Si l’on mesure l’habileté d’un romancier à créer un personnage récurrent attachant, Adam-Troy Castro est un romancier tout ce qu’il y a de plus habile. Difficile de ne pas avoir envie, après lecture d’Émissaires des morts, de retrouver Andrea Cort, son héroïne garce, meurtrière et psychorigide, qui profite de ses missions avec le Corps diplomatique de la Confédération homsap pour enquêter sur ses origines. Après avoir découvert une partie de la vérité sur ses « démons invisibles », la voilà donc, dans La Troisième Griffe de Dieu, qui se rend sur Xana. Cette planète est détenue par les Bettelhine, marchands d’armes en tout genre et pour toute la galaxie, qui y font régner une sorte de despotisme éclairé. C’est le patriarche de cette famille sans états d’âme et aux nombreux ennemis qui l’a invitée personnellement, sans pourtant lui expliquer la raison de cette invitation. Mais la réputation sulfureuse de la désormais procureure extraordinaire la précède : sitôt arrivée sur Indolente, la station orbitale reliée par un ascenseur spatial à la surface de Xana, elle échappe à un attentat. L’arme du crime est une « griffe de Dieu », dont le fonctionnement redoutable permet d’inhiber les récepteurs de la douleur tandis que la victime se liquéfie à partir du bas. Puis, lorsque Andrea et ses gardes du corps et amants, les Porrinyard, amorcent enfin la descente dans l’ascenseur luxueux de la famille Bettelhine, celui-ci se bloque et un des occupants est assassiné : nouvelle enquête en perspective pour notre héroïne de choc.

Alors que le premier volume romanesque des aventures d’Andrea Cort, en plus d’introduire une protagoniste attachante, présentait un monde-cylindre et une espèce sentiente particulièrement aptes à créer le fameux émerveillement et la nécessaire suspension d’incrédulité propres à la science-fiction, ce deuxième volume peut être considéré comme un classique whodunit (on a déjà vu que Castro aime et sait tirer les ficelles de ce genre) en huis clos avec éléments science-fictifs — Le Crime de l’Orient-Express n’est pas loin. En effet, l’arme du crime est certes exotique, mais son histoire singulière influe peu ou pas sur le dénouement ; les IAs-source qui communiquent avec l’enquêtrice dans sa tête, même si elles s’insèrent dans l’univers qu’elles ont « infecté » et dans lequel évolue Cort, pourraient aussi bien être des voix intérieures. Les 450 pages du roman sont en fait tout orientées vers la question principale : pourquoi diable Andrea Cort a-t-elle été invitée sur ce monde géré par une famille d’industriels qui se sont attiré tant d’inimitiés en vendant leurs armes ? Non pas que la résolution de l’énigme du meurtre (des meurtres !) soit accessoire, car elle participe de la révélation finale. C’est un peu là que le bât blesse : l’auteur cabotine, ménage des suspenses du type « j’ai compris, mais je ne vous le dirai pas, ou pas tout de suite », ce qui pour celle et ceux qui n’ont rien vu venir est frustrant et pour qui a l’habitude de la littérature policière permet de deviner à l’avance. Et puis il remplit tout de même un peu, avec, quand elles arrivent, des explications didactiques qu’on pardonne à Agatha Christie, mais qui de nos jours ne marqueront que les néophytes du polar. À son crédit, cependant, toujours ce style fluide qui ne se pique pas de grande littérature et qui se lit sans effort. Nous sommes ici dans du divertissement avant tout… tout en posant quelques réflexions bien senties sans avoir l’air d’y toucher ; notamment, dans ce volume, sur ce que sont le libre arbitre et la félicité : « Comment dire non au bonheur, maître ? Est-il moins réel quand il est imposé ? »

Alors, déception que ce second volume de la trilogie Andrea Cort ? Il lui manque, c’est vrai, un peu de l’émerveillement et de la découverte du premier. Mais Adam-Troy Castro est habile, on l’a vu en ouverture. Même si au début on ne reconnaît plus l’Andrea Cort qu’on aime détester, tant elle semble s’être amollie (le terme du roman est « adoucie ») au contact des Porrinyard — cette paire d’« inseps » partageant le même esprit et la même personnalité augmentée dans deux corps distincts —, elle retrouve assez vite son tranchant et ses réparties mordantes. Mais le creux que l’on ressent dans sa personnalité au début est compensé par un approfondissement du personnage des Porrinyard, qui prend la relève en tant que facteur d’étonnement et de découverte. Habile Castro donc, qui reprend la main plutôt bien en ce qui concerne les protagonistes ; la galerie des occupants de l’ascenseur bloqué est d’ailleurs particulièrement soignée, des héritiers présomptifs qui veulent changer la face de l’entreprise familiale à l’industrielle rivale dont la présence est une énigme aussi, en passant par un équipage au comportement étrange d’obséquiosité. De quoi patienter agréablement en attendant de lire le troisième volume, qui renoue avec le sense of wonder et les espaces planétaires étranges. D’autant que le livre réserve des informations importantes sur Andrea Cort qu’on aura à cœur de ne pas manquer, si on s’est attaché à elle.

Adam-Troy Castro, La Troisième Griffe de Dieu, traduction de Benoît Domis, Albin Michel Imaginaire, ISBN 9782226453402


À noter que les éditions Albin Michel Imaginaire agrémentent ce volume de la nouvelle « Un coup de poignard », pour compléter leur projet d’édition exhaustive en français des textes consacrés à Andrea Cort. Un excellent bonus où l’on retrouve la virtuosité d’écriture d’Adam-Troy Castro dans les scènes d’action, qui sont peu présentes dans le roman.