Il y a tant d’allusions à des séries télévisées ou à des films américains dans ce recueil que le poète prévient, dans sa note explicative finale : beaucoup sont « trop fugaces pour être mentionnées ». On ne saurait donc jurer que Desperate Housewives y est évoqué ; Sébastien Fevry nous emmène en tout cas dans un univers poétique où une « allée de garage / [ressemble] à une piste sacrificielle » et où on se demande « qui était la femme derrière les rideaux / et quel homme soupirait à ses pieds, le visage enfoncé / dans la moquette épaisse ». Les poèmes fonctionnent comme autant de saynètes où un secret se révèle, un instant clé se déploie, un paysage se dévoile : « tout se ressemble / dans ce pays qui étale largement sa surface / procédant par étagements successifs / d’étendues d’eau triste ».

Pour autant, il ne faudrait pas voir Entre nous les proies les plus dangereuses comme un livre où la connivence sous forme de références télévisuelles et cinématographiques communes est exigée des lecteurs et lectrices. D’abord parce que, justement, le poète conclut par une note qui liste quelques œuvres faisant l’objet de ces adaptations très libres, mais aussi parce que lesdites références ne sont qu’une des strates qui rendent les poèmes appréciables. En témoigne la première section, « Chose étrange », inspirée de la série Stranger Things : la succession des textes, loin de se borner à paraphraser les images, plante une atmosphère singulière qui se termine sur « Ce qu’il subsiste des années 80 », « quand la nostalgie s’appelait encore / chose étrange ». Pour qui n’a pas vu les épisodes en question, les images sur papier agrippent quand même l’esprit avec force. Le message d’une certaine saudade est très clairement perceptible, de manière autonome.

D’ailleurs, les strophes ne citent presque pas (en tout cas pas en langue originale) les titres des œuvres évoquées, créant ainsi une atmosphère propre, une variation poétique sur un thème audiovisuel. Seul est mentionné nommément le film Manchester by the Sea, dont on sent qu’il a durablement marqué l’auteur. Celui-ci, dans un poème homonyme, dépeint donc ce « bateau le long du quai / dont le moteur se fait entendre pour dire / qu’il est prêt à quitter le port ». En bateau parfois, en voiture souvent dans ce pays qui l’érige en totem (« Tes phares éclairent la profondeur / d’un terrain vague »), toujours rôde cependant le spectre de l’accident. On pense à Fargo, et on a raison : le film est mentionné dans la note finale. On pense aussi à The Sweet Hereafter (De beaux lendemains en version française), et on a raison aussi, même si ce long métrage fait peut-être (ou ne fait même pas) partie des références fugaces et par là quasi invisibles. Le recueil creuse nos propres souvenirs autant que ceux de son auteur.

L’écran devient alors feuille, la feuille présente des images nouvelles et fascinantes. En ces temps de binge watching à l’envi, Sébastien Fevry démontre que la poésie est compatible avec la consommation audiovisuelle, qu’elle est en outre complémentaire. « Ils avaient fermé le cinéma et s’étaient arrangés / pour que rien ne subsiste de réellement vivant » : quand bien même cela adviendrait, ses vers resteraient sur le papier et dans les têtes comme bien plus que des hommages.

Sébastien Fevry, Entre nous les proies les plus dangereuses, Cheyne éditeur, 88 p., 19 €, ISBN 978-2-84116-330-4
Cette chronique a paru dans le numéro 105 du poézine Traction-brabant, à découvrir ici si le cœur vous en dit. Merci à Patrice Maltaverne pour son accueil.


Martinis

Cela se passait
chez le fils de l’architecte
dans la villa plutôt cossue
d’une banlieue résidentielle.
La pluie tombait sans discontinuer
tandis que le père recevait ses clients
à l’étage et que la mère buvait des martinis
à la cuisine pour récupérer d’un accident
de voiture survenu vingt ans plus tôt. Par la fenêtre
on apercevait deux chaises longues
sur la pelouse, mais personne n’aurait pu dire
que les fibres optiques déroulaient leurs anneaux
sous le sol et qu’à l’intérieur passaient des objets
contondants qui venaient briser le crâne des petits vertébrés
dont la présence à l’écran nous tenait lieu de compagnie.