brûlée à tous les alcools » et celui dont « l’égo déborde de [la] panse », de « la mine déconfite » de celui qui prend son médecin à partie « au sujet de sa femme / devenue végane » au « soupir / des revues mille fois feuilletées » dans la salle d’attente déserte après la dernière consultation, les poèmes rassemblés, en quelques vers (rarement plus d’une page en petit format), construisent des expériences sensorielles et émotionnelles singulières… sans pour autant briser le secret professionnel. Bien sûr, la mort est omniprésente, puisque le lot du médecin est d’accompagner ses patients, certains jusqu’au bout. Et sont de mise la tendresse (« elle / assise en face de moi / entrouvre son corsage / tend un téton rose à l’enfant // l’encre du stylo / prend la couleur du lait / la seule prescription / est cette blancheur ») comme l’absence de jugement. Mais plutôt que ces aspects bien présents et au fond attendus, c’est sur autre chose que je voudrais insister : l’humour. Jean-Luc Catoir a l’art de convertir des situations tragiques ou délicates en déclencheurs de bons mots, comme lorsqu’il conclut le poème consacré à celui qui râle à propos de sa femme végane : « au lieu du pharmacien / sur-le-champ / l’ai envoyé consulter / un livre de cuisine ». On imagine qu’il faut bien ça pour tenir, pour désamorcer les cercles vicieux, et il nous en fait profiter. Chaque jour ausculter, chaque jour trouver la beauté et l’espoir dans la maladie, le petit bobo… voire la mort. Un patient au « nez cassé / suite à une rixe » le fait rire, des « fesses rondes moulées dans un jean / seins qui pointent sous le corsage » le troublent ; loin du geste mécanique, sa pratique lui apporte un émerveillement de tous les jours qu’il transcrit dans sa poésie. Écrire que le livre devrait être remboursé par la Sécurité sociale serait un cliché majeur, alors ne l’écrivons pas. Quoique ?

Jean-Luc Catoir, Chaque jour ausculter, La Boucherie littéraire (extraits sous ce lien), ISBN 979-10-96861-50-7

mercredi 22 juin 2022

Prends ces mots pour tenir

Une règle que je me suis donnée et que je n’ai transgressée qu’ailleurs que sur ce blog — lorsqu’une personne responsable de publication m’a spécifiquement demandé d’écrire sur un ouvrage —, c’est de n’écrire que sur les livres que j’aime. Et j’ai failli ne pas écrire sur Prends ces mots pour tenir. Pendant une bonne partie de la lecture (quoique le livre fasse officiellement 34 pages !), j’ai pensé être en présence d’un ouvrage bien écrit mais obsessionnel, qui convoque l’amour des mots mais sans les varier vraiment, qui s’assure habilement de mes émotions grâce à un sujet qu’on ne peut pas ne pas trouver poignant… avant, puisqu’il n’y a que les imbéciles qui ne changent pas d’avis, de me rendre à deux évidences : Julien Bucci a écrit ainsi à dessein, et il sait jouer de concision pour asseoir ses effets. Mais tout cela mérite une explication. D’abord, le thème, grave : la douleur d’une mère vue par son fils. Et puis le lien avec la poésie : le recueil commence par « ta douleur est partout / derrière chaque parole » ; la mère se récite des « mots mantras » pour tenir et pour « mater enfin / [la] douleur ». Lorsqu’on lit beaucoup de poésie contemporaine, on connaît la récurrence des thèmes de la douleur et de la poésie qui parle de poésie. C’est pourquoi, au départ, j’ai reçu les vers du poète comme une sorte de chantage émotionnel : vois la douleur et compatis, s’il te plaît. Mais ce sentiment s’est transformé une fois le livre refermé. En effet, comme écrit ci-dessus, l’ouvrage est concis. On ne peut lui reprocher de s’apitoyer ; en fait, je soupçonne Julien Bucci d’avoir raboté tout ce qui dépasse (c’est là qu’intervient l’expression à dessein utilisée plus haut), afin de proposer un coup de poing efficace. Et il l’est ! Quant au lexique, le concept de « mots mantras » implique une certaine répétition ; plutôt qu’affecté par un vocabulaire limité, le texte se développe autour d’un nombre restreint de mots (« nos mots se raréfient » peut-on d’ailleurs lire presque à la fin), comme lorsque l’on répète à l’envi la même chose pour s’en persuader. Et, partant, les défauts subjectifs que j’ai cru déceler au départ sont devenus des témoignages d’une construction plutôt bien pensée. Pas mal. Et cela valait bien une chronique-minute en forme de mea culpa, sans doute.

Julien Bucci, Prends ces mots pour tenir, La Boucherie littéraire (extrait sous ce lien), ISBN 979-10-96861-48-4