Et si les propriétés étonnantes de l’intrication quantique, laquelle lie définitivement et où qu’ils se trouvent dans l’univers deux photons ayant interagi, s’invitaient dans notre monde bien réglé ? Dans Le Temps des Grêlons, ce sont soudain les appareils photo qui ne fonctionnent plus : nature et paysages impriment les capteurs, mais les humains restent désespérément absents des clichés. On imagine les conséquences… parmi lesquelles la nécessité de présenter des dessins à l’antenne du journal télévisé ! Le narrateur du roman (dont le prénom ne sera révélé qu’à la fin), Jean-Jean et Gwendo, à Apt, doivent vivre leur adolescence avec ce phénomène inexpliqué, mais bien là pour durer.
D’autant que, après cet événement fondateur, un autre va plus encore mettre sens dessus dessous la société. Comme si les milliards de photographies et de films effectués et stockés dans l’imposant Nuage numérique se déversaient — tel un trop-plein — dans la réalité, les personnages immortalisés sur les clichés commencent à réapparaître, en vie mais complètement hébétés. Ce sont les Grêlons du titre — puisqu’ils sont en quelque sorte tombés du Nuage —, dont il faut bien s’accommoder de l’existence. Chacun des trois adolescents, au fil du récit, interagira à sa manière avec ces nouveaux venus : le narrateur en tant qu’animateur pour Grêlons légionnaires en vue de leur « illumination », c’est-à-dire la fin de leur hébétude ; Jean-Jean comme gendarme, puis officier de la police spéciale chargée de leur contrôle ; Gwendo comme militante pour leurs droits. Car, bien sûr, les Grêlons vont polariser la société, et des partis politiques vont s’emparer du phénomène pour alimenter leurs luttes de pouvoir. La possession d’un appareil photo sera notamment interdite afin de ne pas créer de nouveaux Grêlons.
Le thème classique de la peur de l’étranger se voit offrir ici un traitement particulièrement original, et c’est la grande réussite de ce livre. De plus, l’auteur a la bonne idée de mélanger science et poésie, puisque le Grêlon le plus important du roman se trouve être Arthur Rimbaud — enfin, l’un des Arthur Rimbaud : il a été photographié plusieurs fois dans sa vie et est donc descendu du Nuage à plusieurs reprises ! —, en mal d’inspiration, malgré la pression pour un poème, rien qu’un petit poème. C’est son œuvre qui constitue le fil rouge du livre, avec nombre de citations (pas forcément identifiées) dans le corps du texte, ou à l’origine de noms liés aux Grêlons, comme le logiciel Paix des Rides pour la gestion des arrivées selon les dates de prises de vues historiques.
La narration à la première personne, par contre, semble moins réussie. Certes, on suit au début avec plaisir les aventures du groupe d’amis, relatées avec beaucoup de naïveté et une touche de couleur locale du Sud agréable. Elles alternent avec des courriels et des mémos officiels ; ceux-ci montrent l’attitude secrète des pouvoirs publics face à la vague des arrivées d’une population dont ils ne savent quoi faire, excepté pour certaines personnalités en vue dont il convient d’exploiter la célébrité. Au fil de l’ouvrage, cependant, une certaine lassitude s’installe devant le peu d’évolution dans le langage du narrateur, qui pourtant finit par obtenir son bac, fût-ce au rattrapage. Heureusement, l’habile construction du roman, très intertextuelle et très documentée sur l’histoire de la photographie, ainsi que la situation de départ à la fois grave et cocasse permettent de maintenir l’attention jusqu’au bout. Car il y a dans ce texte d’anticipation une véritable réflexion sur la place de l’autre dans nos têtes, tant du point de vue individuel que collectif.
Olivier Mak-Bouchard, Le Temps des Grêlons, Le Tripode, ISBN 9782370553188