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samedi 27 août 2022

La Guerre des marionnettes

Pour ce tome final des tribulations d’Andrea Cort, les éditions Albin Michel Imaginaire ont à nouveau opté pour un format où la pièce de résistance du roman est accompagnée de textes plus courts, achevant ainsi la publication en français de tous les écrits d’Adam-Troy Castro consacrés à la garce psychorigide et cabossée qu’on a découverte dans Émissaires des morts, puis suivie dans La Troisième Griffe de dieu. Tome final, on ne sait pas vraiment, d’ailleurs, puisque Castro a indiqué vouloir continuer à explorer l’univers où évolue Cort — il s’est ménagé en tout cas dans ces textes de belles possibilités de progression narrative, ce dont on ne se plaindra pas.

Direction donc la planète Vlhan, avec la novella « Les Lames qui sculptent les marionnettes », qui ouvre le volume. On y retrouve Jason Bettelhine, un personnage clé de La Troisième Griffe de dieu. Rejeton rebelle d’une famille de marchands d’armes, il a séjourné longuement sur le « trou à rats orbital » Deriflys, où sa relation avec Harille l’a préservé de la déchéance. Or, la jeune femme s’est mis en tête de participer au Ballet de la planète Vlhan : une fois par année locale, certains Vlhanis s’engagent dans ce rituel où la danse mène inéluctablement à la mort. Si aucune autre espèce n’a encore réussi à déchiffrer le langage de ces êtres fascinants, et, partant, la signification du Ballet, des êtres humains ont depuis un certain temps une attirance pour cet événement morbide, allant jusqu’à se laisser modifier le corps pour pouvoir y prendre part. Car les Vlhanis ont une apparence physique bien particulière : en gros, une boule noire chitineuse où sont concentrés les organes, ainsi que des tentacules de plusieurs dizaines de mètres, qui leur servent à communiquer et à se déplacer. Les transformations nécessaires pour adapter la morphologie humaine au Ballet sont donc à la fois longues (deux ans, est-il mentionné) et douloureuses, tant pour les aspirants danseurs que pour les personnes qui tiennent à eux et doivent ainsi les perdre. C’est ici le cœur du récit : comment la transformation de Harille va affecter Jason. Vous aurez remarqué que d’Andrea Cort, il n’est point question : c’est que notre (anti)héroïne n’apparaît pas dans ce texte, qui pourtant revêt une importance toute particulière pour introduire le fameux Ballet, qu’on retrouvera dans le roman. Castro y mène la danse très alertement, avec quelques passages de transformations physiques assez peu ragoûtants, mais diablement efficaces. Et on ne parle pas ici de « simples » augmentations cyberpunk ; le but, rappelons-le, est de transformer des humains en non-humains. Âmes sensibles s’abstenir, donc.

Si le deuxième tome perdait, on l’a vu, un peu de l’émerveillement du premier devant la description d’autres espèces sentientes, Adam-Troy Castro nous sert sur un plateau, dans La Guerre des marionnettes, les Vlhanis. Intrigants à souhait, tant par leur physique (l’un d’eux est bien croqué sur l’illustration de couverture de Manchu) que par leur communication sophistiquée pas encore décodée, mais surtout par ce Ballet dont on sent qu’il signifie quelque chose, ils sont au centre de la réussite du roman. Car la danse ne va pas se passer comme prévu, et Andrea Cort va se trouver au milieu d’une folie meurtrière de l’espèce autochtone qui va dépasser le cadre du rituel annuel macabre. Les IAs-source, en plus, l’ont prévenue : des choix qu’elle fera sur Vlhan découlera l’annihilation ou non de deux espèces sentientes, rien que ça. Et à la planète à feu et à sang se greffera une enquête périphérique sur la disparition d’une jeune femme venue rejoindre les humains candidats au Ballet, qui permettra à Cort de se confronter à une garce psychorigide de sa trempe, et à Castro de pousser les portes d’une ébauche de psychanalyse (pas éprouvante à la lecture, rassurons-nous) pour sa protagoniste. En effet, ce roman est bien celui des choix pour Andrea Cort. Mais la structure du récit empêche d’en révéler trop, comme d’habitude. Mentionnons cependant qu’un ressort narratif qu’on attendait quand même un peu dans la série est enfin exploité ici, et plutôt pas mal : la séparation psychique des Porrinyard, les amants inseps d’Andrea (rappel, même si vous avez lu les épisodes précédents : des personnes partageant le même esprit et la même personnalité augmentée dans leurs corps distincts).

