Pour ce tome final des tribulations d’Andrea Cort, les éditions Albin Michel Imaginaire ont à nouveau opté pour un format où la pièce de résistance du roman est accompagnée de textes plus courts, achevant ainsi la publication en français de tous les écrits d’Adam-Troy Castro consacrés à la garce psychorigide et cabossée qu’on a découverte dans Émissaires des morts, puis suivie dans La Troisième Griffe de dieu. Tome final, on ne sait pas vraiment, d’ailleurs, puisque Castro a indiqué vouloir continuer à explorer l’univers où évolue Cort — il s’est ménagé en tout cas dans ces textes de belles possibilités de progression narrative, ce dont on ne se plaindra pas.
Direction donc la planète Vlhan, avec la novella « Les Lames qui sculptent les marionnettes », qui ouvre le volume. On y retrouve Jason Bettelhine, un personnage clé de La Troisième Griffe de dieu. Rejeton rebelle d’une famille de marchands d’armes, il a séjourné longuement sur le « trou à rats orbital » Deriflys, où sa relation avec Harille l’a préservé de la déchéance. Or, la jeune femme s’est mis en tête de participer au Ballet de la planète Vlhan : une fois par année locale, certains Vlhanis s’engagent dans ce rituel où la danse mène inéluctablement à la mort. Si aucune autre espèce n’a encore réussi à déchiffrer le langage de ces êtres fascinants, et, partant, la signification du Ballet, des êtres humains ont depuis un certain temps une attirance pour cet événement morbide, allant jusqu’à se laisser modifier le corps pour pouvoir y prendre part. Car les Vlhanis ont une apparence physique bien particulière : en gros, une boule noire chitineuse où sont concentrés les organes, ainsi que des tentacules de plusieurs dizaines de mètres, qui leur servent à communiquer et à se déplacer. Les transformations nécessaires pour adapter la morphologie humaine au Ballet sont donc à la fois longues (deux ans, est-il mentionné) et douloureuses, tant pour les aspirants danseurs que pour les personnes qui tiennent à eux et doivent ainsi les perdre. C’est ici le cœur du récit : comment la transformation de Harille va affecter Jason. Vous aurez remarqué que d’Andrea Cort, il n’est point question : c’est que notre (anti)héroïne n’apparaît pas dans ce texte, qui pourtant revêt une importance toute particulière pour introduire le fameux Ballet, qu’on retrouvera dans le roman. Castro y mène la danse très alertement, avec quelques passages de transformations physiques assez peu ragoûtants, mais diablement efficaces. Et on ne parle pas ici de « simples » augmentations cyberpunk ; le but, rappelons-le, est de transformer des humains en non-humains. Âmes sensibles s’abstenir, donc.
Si le deuxième tome perdait, on l’a vu, un peu de l’émerveillement du premier devant la description d’autres espèces sentientes, Adam-Troy Castro nous sert sur un plateau, dans La Guerre des marionnettes, les Vlhanis. Intrigants à souhait, tant par leur physique (l’un d’eux est bien croqué sur l’illustration de couverture de Manchu) que par leur communication sophistiquée pas encore décodée, mais surtout par ce Ballet dont on sent qu’il signifie quelque chose, ils sont au centre de la réussite du roman. Car la danse ne va pas se passer comme prévu, et Andrea Cort va se trouver au milieu d’une folie meurtrière de l’espèce autochtone qui va dépasser le cadre du rituel annuel macabre. Les IAs-source, en plus, l’ont prévenue : des choix qu’elle fera sur Vlhan découlera l’annihilation ou non de deux espèces sentientes, rien que ça. Et à la planète à feu et à sang se greffera une enquête périphérique sur la disparition d’une jeune femme venue rejoindre les humains candidats au Ballet, qui permettra à Cort de se confronter à une garce psychorigide de sa trempe, et à Castro de pousser les portes d’une ébauche de psychanalyse (pas éprouvante à la lecture, rassurons-nous) pour sa protagoniste. En effet, ce roman est bien celui des choix pour Andrea Cort. Mais la structure du récit empêche d’en révéler trop, comme d’habitude. Mentionnons cependant qu’un ressort narratif qu’on attendait quand même un peu dans la série est enfin exploité ici, et plutôt pas mal : la séparation psychique des Porrinyard, les amants inseps d’Andrea (rappel, même si vous avez lu les épisodes précédents : des personnes partageant le même esprit et la même personnalité augmentée dans leurs corps distincts).
Moins d’enquête ici, plus d’action, mais aussi pas mal de psychologie, tout en mettant en valeur une espèce extraterrestre fascinante : la recette est subtilement dosée et fonctionne très bien. Il faut toutefois, comme dans la novella qui précède le roman, s’accrocher et ne pas défaillir lorsque certaines transformations physiques sont décrites. Et puis le tout est sans conteste composé dans une veine pessimiste. Certes, Cort se voit proposer des choix, mais le titre le dit bien : humains comme autres sentients sont ballottés comme des marionnettes (c’est ainsi que sont surnommés les Vlhanis, bien entendu pas une coïncidence) dans une guerre entre deux factions (ce n’est pas divulgâcher que l’écrire : à ce stade, c’est une information connue, il est de toute façon nécessaire de lire les tomes dans l’ordre). Si Andrea semble une pièce bien importante aux yeux des belligérants, tant mieux pour nous, puisque nous pouvons apprécier ses aventures… mais l’avenir n’y est pas rose pour autant. Mieux vaut donc ne pas se lancer dans le roman si l’on est déprimé. Mais si l’on veut s’y plonger avec un mental au plus haut, on le fera avec grand plaisir, d’autant que continue la réflexion amorcée dans les précédents sur le libre arbitre, le bonheur et la culpabilité, aisément transposable dans notre monde à nous. Après tout, serions-nous en passe de créer des IAs-source toutes-puissantes comme celles que décrit Castro que ce ne serait pas si étonnant. Pensons à la dépendance aux écrans, pour commencer (et lisons donc des livres, plutôt !).
Pour conclure le volume et verser une petite larme, dernier texte sur Andrea Cort oblige, l’éditeur propose l’excellente nouvelle « La Cachette ». Elle renoue avec les talents d’enquêtrice — et plus spécifiquement d’interrogatrice — de l’héroïne, appelée par une camarade de promo pour débrouiller l’écheveau de la culpabilité d’un trio d’inseps, dont un membre a commis un meurtre. L’habileté d’Adam-Troy Castro est ici d’imbriquer cette enquête avec la situation personnelle d’Andrea Cort, qui se trouve elle-même dans une relation amoureuse avec deux inseps. Eux souhaiteraient lui voir franchir le pas et les rejoindre dans une gestalt en trio. Sa décision sera fort influencée par les implications d’une telle union, qu’elle va découvrir en cuisinant le meurtrier et les autres parties de sa gestalt. Les dialogues sont abondants, très précis, d’autant que c’est le langage qui va fournir la clé du mystère, tant policier que psychologique. Décidément, Castro sait trousser des nouvelles, quand on pense aussi à celles du premier volume. Et après ce troisième tome d’excellente facture, on a hâte de retrouver Andrea Cort. Mais pour ça, il faudra attendre encore un peu.
Adam-Troy Castro, La Guerre des marionnettes, traduction de Benoît Domis, Albin Michel Imaginaire, ISBN 9782226471642