Un texte d’Edmond Dune et un écrit spécialement en écho à l’occasion du dixième anniversaire de l’Association des amis d’Edmond Dune, le 28 septembre 2019.


Texte d’Edmond Dune (Dans Brouillard, partie « La malle de cuir », éditions Caractères, 1956)

LA TOUX

Loin dans l’espace, du côté des Andes, quelqu’un tousse. Une petite toux sèche comme un fagot de brindilles qu’on écrase du pied. La toux voyage. Des milliers de kilomètres de voyage clandestin dans les cales des cargos. Et la voici qui entre par-dessous la porte dans la chambre du dormeur. Elle grimpe sur le lit et tire l’homme par les cheveux du rêve. Le dormeur s’assied, s’arc-boute sur ses deux bras rejetés en arrière, mange des yeux l’obscurité et écoute, écoute. Une toux. Une toux de rien du tout. C’est le voisin, se dit l’homme, et il se recouche.

Mais après la toux, c’est le pleurnichement d’un bébé esquimau, le juron d’un mineur asturien, le halètement d’une femme bantoue en gésine, le hurlement d’un soldat chinois qu’on égorge. Tout cela tourne autour de la maison, racle les tuiles, cogne aux volets. Ah, si cette toux pouvait s’arrêter ! Et l’homme se jette brutalement sur l’autre flanc, enfonce sa tête dans l’oreiller et se met à injurier tout bas les organisateurs de la misère.

Texte en écho

PRURIT

On ne sait jamais comment ça commence. Un simple picotement, en général, qu’il enfouit sous d’autres problèmes, ceux de la fin du mois ou de la note du dentiste ; que tu balaies d’un revers d’esprit, parce que l’esprit est plus fort que le corps, c’est bien connu. Un picotement qui pourrait bien devenir un fourmillement, mais tant qu’il ne se manifeste que de manière sporadique, je préfère ignorer ce qu’il susurre : les Cassandres disparaissent souvent aussi rapidement qu’elles sont survenues. On ne va tout de même pas se préoccuper des régions lointaines du mollet ou de la hanche, pas plus que du Haut-Karabakh, des Ouïgours ou du Jammu-et-Cachemire. Tous des hypocondriaques, ces faiseurs d’images en pointillé qui accusent l’essor économique.

Ça gratte un peu, quand même — mais quelques raclements d’ongles suffisent à calmer l’élancement. La chose gêne moins qu’une piqûre de moustique, au fond. Il y en a tant, des moustiques, à Pétion-Ville ou à Manokwari. Vous ne connaissez pas ? C’est que le fourmillement ne s’est pas encore transformé en démangeaison. Lorsque ce sera le cas, impossible de gratter pour nous soulager, comme qui fouille la terre dans les mines de Suárez ou de Kolwezi. Mais il semble que des plaques rouges apparaissent maintenant sur ton avant-bras. Une allergie peut-être ? Oh, trois fois rien… C’est qu’elle aura mangé un peu de ce maïs miracle, celui qu’elle a semé, celui qu’a vendu la société qui leur veut du bien. Un petit comprimé d’antihistaminique — de la même société —, un bon sommeil réparateur, et puis je ne sentirai plus rien.

Ça gratte toujours. Vraiment fort, maintenant. La femme interrompt son petit déjeuner, se contorsionne devant le miroir pour examiner ces satanés recoins de peau qui lancent. Elle scrute le tain à la recherche de lésions cutanées. Puis elle croise son regard, son propre regard, qu’attise le douloureux rappel de la condition des autres. Va-t-elle le soutenir, ce regard bleu outremer, à peine souillé de déchets nocturnes ? Non : elle monte le volume de la radio, maintenant que la musique en a pris possession ; elle applique consciencieusement la crème apaisante sans parabène du revers de la main à l’endroit caché des démangeaisons. Et d’un filet de voix faux au point d’en devenir émouvant, elle fredonne les paroles qui peupleront sa journée de labeur.