« L’histoire n’est jamais figée, il suffit d’en changer les mots pour en fonder une nouvelle. » Cette phrase que Jean-Laurent Del Socorro fait écrire à Arthur est peut-être ce que l’on pourrait appeler l’art poétique de Morgane Pendragon. Car l’intention est claire : à travers cette figure de reine de Logres, l’auteur entend redonner aux femmes une place aussi importante que celle des hommes dans la légende arthurienne… pardon, morganienne ! À cet effet, il introduit un point de divergence (entre autres inversions ou changements de personnages) où Morgane plutôt qu’Arthur retire l’épée solidement fichée qui lui permet d’accéder au trône. Arthur, dans le roman, est relégué au rôle d’amant de celle-ci, partagé entre amour et sentiment de n’avoir pas accompli son destin — lui qui pourtant était le champion de Merlin. La dynamique du livre se répartit ainsi entre le malheureux et Morgane ; les deux content à la première personne ce récit de chevalerie, de magie et de politique.

Chevalerie d’abord, puisque la Table ronde est en quelque sorte le parangon du genre. Mais à cette table-ci siègent femmes et hommes : on l’a vu, il est question de mettre en valeur celles qui, dans maintes interprétations de cette légende, sont enfermées dans des rôles de dames de compagnie. Perceval devient, autre exemple, fille de Guenièvre et de Lancelot. Et Guenièvre est deuxième reine de Logres, car elle a épousé Morgane. « J’oublie que les unions chez les chrétiens peuvent uniquement se faire entre une femme et un homme », écrit cette dernière, alors qu’un royaume voisin converti à la religion qui perce à cette époque (le VIIe siècle) lui propose d’abord la main de son héritier. La protagoniste sera en fin de compte engagée dans une relation polyamoureuse et bisexuelle avec Guenièvre (qui aimera aussi Lancelot, on l’a vu) et Arthur. Question dépoussiérage, on ne peut pas dire qu’on n’est pas servi. Bien évidemment, tout ne va pas de soi, puisque le patriarcat se rebiffe à l’idée d’une femme sur le trône, entraînant une guerre où vassaux et vassales doivent choisir leur camp. Si Morgane en sort victorieuse et confirmée dans sa fonction, cela ne veut pas dire que son règne sera de tout repos.

Adepte de la Déesse de l’ancienne religion, la reine souhaiterait faire revenir sur les terres de Logres la magie et ses êtres (les faëries) venus des brumes du pays de Galles voisin. Elle aura cependant fort à faire pour juguler l’ascension du christianisme. Celui-ci, brisant les allégeances sur son passage, confère à Morgane Pendragon le statut de récit politique autant que chevaleresque. S’y invite également le zoroastrisme : à l’époque choisie par Del Socorro, l’islam n’existe pas encore ; l’exotisme religieux vient donc tout droit de Perse par la figure du chevalier sassanide Palamède. Le croisement des divers cultes produit les étincelles nécessaires à enflammer l’histoire. Les faëries, géants d’un autre temps ou bêtes effrayantes, feront malheureusement les frais de l’entrée des royaumes de Bretagne dans un monde plus moderne, tandis que les retournements d’alliances apporteront du piquant. Magie, politique et religion se mélangent donc dans un chaudron sous un feu bien attisé, avec des personnages bien creusés.

La langue de l’auteur est alerte, composée comme à son habitude de phrases courtes et de dialogues qui vont à l’essentiel. De cette entreprise de donner une place importante aux femmes, on pourrait regretter cependant qu’elle ne s’empare pas plus des possibilités inclusives du langage. Il ne s’agit pas là de rejouer le tour de force linguistique du Fortune de France de Robert Merle, au plus près de la langue de l’époque. Mais si le titre « messœur » vient à raison faire pendant au classique « messire », si on peut déceler un « quelqu’une » isolé, on aurait pu se voir gratifier de quelques accords de proximité ou de majorité ? Il faut savoir cependant raison garder et ne point trop en demander : avec sa construction habile, son arrière-fond riche, ses intentions claires et louables ainsi que la fluidité de son écriture, Morgane Pendragon est une lecture à la fois intelligente et hautement divertissante.

Jean-Laurent Del Socorro, Morgane Pendragon, Albin Michel Imaginaire, ISBN 9782226479693