Moins d’enquête ici, plus d’action, mais aussi pas mal de psychologie, tout en mettant en valeur une espèce extraterrestre fascinante : la recette est subtilement dosée et fonctionne très bien. Il faut toutefois, comme dans la novella qui précède le roman, s’accrocher et ne pas défaillir lorsque certaines transformations physiques sont décrites. Et puis le tout est sans conteste composé dans une veine pessimiste. Certes, Cort se voit proposer des choix, mais le titre le dit bien : humains comme autres sentients sont ballottés comme des marionnettes (c’est ainsi que sont surnommés les Vlhanis, bien entendu pas une coïncidence) dans une guerre entre deux factions (ce n’est pas divulgâcher que l’écrire : à ce stade, c’est une information connue, il est de toute façon nécessaire de lire les tomes dans l’ordre). Si Andrea semble une pièce bien importante aux yeux des belligérants, tant mieux pour nous, puisque nous pouvons apprécier ses aventures… mais l’avenir n’y est pas rose pour autant. Mieux vaut donc ne pas se lancer dans le roman si l’on est déprimé. Mais si l’on veut s’y plonger avec un mental au plus haut, on le fera avec grand plaisir, d’autant que continue la réflexion amorcée dans les précédents sur le libre arbitre, le bonheur et la culpabilité, aisément transposable dans notre monde à nous. Après tout, serions-nous en passe de créer des IAs-source toutes-puissantes comme celles que décrit Castro que ce ne serait pas si étonnant. Pensons à la dépendance aux écrans, pour commencer (et lisons donc des livres, plutôt !).

Pour conclure le volume et verser une petite larme, dernier texte sur Andrea Cort oblige, l’éditeur propose l’excellente nouvelle « La Cachette ». Elle renoue avec les talents d’enquêtrice — et plus spécifiquement d’interrogatrice — de l’héroïne, appelée par une camarade de promo pour débrouiller l’écheveau de la culpabilité d’un trio d’inseps, dont un membre a commis un meurtre. L’habileté d’Adam-Troy Castro est ici d’imbriquer cette enquête avec la situation personnelle d’Andrea Cort, qui se trouve elle-même dans une relation amoureuse avec deux inseps. Eux souhaiteraient lui voir franchir le pas et les rejoindre dans une gestalt en trio. Sa décision sera fort influencée par les implications d’une telle union, qu’elle va découvrir en cuisinant le meurtrier et les autres parties de sa gestalt. Les dialogues sont abondants, très précis, d’autant que c’est le langage qui va fournir la clé du mystère, tant policier que psychologique. Décidément, Castro sait trousser des nouvelles, quand on pense aussi à celles du premier volume. Et après ce troisième tome d’excellente facture, on a hâte de retrouver Andrea Cort. Mais pour ça, il faudra attendre encore un peu.

