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mardi 5 novembre 2019

10e anniversaire des Amis d’Edmond Dune, 28.9.2019

Un texte d’Edmond Dune et un écrit spécialement en écho à l’occasion du dixième anniversaire de l’Association des amis d’Edmond Dune, le 28 septembre 2019.


Texte d’Edmond Dune (Dans Brouillard, partie « La malle de cuir », éditions Caractères, 1956)

LA TOUX

Loin dans l’espace, du côté des Andes, quelqu’un tousse. Une petite toux sèche comme un fagot de brindilles qu’on écrase du pied. La toux voyage. Des milliers de kilomètres de voyage clandestin dans les cales des cargos. Et la voici qui entre par-dessous la porte dans la chambre du dormeur. Elle grimpe sur le lit et tire l’homme par les cheveux du rêve. Le dormeur s’assied, s’arc-boute sur ses deux bras rejetés en arrière, mange des yeux l’obscurité et écoute, écoute. Une toux. Une toux de rien du tout. C’est le voisin, se dit l’homme, et il se recouche.

Mais après la toux, c’est le pleurnichement d’un bébé esquimau, le juron d’un mineur asturien, le halètement d’une femme bantoue en gésine, le hurlement d’un soldat chinois qu’on égorge. Tout cela tourne autour de la maison, racle les tuiles, cogne aux volets. Ah, si cette toux pouvait s’arrêter ! Et l’homme se jette brutalement sur l’autre flanc, enfonce sa tête dans l’oreiller et se met à injurier tout bas les organisateurs de la misère.

Texte en écho

PRURIT

On ne sait jamais comment ça commence. Un simple picotement, en général, qu’il enfouit sous d’autres problèmes, ceux de la fin du mois ou de la note du dentiste ; que tu balaies d’un revers d’esprit, parce que l’esprit est plus fort que le corps, c’est bien connu. Un picotement qui pourrait bien devenir un fourmillement, mais tant qu’il ne se manifeste que de manière sporadique, je préfère ignorer ce qu’il susurre : les Cassandres disparaissent souvent aussi rapidement qu’elles sont survenues. On ne va tout de même pas se préoccuper des régions lointaines du mollet ou de la hanche, pas plus que du Haut-Karabakh, des Ouïgours ou du Jammu-et-Cachemire. Tous des hypocondriaques, ces faiseurs d’images en pointillé qui accusent l’essor économique.

Ça gratte un peu, quand même — mais quelques raclements d’ongles suffisent à calmer l’élancement. La chose gêne moins qu’une piqûre de moustique, au fond. Il y en a tant, des moustiques, à Pétion-Ville ou à Manokwari. Vous ne connaissez pas ? C’est que le fourmillement ne s’est pas encore transformé en démangeaison. Lorsque ce sera le cas, impossible de gratter pour nous soulager, comme qui fouille la terre dans les mines de Suárez ou de Kolwezi. Mais il semble que des plaques rouges apparaissent maintenant sur ton avant-bras. Une allergie peut-être ? Oh, trois fois rien… C’est qu’elle aura mangé un peu de ce maïs miracle, celui qu’elle a semé, celui qu’a vendu la société qui leur veut du bien. Un petit comprimé d’antihistaminique — de la même société —, un bon sommeil réparateur, et puis je ne sentirai plus rien.

Ça gratte toujours. Vraiment fort, maintenant. La femme interrompt son petit déjeuner, se contorsionne devant le miroir pour examiner ces satanés recoins de peau qui lancent. Elle scrute le tain à la recherche de lésions cutanées. Puis elle croise son regard, son propre regard, qu’attise le douloureux rappel de la condition des autres. Va-t-elle le soutenir, ce regard bleu outremer, à peine souillé de déchets nocturnes ? Non : elle monte le volume de la radio, maintenant que la musique en a pris possession ; elle applique consciencieusement la crème apaisante sans parabène du revers de la main à l’endroit caché des démangeaisons. Et d’un filet de voix faux au point d’en devenir émouvant, elle fredonne les paroles qui peupleront sa journée de labeur.

lundi 9 novembre 2015

Anthologie subjective : Edmond Dune

Difficile d’habiter au Luxembourg et de s’intéresser à la poésie sans rencontrer Edmond Dune (1914-1988). L’imposant ouvrage consacré à sa poésie complète permet entre autres de comprendre le cheminement de cet auteur emblématique de la littérature grand-ducale : assailli par la rage d’écrire et d’être publié, Dune s’empare du style le plus académique à ses débuts pour se libérer peu à peu du carcan de contraintes surannées, pour épurer son écriture. Dans ce poème, publié en 1950, il met en scène un futur rêvé à partir des vicissitudes du présent ; rôle essentiel pour un poète, dont je reparlerai bientôt à l’occasion de la sortie de mes Flo[ts].

Edmond Dune, Œuvres complètes, tome I (poésie), éditions Phi


Pour un autre âge

Il souffle un vent de feu sur les pages menteuses
Les mots claquent des dents
Les visages s'effacent
La nuit descend sur les royaumes de l'encre.

Hors des déserts où se morfondent les faux prophètes
Les marchands de sable conduisent leur caravane
De trésors d'illusions aux villes englouties
Là où le crieur d'eau a toujours soif de vin.

Ici c'est le matin sur les agaves
Les fontaines du réel remplissent les ruelles
De ruisseaux de musique de rivières d'odeurs
Le soleil des oranges croule dans les barques.

Allez-vous nous parler encore
Du destin des voiliers
Des fantômes du vent
De la fatalité des noyés à la dérive ?

Non !

Je parlerai de l'homme futur
Tel que le voient les étoiles
Dont la lumière n'a pas encore atteint la terre
De l'homme qui n'aura plus jamais besoin
De cacher les couleurs de son espoir
Sous un costume de bagnard
Plus besoin de courir après des ombres
Et de rêver pour remplacer le vivre.

Il souffle un vent d'enfer sur les drapeaux en flammes
Les nations s'écroulent comme des châteaux de cartes
La haine des soutiers fait rebrousser les cuirassés
La révolte des nègres incendie les champs de pétrole
Et dans les banques l'or se change en plomb
Et les gardiens armés deviennent mannequins de cire.

Quand nous serons bien seuls sur les steppes du monde
Allant au pas berceur des mules sonnaillantes
Tout le soleil à partager, tout le blé de la terre
Quand nos enfants riront d'être nus sur les plages
Aux yeux la vérité,
Aux lèvres le mot juste
Alors...

Ah, taisez-vous, taisez-vous !

... alors il sera temps de reparler
Du destin des voiliers
Des fantômes du vent
De la dérive des noyés
Mais comme d'un passé enfin passé.