D’habitude, je lis Ursula K. Le Guin en anglais. Mais l’occasion était trop bonne, pour ce recueil que je n’avais pas encore, de bénéficier d’une promotion numérique attractive des éditions ActuSF (désolé, elle est terminée au moment où j’écris). C’est donc en français que j’ai parcouru les dix-huit nouvelles qui composent l’ouvrage. Avec une petite impression étrange de ne pas toujours percevoir la fluidité et la clarté de l’autrice dans sa langue d’écriture ; mais je ne saurais dire si cela est dû aux traductions d’Erwan Devos et Hermine Hémon, puisque je n’ai pas consulté la version originale. Il est vrai aussi que les textes de ce recueil sont particulièrement exigeants, par leur style parfois, mais surtout par leur construction.
« Quatre heures et demie », par exemple, qui ouvre le livre, présente huit scènes familiales décortiquées avec soin. Elles se déroulent à la même heure, mais si leurs personnages ont les mêmes prénoms, les rapports entre ceux-ci se trouvent chamboulés : au départ, on est un peu perdu, et puis on comprend que la dissection des relations humaines, si présente dans l’écriture de Le Guin, est ici à son apogée, car la manière courte — quoique cette nouvelle soit la plus longue — y apporte une sorte d’épure, de passage à l’essentiel. C’est très habile… et pas vraiment science-fictif, sauf à y voir des univers parallèles où les personnages auraient évolué différemment. D’ailleurs, la plupart des histoires de ce recueil pourraient relever du réalisme. Mais quel réalisme, et quel style, sans conteste ! Peut-être la meilleure nouvelle du lot est-elle « Tenir ses positions », un petit bijou décrivant une scène de rendez-vous en centre d’IVG du point de vue de la principale intéressée et de sa fille, mais aussi de personnes qui militent contre l’avortement. Ici, c’est toute une histoire tragique qui est esquissée par son épilogue, avec une finesse d’écriture qui amène l’émotion de façon naturelle, sans forcer. À un moment où les États-Unis reviennent sur ce droit qu’on croyait acquis, la nouvelle devrait être lue et relue.
Certains textes, bien entendu, se voient doter d’une touche de fantastique. En témoigne « Ether, ou » (en anglais « Ether, OR », qui la place dans l’Oregon) : on y contemple une galerie de personnages aux vies minuscules — oui, elle m’a fait penser à Pierre Michon — dans une bourgade perdue qui a la particularité de bouger au gré des fluctuations urbanistes et des pressions de la vie moderne. Se dégage d’ailleurs du recueil un thème récurrent, mais pas exclusif, celui d’une chronique douce-amère de la vie dans des États-Unis moyens, pour une classe moins qu’aisée qui subit la grandeur supposée du pays plutôt qu’elle n’en bénéficie. D’un autre côté, on retourne en Orsinia, cette nation imaginaire d’Europe centrale explorée par l’autrice dans son roman Malafrena notamment, avec « La Clef des airs ». La révolution y couve ! Et puis on navigue aussi dans un monde de fantasy pure avec « Anciens », récit d’apprentissage où les humains et les arbres ont plus que des affinités, tandis qu’on revisite La Belle au bois dormant avec « Le Braconnier », contre-fable où le héros grappille sa part du gâteau avant que le château soit réveillé par le prince charmant.
En somme, outre le thème des États-Unis, Unlocking the Air entend également s’emparer de celui des petites choses qui font que la vie vaut d’être vécue par les « petites gens », ceux et celles qui ne sont pas les têtes d’affiche. Les relations humaines y priment, comme souvent chez l’autrice. L’altérité y est une chance et pas une menace, la solidarité, un atout et pas une faiblesse. Et cela avec une diversité de ton et de situations qui font que le plaisir de lecture est toujours renouvelé, pour peu qu’on se concentre, puisque Ursula K. Le Guin va à l’essentiel en quelques pages en général, et s’aventure dans des propositions narratives quelquefois complexes. Souvent en poète, un qualificatif qui n’est pas galvaudé pour elle. Le livre méritait largement son statut de finaliste du prix Pulitzer en 1997.
Ursula K. Le Guin, Unlocking the Air, traductions d’Erwan Devos et Hermine Hémon, éditions ActuSF, ISBN 978-2-37686-367-0