Adam-Troy Castro, La Guerre des marionnettes, traduction de Benoît Domis, Albin Michel Imaginaire, ISBN 9782226471642

dimanche 21 août 2022

La Troisième Griffe de Dieu

Si l’on mesure l’habileté d’un romancier à créer un personnage récurrent attachant, Adam-Troy Castro est un romancier tout ce qu’il y a de plus habile. Difficile de ne pas avoir envie, après lecture d’Émissaires des morts, de retrouver Andrea Cort, son héroïne garce, meurtrière et psychorigide, qui profite de ses missions avec le Corps diplomatique de la Confédération homsap pour enquêter sur ses origines. Après avoir découvert une partie de la vérité sur ses « démons invisibles », la voilà donc, dans La Troisième Griffe de Dieu, qui se rend sur Xana. Cette planète est détenue par les Bettelhine, marchands d’armes en tout genre et pour toute la galaxie, qui y font régner une sorte de despotisme éclairé. C’est le patriarche de cette famille sans états d’âme et aux nombreux ennemis qui l’a invitée personnellement, sans pourtant lui expliquer la raison de cette invitation. Mais la réputation sulfureuse de la désormais procureure extraordinaire la précède : sitôt arrivée sur Indolente, la station orbitale reliée par un ascenseur spatial à la surface de Xana, elle échappe à un attentat. L’arme du crime est une « griffe de Dieu », dont le fonctionnement redoutable permet d’inhiber les récepteurs de la douleur tandis que la victime se liquéfie à partir du bas. Puis, lorsque Andrea et ses gardes du corps et amants, les Porrinyard, amorcent enfin la descente dans l’ascenseur luxueux de la famille Bettelhine, celui-ci se bloque et un des occupants est assassiné : nouvelle enquête en perspective pour notre héroïne de choc.

Alors que le premier volume romanesque des aventures d’Andrea Cort, en plus d’introduire une protagoniste attachante, présentait un monde-cylindre et une espèce sentiente particulièrement aptes à créer le fameux émerveillement et la nécessaire suspension d’incrédulité propres à la science-fiction, ce deuxième volume peut être considéré comme un classique whodunit (on a déjà vu que Castro aime et sait tirer les ficelles de ce genre) en huis clos avec éléments science-fictifs — Le Crime de l’Orient-Express n’est pas loin. En effet, l’arme du crime est certes exotique, mais son histoire singulière influe peu ou pas sur le dénouement ; les IAs-source qui communiquent avec l’enquêtrice dans sa tête, même si elles s’insèrent dans l’univers qu’elles ont « infecté » et dans lequel évolue Cort, pourraient aussi bien être des voix intérieures. Les 450 pages du roman sont en fait tout orientées vers la question principale : pourquoi diable Andrea Cort a-t-elle été invitée sur ce monde géré par une famille d’industriels qui se sont attiré tant d’inimitiés en vendant leurs armes ? Non pas que la résolution de l’énigme du meurtre (des meurtres !) soit accessoire, car elle participe de la révélation finale. C’est un peu là que le bât blesse : l’auteur cabotine, ménage des suspenses du type « j’ai compris, mais je ne vous le dirai pas, ou pas tout de suite », ce qui pour celle et ceux qui n’ont rien vu venir est frustrant et pour qui a l’habitude de la littérature policière permet de deviner à l’avance. Et puis il remplit tout de même un peu, avec, quand elles arrivent, des explications didactiques qu’on pardonne à Agatha Christie, mais qui de nos jours ne marqueront que les néophytes du polar. À son crédit, cependant, toujours ce style fluide qui ne se pique pas de grande littérature et qui se lit sans effort. Nous sommes ici dans du divertissement avant tout… tout en posant quelques réflexions bien senties sans avoir l’air d’y toucher ; notamment, dans ce volume, sur ce que sont le libre arbitre et la félicité : « Comment dire non au bonheur, maître ? Est-il moins réel quand il est imposé ? »

