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dimanche 1 janvier 2023

Morgane Pendragon

« L’histoire n’est jamais figée, il suffit d’en changer les mots pour en fonder une nouvelle. » Cette phrase que Jean-Laurent Del Socorro fait écrire à Arthur est peut-être ce que l’on pourrait appeler l’art poétique de Morgane Pendragon. Car l’intention est claire : à travers cette figure de reine de Logres, l’auteur entend redonner aux femmes une place aussi importante que celle des hommes dans la légende arthurienne… pardon, morganienne ! À cet effet, il introduit un point de divergence (entre autres inversions ou changements de personnages) où Morgane plutôt qu’Arthur retire l’épée solidement fichée qui lui permet d’accéder au trône. Arthur, dans le roman, est relégué au rôle d’amant de celle-ci, partagé entre amour et sentiment de n’avoir pas accompli son destin — lui qui pourtant était le champion de Merlin. La dynamique du livre se répartit ainsi entre le malheureux et Morgane ; les deux content à la première personne ce récit de chevalerie, de magie et de politique.

Chevalerie d’abord, puisque la Table ronde est en quelque sorte le parangon du genre. Mais à cette table-ci siègent femmes et hommes : on l’a vu, il est question de mettre en valeur celles qui, dans maintes interprétations de cette légende, sont enfermées dans des rôles de dames de compagnie. Perceval devient, autre exemple, fille de Guenièvre et de Lancelot. Et Guenièvre est deuxième reine de Logres, car elle a épousé Morgane. « J’oublie que les unions chez les chrétiens peuvent uniquement se faire entre une femme et un homme », écrit cette dernière, alors qu’un royaume voisin converti à la religion qui perce à cette époque (le VIIe siècle) lui propose d’abord la main de son héritier. La protagoniste sera en fin de compte engagée dans une relation polyamoureuse et bisexuelle avec Guenièvre (qui aimera aussi Lancelot, on l’a vu) et Arthur. Question dépoussiérage, on ne peut pas dire qu’on n’est pas servi. Bien évidemment, tout ne va pas de soi, puisque le patriarcat se rebiffe à l’idée d’une femme sur le trône, entraînant une guerre où vassaux et vassales doivent choisir leur camp. Si Morgane en sort victorieuse et confirmée dans sa fonction, cela ne veut pas dire que son règne sera de tout repos.

Adepte de la Déesse de l’ancienne religion, la reine souhaiterait faire revenir sur les terres de Logres la magie et ses êtres (les faëries) venus des brumes du pays de Galles voisin. Elle aura cependant fort à faire pour juguler l’ascension du christianisme. Celui-ci, brisant les allégeances sur son passage, confère à Morgane Pendragon le statut de récit politique autant que chevaleresque. S’y invite également le zoroastrisme : à l’époque choisie par Del Socorro, l’islam n’existe pas encore ; l’exotisme religieux vient donc tout droit de Perse par la figure du chevalier sassanide Palamède. Le croisement des divers cultes produit les étincelles nécessaires à enflammer l’histoire. Les faëries, géants d’un autre temps ou bêtes effrayantes, feront malheureusement les frais de l’entrée des royaumes de Bretagne dans un monde plus moderne, tandis que les retournements d’alliances apporteront du piquant. Magie, politique et religion se mélangent donc dans un chaudron sous un feu bien attisé, avec des personnages bien creusés.

La langue de l’auteur est alerte, composée comme à son habitude de phrases courtes et de dialogues qui vont à l’essentiel. De cette entreprise de donner une place importante aux femmes, on pourrait regretter cependant qu’elle ne s’empare pas plus des possibilités inclusives du langage. Il ne s’agit pas là de rejouer le tour de force linguistique du Fortune de France de Robert Merle, au plus près de la langue de l’époque. Mais si le titre « messœur » vient à raison faire pendant au classique « messire », si on peut déceler un « quelqu’une » isolé, on aurait pu se voir gratifier de quelques accords de proximité ou de majorité ? Il faut savoir cependant raison garder et ne point trop en demander : avec sa construction habile, son arrière-fond riche, ses intentions claires et louables ainsi que la fluidité de son écriture, Morgane Pendragon est une lecture à la fois intelligente et hautement divertissante.

