Désormais éditée par Lurlure, TXT nouvelle mouture tient un peu du livre ; si l’impression de revue domine toutefois, c’est en raison du (roboratif) sommaire en couverture qui énumère l’ensemble des poètes qu’on pourra y lire. Mot-valise au champ sémantique multiple, « Travelangue » y annonce aussi la couleur de façon concise mais claire, puisque les pages rouges de la revue — au sens de fil rouge également —, rédigées collectivement et dispersées au fil des textes, se rapportent aux sujets du voyage et des langues. Avec un humour parfois potache (les « craductions », où par exemple le breton penn ar bed, Finistère, devient « peinard au lit »), avec une dérision qui fait plaisir à voir dans le champ poétique (rappelant la feue Tribune du Jelly Rodger), la revue saupoudre de bons mots un sommaire par ailleurs d’excellente tenue.
Car les textes choisis sont très travaillés et ont en commun le souci d’une langue poétique originale, où les référentiels grammaticaux, voire orthographiques, s’estompent au profit d’une certaine sidération par le langage. En témoigne la contribution de Stéphane Batsal, « Dead End », qui ouvre la revue : « ça caillait mais la putain de lune comme il a dit était pas à l’endroit où il voulait — où il voulait qu’elle soit située c’est ce qu’il a dit et attends là dehors debout — et (peut-être que le froid me faisait délirer) j’ai vu toutes les arêtes molles sur la voiture transportées par une houle sous la lune et le bleu pas d’origine irradiait ». On est emmené dans une histoire où des figures féminines rapportent une rencontre avec un homme à la voiture bleue, pétri d’obsessions qui deviennent un peu les leurs. Langue triturée, langue malaxée. On ne pourra énumérer tous les textes ici, mais tant Christian Prigent avec son rabelaisien « Chino au pays des Gorgibus » que Jean-Paul Honoré et son intrigant « Dictionnaire de voyage » restent dans le ton. Une poésie exigeante certes, mais qui interpelle en permanence. Beaucoup de contributions prennent en outre un tour ludique.
Autre pan important de la revue, les traductions des auteurs brésiliens Ricardo Domeneck et Augusto dos Anjos renforcent le sentiment de découverte en allant fouiller la poésie d’ailleurs : toujours le voyage ! Si le premier pratique la fluidité teintée d’humour, comme lorsqu’il s’adresse à Ulysse pour lui dire « Rentrer chez soi, à quoi bon ? / Profite du voyage, / Odyssée. Personne / ne sait ce qui s’est passé / à Ithaque / pendant ton absence », le second s’adonne à une préciosité parfois angoissée qui prend aux tripes. Voyez vous-mêmes dans l’extrait ci-dessous. Cette chronique n’ira pas plus loin dans l’épluchage de la revue, faute de place, mais celle-ci est chaudement recommandée pour son mélange détonant de voyage, d’humour, d’(auto)dérision et d’innovation linguistique.
TXT no 34, concoctée par Bruno Fern, Typhaine Garnier et Yoann Thommerel, aidés de Christian Prigent, éditions Lurlure, 200 p., 19 €, ISBN 979-10-95997-30-6.
Cette chronique a paru dans le numéro 93 du poézine Traction-brabant, à découvrir ici si le cœur vous en dit. Merci à Patrice Maltaverne pour son accueil.
Un poème d’Augusto dos Anjos, traduit du portugais brésilien par Marcelo Jacques de Moraes, avec le concours de T. G. :
AGONIE D’UN PHILOSOPHE
Je consulte mon Phtah-Hotep. Lis l’obsolète
Rig-Veda. Devant eux, rien ne me console…
L’inconscient me hante et je reste sans parole
Avec, de l’harmattan, la fureur inquiète !
De la mort d’un insecte je me délecte !…
Ah ! l’ensemble des phénomènes du sol
Me semblent réaliser de pôle à pôle
L’idéal d’Anaximandre de Milet !
L’hiératique aréopage hétérogène
Des idées, je le parcours sans une gêne
De l’âme cénobite à l’âme de Haeckel !…
J’arrache des mondes le velum épais ;
Et en tout, comme Goethe, je reconnais
L’empire de la substance universelle !