Alors, déception que ce second volume de la trilogie Andrea Cort ? Il lui manque, c’est vrai, un peu de l’émerveillement et de la découverte du premier. Mais Adam-Troy Castro est habile, on l’a vu en ouverture. Même si au début on ne reconnaît plus l’Andrea Cort qu’on aime détester, tant elle semble s’être amollie (le terme du roman est « adoucie ») au contact des Porrinyard — cette paire d’« inseps » partageant le même esprit et la même personnalité augmentée dans deux corps distincts —, elle retrouve assez vite son tranchant et ses réparties mordantes. Mais le creux que l’on ressent dans sa personnalité au début est compensé par un approfondissement du personnage des Porrinyard, qui prend la relève en tant que facteur d’étonnement et de découverte. Habile Castro donc, qui reprend la main plutôt bien en ce qui concerne les protagonistes ; la galerie des occupants de l’ascenseur bloqué est d’ailleurs particulièrement soignée, des héritiers présomptifs qui veulent changer la face de l’entreprise familiale à l’industrielle rivale dont la présence est une énigme aussi, en passant par un équipage au comportement étrange d’obséquiosité. De quoi patienter agréablement en attendant de lire le troisième volume, qui renoue avec le sense of wonder et les espaces planétaires étranges. D’autant que le livre réserve des informations importantes sur Andrea Cort qu’on aura à cœur de ne pas manquer, si on s’est attaché à elle.

Adam-Troy Castro, La Troisième Griffe de Dieu, traduction de Benoît Domis, Albin Michel Imaginaire, ISBN 9782226453402


À noter que les éditions Albin Michel Imaginaire agrémentent ce volume de la nouvelle « Un coup de poignard », pour compléter leur projet d’édition exhaustive en français des textes consacrés à Andrea Cort. Un excellent bonus où l’on retrouve la virtuosité d’écriture d’Adam-Troy Castro dans les scènes d’action, qui sont peu présentes dans le roman.

vendredi 1 juillet 2022

Émissaires des morts

Ce roboratif volume (plus de 700 pages) a été la première incursion en français dans les écrits d’Adam-Troy Castro consacrés à une héroïne particulièrement attachante, Andrea Cort. Composé de quatre longues nouvelles (ou novellas) et du roman éponyme, le projet éditorial permet une entrée fournie dans un monde où les êtres humains, regroupés dans la Confédération homsap, ont essaimé dans l’espace et rencontré d’autres espèces sentientes (dans la mesure où la traduction utilise ce mot, il sera repris ici), établissant au passage des protocoles communs de premier contact et une jurisprudence pointilleuse sur les crimes perpétrés entre espèces. Andrea Cort travaille comme juriste pour le procureur général du Corps diplomatique homsap ; elle a pour mission d’assurer que le traitement des humains liés à des exactions (qu’ils soient victimes ou criminels) sur d’autres mondes est équitable et dans l’intérêt de toutes les parties.

Les quatre premiers textes la montrent à l’œuvre dans différents contextes planétaires. Envoyée chez les Zinns, dont la population frôle la limite de l’extinction et qui ne peuvent concevoir une quelconque forme de violence, elle doit valider leur demande de donner asile à un criminel humain en échange d’une technologie avancée de propulsion spatiale. Sur Caithiriin, elle reçoit pour mission de superviser l’exécution d’un autre criminel humain, pour s’apercevoir que les Caiths condamnés, eux, bénéficient d’un choix alternatif à la traditionnelle mise à mort longue et terrifiante. On la voit également mener un interrogatoire sur La Nouvelle-Londres, le monde-cylindre sur lequel elle est basée, afin de confondre un agresseur parmi deux suspects. Et puis, dans la dernière courte enquête, c’est au principe même du premier contact qu’elle se heurte : un employé du Corps diplomatique a torturé et tué des Catarkhiens, considérés comme sentients, mais qui semblent ignorer toutes les interactions avec les différentes espèces qui se sont posées sur leur monde. Un tribunal catarkhien, dès lors, est-il possible, et comment juger le meurtrier ?