Jean-Laurent Del Socorro, Morgane Pendragon, Albin Michel Imaginaire, ISBN 9782226479693

mardi 27 décembre 2022

Noir est le sceau de l’enfer

Les éditions Albin Michel Imaginaire ont pris la (bonne) habitude de précéder la sortie de nombre de nouveaux livres par une nouvelle de l’auteur ou autrice concernée en version numérique gratuite. C’est dans ce cadre que sortira, le 30 décembre, Noir est le sceau de l’enfer, de Jean-Laurent Del Socorro, avant que le 18 janvier paraisse Morgane Pendragon. Avant donc une chronique sur celui-ci, parlons de celui-là, d’autant que, à cette époque de l’année, un cadeau ne se refuse pas.

Noir est le sceau de l’enfer se situe dans le même univers que Du roi je serai l’assassin, pour celles et ceux qui en avaient apprécié la lecture (dont je suis). Partant, la longue nouvelle déploie un mélange de roman historique, d’histoire de cape et d’épée et de récit magique. Ici, on suit les aventures d’Axelle (découverte dans Royaume de vent et de colères), la capitaine noire de la compagnie du Chariot, faite prisonnière lors d’une bataille où elle officiait comme mercenaire pour le compte de la Ligue catholique espagnole contre le roi Henri IV. Afin de libérer ses lansquenets, elle accepte une mission — cette fois pour la couronne de France — qui la mène en Grande-Bretagne et en Irlande pour retrouver un objet magique. Celui-ci a notamment permis la victoire anglaise contre l’Invicible Armada. Univers partagé oblige, ce « sceau de l’enfer » est fait d’Artbon, la pierre magique présentée dans les autres romans précités. Dans sa quête, Axelle sera assistée par Francis Drake et Walter Raleigh. C’est une constante que de rencontrer des personnages historiques dans le récit, ce qui l’ancre dans une certaine réalité, pose des repères et contribue à agripper lecteurs et lectrices en faisant appel à leurs connaissances préalables. Jean-Laurent Del Socorro sait doser son cocktail entre fantasy et histoire… et propose même sa propre version de l’assassinat de Christopher Marlowe. Un Marlowe dont la pièce inédite Le Roi de jaune vêtu est évoquée, reliant Socorro à Robert W. Chambers (The King in Yellow) et la fiction à la réalité (et vice-versa).

Il ne faudrait pas croire que l’intertextualité est le but de l’ouvrage, cependant. Il constitue d’abord un bonus qui comblera connaisseurs et connaisseuses sans rebuter les autres. Le style efficace, fait de courtes phrases, de descriptions allant à l’essentiel et d’action bien menée, rend la lecture particulièrement agréable. Tout comme le féminisme non ostentatoire mettant en scène une femme noire à la tête d’une compagnie militaire au XVIe siècle (divulgâchage : là, ce sera un trait fondamental de Morgane Pendragon), et l’utilisation mesurée de la magie, qui place la nouvelle dans le registre de la fantasy historique. Récit de cape et d’épée avant tout, cependant, Noir est le sceau de l’enfer ravira aussi les enthousiastes des Trois Mousquetaires. C’est aussi une parution maligne qui donne envie de se frotter, si on ne l’a pas déjà fait, aux autres livres du même univers. Bref, un joli cadeau avant la parution du nouveau livre de Jean-Laurent Del Socorro en janvier ; il en sera question dans ces colonnes sous peu.

Jean-Laurent Del Socorro, Noir est le sceau de l’enfer, livre gratuit en version numérique, disponible le 30 décembre via Albin Michel Imaginaire et sur les sites de livres numériques ; la version papier est disponible auprès de l’association Didaskalie