On le voit, la science-fiction d’Adam-Troy Castro dans cette série est influencée tant par les aspects juridiques que par la notion de différence entre espèces qui engendre, au mieux, l’incompréhension. Non pas que ces histoires ne comportent pas d’action (ou de psychologie — nous allons y revenir), mais elles dégagent comme un goût de film de prétoire ma foi pas désagréable. Le style renforce cette impression, utilisant des techniques de narration très cinématographiques (courtes scènes, retours en arrière, explications a posteriori sur des images déjà vues…), jusqu’à une plaidoirie en bonne et due forme. Un style d’abord efficace et sobre, servi par une traduction fluide : on ne lit pas les aventures d’Andrea Cort pour admirer la virtuosité ou l’invention langagière de son auteur. Mais on se laisse emporter, surtout grâce à la psychologie développée de l’héroïne.

Parce que, il faut bien le dire, Andrea Cort est fascinante. En premier lieu, c’est une meurtrière… et ce depuis l’âge de huit ans déjà, dans un épisode évoqué plusieurs fois et expliqué par petites touches au fil des nouvelles. C’est grâce à ce traumatisme suivi d’une incarcération que le Corps diplomatique la tient et utilise son intelligence vive pour résoudre des problèmes nécessairement compliqués entre espèces sentientes — au cours de ses enquêtes, elle parvient à mettre au jour des aspects soigneusement dissimulés ou auxquels personne n’a encore pensé. La juriste, d’autre part, n’a pas une haute opinion d’elle-même, se considérant comme un monstre, à l’image des criminels qu’elle rencontre. Elle fait aussi preuve d’un cynisme à toute épreuve, comme lorsqu’elle souhaite à une collaboratrice locale la « bienvenue au sein de l’immense farce connue sous le nom de diplomatie interespèces ». Bref, une antihéroïne qu’on adore détester et admirer à la fois, qui mérite le qualificatif de garce utilisé de façon récurrente pour désigner la nature de ses relations avec ses collègues tout en éprouvant pour certaines personnes une « profonde empathie ». Et qui, selon plusieurs rapports concordants, montre une intégrité inébranlable. Les contradictions du personnage instillent ce qu’il faut de tension aux récits, dont certains peuvent paraître prévisibles, pour que le plaisir de lecture soit là et bien là.

Outre cet apport psychologique intéressant concernant la protagoniste, Adam-Troy Castro sait aussi distiller peu à peu les indications sur le monde futur qu’il décrit. On pourrait essayer de dater celui-ci et de le soumettre à une fine analyse de cohérence ; pour ma part, j’ai apprécié le fait que ces informations soient en marge mais bien présentes. On apprend au détour de quelques phrases qu’on peut changer son apparence à l’envi, en particulier. Raison de plus pour Andrea Cort d’arborer une éternelle coupe de cheveux au carré avec juste une longue mèche et de porter en permanence un strict ensemble noir. Quant aux descriptions liées à l’exobiologie, elles sont suffisamment détaillées pour susciter la curiosité sans pour autant devenir fastidieuses. Tout est question de dosage, et l’auteur maîtrise les poids et les mesures sur cet aspect. « Comme la plupart du temps, avec les extraterrestres, toute ressemblance avec un [geste] équivalent humain relevait au mieux de la coïncidence » : pourtant, c’est de nous et de notre époque que parle Castro, en remuant dans le chaudron science-fictif les bas instincts de notre espèce, vus à travers les yeux (ou équivalents !) d’autres sentients et d’une juriste plutôt asociale. Comment pourrait-il en être autrement, quand la langue commune qu’utilisent les diverses ambassades se nomme le « mercantile » ?

Dans le roman proposé en plat de résistance, Andrea Cort est envoyée sur Un Un Un, un monde-cylindre de dimensions gigantesques à des années-lumière de toute vie. Les IAs-source, dont on ne connaît pas l’ancrage physique et qui se matérialisent parfois sur des écrans flottants à des fins de diplomatie, y ont créé leur propre espèce sentiente, violant a priori les principes interespèces qui bannissent l’esclavage. La délégation humaine, seule à avoir obtenu un droit d’observation sur cette colonie très particulière, s’est vu amputer de deux personnes tuées dans des conditions suspectes. L’enquête ne sera pas de tout repos pour notre héroïne : atteinte de vertige, elle devra évoluer en permanence dans les « hauteurs » d’Un Un Un (la notion de haut et de bas est relative dans un monde-cylindre), seul endroit vivable. En « bas », un océan acide bouillonnant. Sa hiérarchie lui a de plus donné des instructions claires : elle doit à tout prix innocenter les puissantes IAs-source, officiellement bienfaitrices des autres espèces. De là à accuser leur création, les Brachiens, sorte de paresseux intelligents qui voient les humains comme des morts (d’où le titre), il n’y a qu’un pas que Cort, obstinée, se refusera de franchir aussi facilement.

Si l’on a lu les quatre nouvelles qui précèdent, présentées dans l’ordre chronologique pour l’héroïne, on trouvera un certain nombre de redites dans le roman. L’intérêt de parcourir ces textes avant est tout de même réel, puisqu’il permet d’y arriver avec un bagage lié à la psychologie d’Andrea Cort. Ainsi, on connaîtra déjà l’épiphanie qui lui a fait découvrir le concept de « démons invisibles », à l’œuvre dans le fameux épisode meurtrier de son enfance sur la planète Bocai. D’une manière générale, Adam-Troy Castro semble plus à l’aise avec les formes courtes, certaines descriptions ou conversations se prolongeant ici un peu trop ou faisant preuve d’un didactisme appuyé — sensation très présente notamment lorsque les fils de l’intrigue se dénouent. On a parfois l’impression que l’auteur a envie de démontrer qu’il est un créateur d’univers et dans le même temps maîtrise les codes du whodunit. Que ledit univers soit inspiré en partie d’autres déjà publiés peut constituer une querelle de spécialistes de la science-fiction, mais le monde-cylindre d’Un Un Un se tient de façon correcte, même si les explications ne foisonnent pas. La virtuosité d’écriture cinématographique susmentionnée est à son comble dans deux belles (enfin, belles…) scènes : la dislocation du hamac d’Andrea Cort et ses acrobaties périlleuses pour échapper à la chute mortelle, ainsi que le retour en arrière très réaliste sur le meurtre qui la hante depuis l’enfance. Mais on ne peut s’empêcher non plus de trouver les IAs-source bien cachottières pour des entités quasi toutes-puissantes, ne révélant des informations essentielles à la juriste qu’après maintes péripéties, en avançant des arguments politiques alambiqués et pas vraiment convaincants. Un moyen, encore une fois, de tirer le récit en longueur ?

On le voit, le roman manque un peu du punch des nouvelles. Comme celles-ci, cependant, il bénéficie de l’intérêt que suscite le personnage d’Andrea Cort, sur le chemin de l’acceptation de son passé. C’est au fond moins la résolution de l’enquête qui importe que ce qu’elle apporte de réponses dans la quête personnelle de l’héroïne, posant des fondations intelligentes pour les volumes à venir (le deuxième a déjà paru, le troisième arrive). Ajoutons que les réflexions sur les notions de libre arbitre ou d’esclavagisme permettent de dépasser le cadre d’une enquête policière façon space opera de pur divertissement. À la fin, la balance entre fascination et détestation de cette juriste à la volonté de fer, parvenue à s’affranchir d’une partie de sa misanthropie, penche clairement en faveur de la fascination. L’univers n’est pas figé, après tout.

Adam-Troy Castro, Émissaires des morts, traduction de Benoît Domis, Albin Michel Imaginaire, ISBN 9782226443700
Cette note de lecture a été réalisée après un service de presse d’Albin Michel Imaginaire, que je remercie.


Dans la blogosphère des littératures de l’imaginaire, les autres critiques sont souvent mentionnées par des liens. Peut-être viendrai-je à cette pratique, mais, pour l’instant, je voudrais seulement mentionner celle d’Apophis pour approfondir les similitudes d’univers ; on y trouve cependant à la fin, dans la rubrique « Pour aller plus loin », des liens vers d’autres sites qui ont évoqué le livre.